La photographie est l'art de mourir, pour mémoire
« Que désiriez-vous? fit rudement la femme qui, à peine entrée dans la chambre, était revenue se planter devant lui, pour l’examiner bien en face…. » Crime et châtiment, Dostoïevski.
Jean François Leroy, Directeur Artistique de l’espace dédié au photo journalisme et au reportage à la Grande Arche de la Défense, présente sur 1200 mètres carrés, quelques 255 photographies de Guillaume Herbaut, dans une puissante exposition.
L’exposition se structure en quatre moments importants, Tchernobyl, la première catastrophe Civile nucléaire après Nagasaki est une exposition à soi seule, première partie suivie de Weapons Shows, huit tirages monumentaux occupent l’espace central, suit Ukraine, de Maïdan au Donbass, les combattants, enfin, L’ombre des vivants, Memento Mori, Albanie. La scénographie est claire, l’espace de lecture des photographies très confortable, une priorité est donnée au montage, de « grandes pages » faisant penser pour la partie finale à un livre.
Michel Poivert, historien de la photographie, introduit ainsi l’exposition: ” Mais Au témoignage direct sur l’événement, il (Guillaume Herbaut) superpose l’élaboration de scènes dignes de récits légendaires. Pour construire cet ambitieux projet, il s’immerge dans les temps et les espaces de la grande comme de la petite Histoire où l’humanité fait face à son destin. Gloire technologique (le nucléaire), instruments du pouvoir (les armes), souffle démocratique (révolution en Ukraine) se heurtent au péril sanitaire, à la cupidité morbide et aux affres totalitaires. Herbaut photographie la chute de l’Empire contemporain.”
Même si le jeu des fascinations nourrit le lien entre ces territoires violents et la personnalité singulière du photographe, celui ci fait oeuvre dans et par le projet journalistique, à froid, à distance des événements passés, dont les résonances multiples, ondes de choc n’ont cessé de tarauder l’esprit du temps, de brandir les catastrophes, ici spécialement nocives, pour décrire frontalement une réalité spectaculairement négative. Rationnel et irrationnel construisent un récit allégorique de l’âme humaine, paradoxale, toujours en quête de rédemption. S’il est question ici de cruauté et de souffrances, il est aussi question de justice, de révoltes, de santé publique, de préservation et de droits. En creux, ce n’est plus la question du bonheur qui se pose mais la possibilité de survivre.
« Il n’y a pas de bonheur dans le confort, le bonheur s’achète par la souffrance. » écrit Dostoïeski » l’homme ne vient pas au monde pour être heureux. l’homme gagne son bonheur, et toujours par la souffrance. il n’y a là aucune injustice car (…) la conscience (…) s’acquiert par l’expérience « pro et contra », que chacun doit assumer…. » in Carnets à la préparation de Crime et châtiment.
Il semble que tout l’Est de l’Europe soit soumis à la fois à la déliquescence de toute la société et à l’incurie des structures d’état comme à l’imprégnation historique de l’âme russe, loin du positivisme européen. Guillaume Herbaut a investi ces territoires en grande tension pour témoigner de leurs progressions. Un glissement se fait au fil de l’exposition vers une forme objective de cauchemar. Un théâtre de situations se constitue de la matière même des regards, des visages, des corps, des lieux pris dans le champ photographique. Un hors champ ne cesse de faire sourdre l’approche du danger, de l’inéluctable, de la peur, c’est pourquoi les longues légendes les situent dans un cadre de compréhension patent. Sans cela, il ne serait pas possible de situer le réel auquel se rapporte ce qui est ainsi montré. Cette rationalisation est un vecteur de lecture et de construction du récit photographique, démesure constante, que la population ukrainienne soit divisée dans une guerre civile, que L’Albanie soit gangrénée par tout un système mafieux et criminel ou que de petites gens réinvestissent le périmètre interdit autour de Tchernobyl, il est ici question de l’invisible progression de la mort et de la disparition de la « civilisation ».
Homo Politicus certainement, homo Universalis tout autant, Guillaume Herbaut, livre une un récit tragique et angoissant, procès de la Raison contre la Folie, l’outrance, le chaos, dans une attitude panique d’un éclair sidérant. ( Panique, désordre, chaos, brutalité amoureuse gorgée de fécondité et surtout part immense de démesure et de rêve. ) Il est question de cette sidération, hantée par le drame, faisant paraître nombre de protagonistes, saisis dans l’action de leur rôle. Ni pathos, ni sympathies particulières n’entrent dans le corps de l’image, mais une distance liée à ce théâtre de situations, en bien des points hors des simplifications convenues.
Face à l’obscurcissement de la vie, une réflexion et une distance sous tendent l’oeuvre. Un rapport au réalisme nourrit en permanence l’ombre de cette photographie dédiée à l’action, hante le hors champ, se dissimule et conduit le photographe dans une sorte de rêve éveillé ou de cauchemar, dont les liens de causalité sont devenus imperméables à la raison. Guillaume Herbaut s’immerge dans la matière fébrile de l’absurde et du mal, sans sourciller, fait face, pour regarder dans les yeux cette réalité qui fuit vers le non sens, traboules obscures et secrètes, nauséeuses, macabres, cercles rouges où la raison, devenue incertaine bascule vers le drame. La mort, invisible présence, habite l’image, c’est elle qui se perçoit sur les portes de Tchernobyl, dans les rues sombres, par le jour éclatant, dans la boue ukrainienne ou les intérieurs albanais.
Il est ici question de la chronique aléatoire d’une disparition de l’humain, d’une dissolution de l’être et de la société, d’une chute vers la barbarie, d’un aveuglement de l’ histoire qui ne cesse de s’enflammer sous l’assaut permanent des conflits, dont, curieusement, il est impossible de s’extraire. Le monde est à feu et à sang. Construire cette mémoire, titre de l’exposition, est devenu un fil rouge nécessaire à une forme d’acceptation, de travail à la compréhension de celle ci, comme au fait de pouvoir en témoigner dignement, alors qu’alentour tout est corrompu ou presque et que le ciel chavire vers la nuit. Sans doute le photographe subit il cette lente descente aux enfers, sans doute aucun trouve t-il en lui la résolution nécessaire et l’énergie de sortir du cauchemar en gardant bien ouverts les yeux, dans une tentative d’évitement et d'»escape ».
Quand retombent les événements, la rigidité du cadavre du cadre social à l’Est apparait dans sa décomposition, la société est soumise au chaos et à la haine, l’esprit se voile, un vaste réseaux de dominations se déplace dialectiquement du plus fort au plus faible, dans une forme d’aveu et de consentements partagés. Les énergies se polarisent.
Guillaume Herbaut fait œuvre, il travaille à une compréhension et à une distance pour construire cette mémoire essentielle, faite de constats; les disparitions creusent l’appel du vide devant tout ce et tous ceux qui ne sont plus. Le photographe est engagé humainement dans un tissu de relations et d’affects, qui ont construit son implication de témoin et d’homme en lutte avec l’absurde. Son témoignage est une recherche, plus, une exhumation de la preuve visuelle du ça a existé, décrit par Barthes comme le noème de toute photographie…
L'humanisme cartésien des Lumières se confronte à la perdition de l’âme russe et de ses extravagances, de ses outrances, de ses injures, de son orgueil, de sa démesure, dans un constat de toute puissance incontrôlée, ce qui est aussi la marque de l’Amérique de Trump, un glissement constant vers l’abîme.
Guillaume Herbaut n’évoque pas, il pointe, montre, s’avance en plein champ, rend compte autant de la lumière et du temps qu’il fait ce jour là que des êtres qui sont en première ligne, d’un côté ou de l’autre, dans ce qu’ils sont pour eux mêmes en eux mêmes, sans jugement, dans l’action qu’ils portent sur le monde, victimes ou bourreaux, peu importe, les forces sont au combat, la violence est énergie et le théâtre déborde maintenant d’acteurs…. L’ hystérie, la folie enflamment le tissu social et le terrain politique. Chacun sa vérité. La guerre est avant tout un procès de l’identité et de la survie.
On pense à Brecht pour cette distanciation salvatrice dans le traitement de la folie meurtrière qui se joue maintenant en chacun, drame devenu personnel, exsudant les fantômes et à Platon, dans ce mythe de la caverne… un théâtre d’ombre fascinant, pourrait on écrire, à l’enjeu primordial, quand les ombres projetées sur les murs accouchent des simulacres et que le faux semblant s’impose comme vérité, jetant les protagonistes dans la souffrance et la mort. La voie du sacrifice est contre-nature, l’éveil de la Raison de l’Homme est oubliée, Il faut brûler, s’enflammer ou se soumettre, tels semblent les choix possibles. Nul pardon, nul retour en arrière ne peut se faire, une fuite en avant, mécanique, dispose des destins individuels et collectifs. Les ombres ont cette raison funeste et fascinante qui les empêche de s’arracher à elles mêmes, dans un retournement furieux de conscience et de refus de la Barbarie, qui leur ferait comprendre leur vraie nature, salvatrice, hors du champ de la fascination et du drame. La portée métaphysique de la rédemption se trouve toujours en ces églises où l’on suffoque. Le baroque est aussi dans le meurtre.
Paradoxes de l’énonciation, une conscience panique jouit de l’énergie du chaos et veut en même temps s’en extraire, la fascination sous tend ce qui la déborde dans un abandon de maitrise apollinienne. L’oeil du photographe chasse l’invisible, la déliquescence, mesure l’altération des bâtiments, photographie les portes de la cité interdite évacuée, les associe dans une grande composition frontale, métaphore de la clôture de l’esprit, chasse les ombres qui hantent ce territoire au bout de la mémoire. Ce regard cherche un rapport signifiant métonymique, dévide le travail de la mort par les corps malingres, qui gisent dans l’abandon et la solitude, la crasse, loin de toute dignité. Ce sont les invisibles…
Que ce soit la ville interdite de Tchernobyl, les protagonistes du conflit russo-ukrainien, les effets meurtriers de la peste albanaise, Guillaume Herbaut trace, par ses micros instants, le funeste d’une humanité vouée à la prédation et au meurtre, vérité éclatée qui ne cesse de proliférer devant la fuite insolite du sens du mot civilisation, au bord de sa dissolution. Agi par ces preuves que le réel ne cesse de produire devant son regard, Guillaume Herbaut rend compte, en homme simple et indigné.
Guillaume Herbaut vit cette réalité amère. Il cherche un point de rupture à son envahissement nerveux. Ces durées, ces tempi éclairent en douceur un accouchement au féminin de l’image qui se forme dans le temps précis où elle parait. Elle n’est jamais fascination morbide, collée à son sujet mais aveu de la vie. Elle n’est pas le signe par lequel s’affiche la mort, jamais délirante, tout au contraire, sa simplicité est le signe d’un lien direct qui établit, rapporte, raconte, c’est précisément un récit. Tout le corps de l’image devient vibrant, scintillant, clair, augmentant la portée de ce qui est capté, retenu, indistinct et avéré, comme si ce regard, profondément relais de toute la volonté et l’involonté du photographe, se déportait vers un tout perceptif.
Il est question ici d’eidétique, (La mémoire eidétique [εjdetik], mémoire photographique, ou mémoire absolue, est la faculté de se souvenir d’une grande quantité d’images, de sons, ou d’objets dans leurs moindres détails.) Il est étonnant de pouvoir sentir à travers les photographies de Guillaume toute la réalité traversée et d’avoir le sentiment d’une simplicité, parce que tout y est donné, un tout s’y inscrit, visible et invisible, mort et vie, apparitions et disparitions.
L’accession à cette évidence formelle et claire, le recours à une narratologie, la volonté de situer systématiquement tout le hors champ de chaque prise de vues, le mouvement des situations, permet de concentrer l’image vers un point d’enregistrement essentiel, à la fois de ce qu’il se passe autour et au delà de sa propre présence. Convergent deux intentions, deux occurrences, pour établir le « miracle » de chaque image. Certaines photographies grandissent la mémoire dans un rapport à l’imaginaire, deviennent symboles, la jeune femme au torse nu, combattante, est une statue de la liberté, l’enfant avec sa cape remontant de dos un chemin d’hiver est un Poucet perdu, Éloquences.
Au coeur du sens que les démocraties occidentales accordent au projet journalistique et aux regards que toute société semble vouloir opposer aux régimes politiques durs, en réponse aux horreurs du monde, à tous les conflits qui font entrer l’horreur dans le cauchemar, des hommes s’impliquent et agissent pour témoigner, retenir l’histoire aux rais de l’image, et construire cette mémoire si poreuse, par mauvais temps.
Que dire du témoignage de Guillaume Herbaut, si ce n’est qu’il est exemplaire sur le plan du courage et de la persévérance, qu’il arme l’esprit sans le faire succomber au pathos et à l’atermoiement; essentiel quant à la qualité tant de sa photographie que dans ce dont il témoigne, un regard émancipateur est en acte, nous en sommes plus aguerris, plus conscients… Cette exposition est un choc, les enjeux qui s’y dessinent sur le plan humain, une catastrophe. La photographie est bien l’art de mourrir… à soi-même dans ces territoires de l’absurde. Mais qu’en est-il ici, au juste, vraiment?
Pascal Therme le 21/02/18
Guillaume Herbaut - Pour mémoire -> 13/05/18
Grande Arche de la Défense - parvis de la Défense - Puteaux
Guillaume Herbaut, né en 1970, vit et travaille à Paris. Parallèlement à des commandes pour la presse, son travail documentaire le conduit dans des lieux chargés d’histoire dont il interroge les symboles et la mémoire afin d’en révéler les drames invisibles : Tchernobyl, Auschwitz, Nagasaki, etc., et plus récemment le conflit en Ukraine. Ses photographies ont été exposées au Jeu de Paume, à la Maison rouge ou encore dans de nombreux festivals. Il a reçu plusieurs récompenses, dont deux World Press, un Visa d’or, le prix Niépce 2011 et, en 2016, le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, catégorie web journalisme, pour son carnet de route en Ukraine produit par Arte Info. Il vient de publier 7/7, l’ombre des vivants aux éditions de La Martinière.
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