Grandeur et décadence du Viet-Vet à Vegas
La quête mémorielle d’un vétéran du Vietnam marginalisé et extrêmement touchant.
Hoyt Stapleton, vétéran du Vietnam et héros singulier des «Oiseaux morts de l’Amérique», vit avec Matthew McMulligan et Steven Myers dans un no man’s land en périphérie de Las Vegas, dans des canalisations d’évacuation et de collection des eaux, à seulement quelques encablures de la débauche de lumières et paillettes clignotantes du Strip, au cœur de cette ville si factice qu’elle a «la capacité singulière de nous laisser croire à notre propre irréalité», comme l’écrivait Bruce Bégout dans «Zéropolis» (éditions Allia, 2002).
Enrôlé parmi une unité spéciale au Vietnam qu’on appelait les «rats des tunnels», chargé d’explorer les galeries souterraines où s’abritaient les combattants viêt-côngs, l’expérience de Stapleton, et son impossible réinsertion dans une vie normale, rejoint celle de ces compagnons, anciens marines en Irak traumatisés à vie, héros déchus de l’Amérique semblables à ces oiseaux qui chutent, leurs ailes comme abîmées en plein vol.
À l’irréalité des néons de Las Vegas s’oppose celle d’Hoyt Stapleton et de ses compagnons d’infortune, en exil permanent dans la société civile, dans cet état résiduel de guerre que Tim O’Brien a évoqué de manière saisissante dans «À propos de courage» (1990, traduit en 2011 pour les éditions Gallmeister).
«Las Vegas, se disait-il, ou du moins cette partie-là du boulevard, pouvait tenir tout entière dans cet amalgame d’odeurs écœurantes et sucrées qui l’agrippaient aux narines et à la gorge dès qu’il passait devant les portes des gigantesques hôtels-casinos, répliques de New-York, Paris, Louxor ou Venise, avec tour Eiffel, canaux et palais des Doges, Sphinx et pyramide, et lui donnaient une furieuse envie de vomir. Une ou deux fois d’ailleurs il s’était éclipsé dans une rue perpendiculaire – étrange, avait-il noté au tout début, comme il suffisait de quelques mètres pour sortir du décor et atteindre une sorte d’arrière-monde obscur et neutre, gris, banal, alors que tout près le show lumineux et bruyant ne s’interrompait jamais – et avait rendu ses tripes.»
Personnage sensible attaché au silence, dessinateur et lecteur de littérature des poubelles, au sens noble du terme, dans cette société factice où livres et poésie ont été depuis longtemps jetés au rencart, Hoyt Stapleton s’évade en voyageant dans le futur en pensée, s’invente «des voyages privés, les plus précis possibles, vers de multiples futurs qu’il explore sans relâche», mais chacun de ses voyages est un extension amplifiée du désastre contemporain sous les signes de la marchandisation à outrance, de la catastrophe écologique et de la pollution devenue insupportable, des guerres technologiques incessantes, des violences urbaines et du renforcement des lois sécuritaires. À chaque «retour», il note dans ses carnets ses observations et les scènes vues, «bribes de dialogues et trames de récits de science-fiction ou d’anticipation qui, mises bout à bout, constituaient selon lui un aperçu tout à fait plausible de ce que deviendrait le monde dans un, dix ou cent siècles.»
«Simplement, se disait-il, parler reviendrait inévitablement à remettre sur le tapis toujours les mêmes horreurs, les mêmes rancœurs, à comparer leurs expériences, à aggraver amertume et dépit. À quoi bon. À cela il préférait les vertus du silence, ou de la parole rare. Aux sauterelles et aux mulots, il réservait quelques mots familiers, qui n’avaient d’autre but que de vérifier que le mécanisme locutoire fonctionnait toujours.»
Avançant dans l’existence, lassé du spectacle des catastrophes et des dévastations, il imagine de se retourner enfin vers le passé, au début des années 1950, pour retrouver, à petits pas, le gamin timide et maladroit qu’il fut, sa mère aimée et son père inconnu, pour revoir et ressentir l’existence quotidienne et les arrachements de son enfance.
«Le temps passait et, dans ses voyages vers le futur, il arpentait toujours les mêmes villes et paysages désolés, dévastés.
C’est normal, pensait-il alors. C’est normal parce que c’est l’image de ce que je porte en moi. Je suis vide. N’ai rien à l’intérieur. Je suis mort du dedans. Mon cerveau est un champ de ruines, une ville fantôme peuplée de débris. Une forêt percée de tunnels où règnent le silence et la mort.
Mais tout était en train de changer. A présent, il avait rebroussé chemin. A présent il y avait cette cuisine de 1950, où il lui semblait revivre un peu.
De plus en plus, pour lui, le futur disparaissait derrière l’horizon, tandis que le passé, lentement, prenait chair.»
Sur fond de cet envers du Strip, «royaume du factice, du vide et du désespoir monnayé», sur fond des portraits poignants, sans misérabilisme, des vétérans et SDF, laissés pour compte aux marges de l’Amérique après l’avoir servie, le cœur des «Oiseaux morts de l’Amérique» se cristallise autour du retour de la mémoire de Hoyt Stapleton, au fil de ses incursions dans un passé vibrant de l’odeur fraîche de sa mère et de l’herbe coupée, du bonheur et des chagrins de son enfance. Retournant vers le printemps de sa vie, il explore le tissu troué et les spectres de son passé, et voit resurgir les souvenirs enfuis comme les vols des oiseaux jusqu’à celui, terrible et fondateur, où se nouent tous les fils du roman.
La lecture des poèmes de John Keats, de William Blake ou de T.S. Eliot semble faire écho aux émotions et voyages temporels de Hoyt Stapleton, héros mélancolique et lumineux de ce roman superbe paru en janvier 2018 chez Actes Sud.
La librairie Charybde (129 rue de Charenton, Paris 12ème) sera exceptionnellement ouverte lundi 5 mars en soirée, car nous aurons le plaisir d’accueillir Christian Garcin à partir de 19h30 pour une rencontre-dédicace autour de cet ouvrage et de ses textes précédents.
Christian Garcin - Les Oiseaux morts de l'Amérique - éditions Actes Sud
Charybde2 le 22/02/18
l'acheter chez Charybde ici