A Puget Sound, la littérature au fil de l'eau
Voile, famille, épistémologie et amour. Un roman exceptionnel.
Einstein n’était pas un grand navigateur, et peut-être même pas un navigateur médiocre. Il ne faisait ni courses ni croisières, mais il comprenait cet agréable mélange d’action et d’inaction, le frisson qu’il y a à glisser dans la béatitude scintillante au coucher du soleil. Beaucoup d’entre nous y ont succombé. Sur l’eau, nous nous sentons compétents, exaltés, et le bonheur dure jusqu’au moment où nous débarquons, quand nous trébuchons sur le trottoir, que nous ne trouvons plus nos clés de voiture, que nous nous souvenons que notre jardin est envahi de mauvaises herbes, qu’il y a cinq centimètres de mousse sur le toit, qu’il faut changer les piles des détecteurs de fumée, qu’un rat est mort à l’intérieur du mur et que notre mère aimerait qu’on habite plus près d’elle. Mais nous, nous aimerions nous voir plus souvent sur un bateau aux lignes pures, avec une coque bien propre et des voiles neuves gonflées par le vent.
Suis-je en train de nous comparer à Einstein ? Oui. Les voiliers attirent les cinglés et les génies, les romantiques auxquels leurs bateaux offrent une image rebelle. Nous succombons à tout cela, mais ce que nous avons du mal à saisir, c’est qu’il ne s’agit pas des bateaux en eux-mêmes, mais plutôt de ces moments inexplicables, sur l’eau, quand le temps ralentit. Toute cette industrie repose sur une sensation, une émotion. C’est rarement le cas, non ?
Entre Seattle et Olympia, la famille Johannssen est une légende vivante du Puget Sound : au cœur de ce paradis de la régate américaine et canadienne : descendants d’émigrants islandais, le grand-père est architecte naval autodidacte, le père est fabricant de voiliers, la mère, professeur en mathématique et physique au lycée, fournit éventuellement les soubassements théoriques à leurs intuitions de terrain, tandis que les deux fils, très jeunes, sont déjà d’émérites régatiers, surpassés toutefois par leur petite sœur, qui « sent » mystérieusement d’où viendra le vent avant qu’il ne se manifeste. Lorsque certaines circonstances particulières (que vous découvrirez en temps utile) provoquent l’explosion de la famille, les dysfonctionnements en apparaissent au grand jour.
Elle continuait à regarder le ciel, le poids du corps vers l’avant, penchée vers le côté du bateau où la voile pendait mollement. Puis ça devint encore plus étrange : les seules rides visibles sur le lac apparurent soudain devant sa proue. Bernard et moi nous agitâmes furieusement, mais nous étions trop loin pour profiter de sa bouffée d’air privée, qui disparut de toute façon rapidement. Toujours est-il que cela lui avait permis de nous doubler et de contourner la marque au vent, où sa magie se manifesta de nouveau sous forme d’ondulations qui apparurent cette fois derrière elle. Elle fit alors pivoter sa bôme et bascula tout son poids vers l’avant pour alléger l’arrière du dériveur et limiter la résistance en barrant avec ses orteils désormais, sans se soucier apparemment de son cap, les yeux toujours fixés sur le haut du mât, tandis que ces mini zéphyrs se levaient et mouraient juste dans son dos pour la pousser vers la ligne d’arrivée. De loin, son bateau ressemblait à une embarcation sans marin ni moteur qui glissait sur l’eau dans un calme absolu, tandis que, de guerre lasse, Bernard et moi contournions la marque au vent en pataugeant. Sans dire un mot. Grumps lui-même demeura muet.
Douze ans plus tard, par la voix et les yeux de Josh, l’un des deux fils devenu réparateur de bateaux, à voile ou à moteur, Jim Lynch nous entraîne parmi les diverses tribus de voileux qui hantent les marinas du Puget Sound, faune étonnante que réunit sans doute la passion de la voile et du bateau, parfois aussi l’échouage progressif de leurs vies désormais à marée plus ou moins basse. Pour reconstruire l’histoire de la douce déliquescence familiale, en attendant le coup de théâtre d’une improbable réunion d’ensemble à l’occasion d’une dernière Swiftsure, la traditionnelle et gigantesque course à handicap qui rassemble tous ce que ces eaux comptent de voiliers, affûtés ou non, « Face au vent », quatrième roman de l’auteur, publié en 2016 et traduit en 2018 chez Gallmeister par Jean Esch, mobilise beaucoup d’humour, beaucoup de bienveillance et un don d’observation particulièrement acéré sur ce qui se dissimule derrière les abords souvent bourrus de ces passionnés parfois si exclusifs.
Obéissant, j’ai serré la grosse main soyeuse de Randall P. Dodd, qui était en fait le propriétaire du Carver de seize mètres fracassé, amarré près de la clôture. Comme je n’allais pas tarder à l’apprendre, la crise de la cinquantaine de Dodd l’avait poussé à se mettre au yachting et à engloutir tout son argent dans ce mastodonte qu’il avait modestement baptisé Goliath. Cadre technique, il avait commandé tous les gadgets électroniques existants, jusqu’à ce que son skipper informatisé puisse pratiquement piloter son yacht d’une marina à l’autre. Mais lors de sa troisième sortie – durant une poussée d’orgueil postcoïtal alimentée au single malt – Dodd avait débranché le pilote automatique et tenu la barre pour de bon, jouissant de son sillage impérial et du vrombissement de son moteur twin 450 qui sniffait 180 dollars de gas-oil à l’heure, et il fonçait presque à plein régime, debout sur son fly-bridge tel Zeus, quand le sonar s’était mis à sonner. Je l’emmerde, s’était-il dit. Il voyait sacrément bien où il allait, au moment où son joujou de vingt-trois tonnes avait percuté le pourtant bien signalé mais immergé Wyckoff Shoal à une vitesse de dix-sept nœuds, éventrant la transmission et projetant Candi – sa maîtresse – à l’autre bout de la cabine en dessous, lui brisant la clavicule gauche.
« Face au vent » est une histoire rare, une merveille d’intelligence émotionnelle au service de la quête des secrets discrets d’une famille décidément pas tout à fait comme les autres, et une ode exceptionnelle à la mer, à la voile et à la course. Partageant par exemple avec le si beau « Nord-nord-ouest » de Sylvain Coher une réelle sobriété de bon aloi dans sa description des éléments marins, même lorsqu’ils se font hostiles, ce roman bénéficie d’une technicité à toute épreuve, qui sait rester alerte et digeste de bout en bout (et que la traduction rend parfaitement, avec précision et élégance), qui rappelle celle des superbes thrillers nautiques (hélas non traduits en français) de Sam Llewellyn, tels « Dead Reckoning» (1987),
« Bloodknot» (1991) ou « Black Fish » (2010). Ne sacrifiant ni la justesse de son parcours dans un milieu marin technique et beau ni l’épaisseur humaine et complexe de ses personnages quelque peu hors normes, Jim Lynch nous offre un très grand roman, de voile comme de littérature.
De tous les gars, j’étais le seul à faire du bateau. Dans le temps, ils en avaient tous fait, évidemment, mais de nos jours ils ressemblaient à ces barmen qui ne boivent plus. Moi, posséder un bateau ? Putain, est-ce que j’ai l’air cinglé ?
Alors que moi, j’en avais deux : un vieux Star en bois et un Joho 32 plus vieux encore, mai maison flottante. L’un et l’autre étaient serrés comme des sardines dans mon double emplacement au rabais sur le quai A de Sunrise Marina, un assemblage miteux de pontons, de cabanes et de bateaux accroché à la côte ouest de la baie, à dix minutes de vélo du chantier.
Face au vent de Jim Lynch, éditions Gallmeister
Charybde2 le 17/01/18
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