Le spectaculaire rusé d'Eric Arlix avec Golden Hello
Quatorze fragments de réalité et de surréalité radicales, chantant en grinçant le contemporain qui nous broie, mieux que bien des essais.
Georges stoppe le véhicule et se rend à l’arrière de la fourgonnette, il ôte la cagoule de Christophe, le regarde droit dans les yeux en souriant avant de lui enfourner dans la bouche deux pains au lait, une demi-tablette de Galak et de lui donner à boire. Durée du repas trente-neuf secondes.
Georges redémarre à vive allure, il lui reste du kilomètre à avaler, la moitié de l’Europe à traverser, des escales bien préparées tout le long du voyage les attendent, des visites d’usines détenant les records de sites les plus polluants d’Europe, toutes dans le Dirty Thirty, d’un autre âge industriel, des ateliers sordides, des mines de charbon à ciel ouvert, les plus rentables, générant des paysages gris en attendant d’être reconverties en bases de loisirs à la con à la fin du filon, des abattoirs répugnants où seuls des zombies peuvent travailler, des champs de choux à perte de vue avec des esclaves à genoux, des bidonvilles et des baraquements pour loger des travailleurs sans papiers, aussi grands que des quartiers, un bon panorama de l’idiotie et de l’exploitation de tout. Georges, satisfait de ce début d’aventure, de ce périple européen avec Christophe qui se tait à l’arrière de la fourgonnette, heureux des préparatifs de ce kidnapping-croisière, enchanté d’avoir eu le courage de franchir le cap, de se réaliser pleinement, enfin. (« Un enlèvement »)
Éric Arlix, dont on avait tant aimé, par exemple, « Le monde Jou » (2005), et dont on avait tant apprécié le formidable travail aux éditions ère et à la rédaction en chef de la revue TINA, nous offre en ce mois d’octobre 2017 un nouveau texte, « Golden Hello », joliment rusé et spectaculaire. Sous le signe ambigu de la prime de bienvenue, symbole haut en couleurs quoique le plus souvent discret du mercenariat capitaliste généralisé, et peut-être bien l’une des pratiques les plus emblématiques d’un certain art de dissoudre la collectivité, l’auteur tisse quatorze fables contemporaines dans des registres fort variés, chacune traquant en huit ou dix pages les lignes de fuite possibles de situations contemporaines apparemment bordéliques, mais en réalité souvent extrêmement bien orientées.
Des managers de haut niveau, qui ne tarderont pas à se lancer en politique, se sont longuement préparés pour ce raout où ils devront confirmer tout le bien que leurs réseaux pensent d’eux et badigeonner cet événement sans précédent de leur charisme incontestable, de formules toutes prêtes, de promesses intenables délivrées avec tout le sérieux nécessaire. Quelques artistes concentrés se sont forcés à venir, concession obligatoire, pour une fois, à leur carrière qui ne décolle pas, ils sont plutôt mal à l’aise et très vite intrigués par cette nouvelle marque de vodka biologique, les jus d’herbe ils connaissent déjà. Des délégués territoriaux d’importance sont également présents, leurs équipes pendues à leurs basques, leurs budgets conséquents pour l’année à venir les font parader et attirent, en grappes autour d’eux, de nombreux prétendants déjà au travail. Des capitaines d’industrie – collectionneurs coréens, russes, sud-africains, grecs, polonais – confirment, s’il en était besoin, l’importance de l’événement, il fallait y être, ils y sont. Des incubateurs, des professeurs de zumba, des data scientists, des développeurs android trinquent avec des coachs Beachbody, des champions du monde de hard bat, un dude inconnu en pyjama dont on suppose qu’il s’agit d’une star internationale de J- ou de K-pop jouant sur la notion toute relative, en ces circonstances, d’incognito, ou bien d’un jeune sportif saoul ayant tenté une aventure anthropologique inattendue, pour une fois. (« Un cocktail »)
De rapt de cadre supérieur pour un tour d’Europe improvisé des friches industrielles les plus sinistrées (« Un enlèvement ») en youtubage publicitaire volontaire pour des œufs chocolatés et leur surprise plastique à deux sous (« Une vidéo »), de rassemblement artisanal des fans d’une série télévisée mythique et oubliée (« Une convention ») en soirée d’inauguration d’un nouveau musée (« Un cocktail »), de bureaux de maîtres du monde juchés en haut de tours à Dubaï, en bel écho à Mike Davis (« Un poste à pourvoir ») en tourisme survivaliste acéré, évoquant les peurs feutrées mises en scène par Hugues Jallon (« Une balade »), de migrations méditerranéennes terribles et désabusées (« Une traversée ») en rythmes et rites organiques, organisés et assujettis à la consommation (« Une supérette »), de marketing agro-alimentaire atypique (« Un plat ») en échappée mystico-scientifique dans le résolument improbable et pourtant nécessaire (« Une rencontre »), de cannibalisation morbide des liens humains en réseaux sociaux (« Un hashtag ») en simulacre habile de retour paradoxal au « Monde Jou »comme échappée constructive, peut-être (« Un projet ») et enfin en préparation possible à une éventuelle apocalypse (« Une situation »), Éric Arlix nous propose un impressionnant concentré de fantasmes dominateurs et de pernicieuses stupidités marchandes, comme de résistances, futiles ou essentielles, extrayant de son verbe descriptif et de son ton bien particulier (issu du vraisemblable calcul d’une distance ironique justement millimétrée) les bribes précieuses de thématiques que l’on trouverait éventuellement développées, sous d’autres formes, dans d’autres textes essentiels du moment, comme « La toile » de Sandra Lucbert, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet, « Des châteaux qui brûlent » d’Arno Bertina, ou encore l’œuvre collective du recueil de nouvelles « Au bal des actifs ». Et tout cela avec une redoutable causticité poétique qui évoque aussi les fulgurances de Jean-Marc Agrati.
Une collectionneuse russe semble avoir enfin compris la signification précise du mot impôt tout en enchaînant les shots de vodka biologique et ses rires gras pourrissent la liberté individuelle des personnes présentes dans cette salle, elles lui sourient tout en l’imaginant dépecée et suspendue dans le hall par des filins métalliques. Des jeunes libertaires contestataires sans cesse énervés ont réussi à figurer sur la liste des invités par des stratagèmes somme toute faciles étant données leur couverture et les personnes qu’ils fréquentent, ils sont indignés par ce qu’ils voient, ils regrettent, bien que cela soit contraire à leur mode d’action, de n’avoir ni l’expertise ni les fournisseurs adéquats pour porter autour de leur taille, lors de cette soirée, une ceinture d’explosifs. (« Un cocktail »)
Ce petit livre particulièrement précieux, concentré de cette grâce efficace chère à Jérôme Leroy, a été mis en musique et en voix, sur plusieurs scènes de France et de Belgique, par Éric Arlix, Serge Teyssot-Gay et Christian Vialard (j’ai eu la chance d’assister à la première répétition générale, il y a quelques mois, à l’excellent lieu culturel Mains d’Œuvres de Saint-Ouen – qui, rappelons-le, est menacé aujourd’hui : on peut signer au passage la pétition, ici). Une soirée de célébration de la parution et de lecture discussion est organisée à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le vendredi 20 octobre 2017 à partir de 19 h 30.
Eric Arlix Golden Hello éditions JOU
Charybde2 le 25/09/17
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