Réédition d'un chef d'œuvre de Paul Beatty : Slumberland

Après avoir obtenu la note maximale à l'examen d'entrée à UCLA, un jeune africain-américain (DJ Darky), jugé non « convenable » pour intégrer les programmes de recherche en aérospatiale, se retrouve dans une Académie de musique. Grâce à sa mémoire phonographique, Ferguson Sowell crée le beat parfait. Mais il sait que seul le Schwa, musicien de génie qui a disparu, saura l'utiliser. La quête du Schwa commence alors et le conduit à Berlin Ouest, peu de temps avant la chute du Mur. Ferguson Sowell devient DJ au Slumberland, haut lieu multiculturel de la capitale. Un roman musical, loufoque et foisonnant toujours nourri en arrière-plan par des questions ethnique et politique qui va reconstruire le Mur de Berlin à sa manière hautement jouissive. La seule !

Réédité dernièrement par les éditions Cambourakis, ce roman est une avancée musicale sur l'histoire de la musique black, des 60's free à l'aujourd'hui techno, en revisitant l'histoire afro-black et ses enjeux. L'encyclopédisme dont fait preuve Beatty et assez hallucinant qui a tout entendu et sait choisir merveilleusement ce dont il parle. Et ce, autant musicalement que politiquement avec unhumour féroce. Le livre tire des larmes à ce propos. Mais de joie.

« Nous autres, Blacks, nous naguère éternellement dans le coup, le peuple de l’immédiateté par excellence, véritable Temps universel, sommes désormais aussi obsolètes que les outils de pierre, le vélocipède et la paille en papier, les trois roulés en un ? Le Noir est maintenant officiellement humain. Tout le monde le dit, y compris les Britanniques. Et si personne n’y croit vraiment, ça n’a pas d’importance ; nous sommes aussi médiocres et banals que le reste de l’espèce. […] L’identité noire, c’est du passé, et moi, pour ma part, je ne pourrais m’en réjouir davantage, parce que désormais je suis libre d’aller au centre de bronzage si j’en ai envie, et j’en ai envie. »

De Berlin, DJ Darky pose un regard lucide sur son pays. Il n’y a aucune mise en accusation, mais un constat plutôt ironique. DJ Darky se considère « comme un réfugié politico-linguistique. » L’Amérique est un pays où l’on emploie un mot pour un autre où l’on dit nonplussed (“interloqué”) pour dire “nonchalant” et où on ne parle plus que par euphémismes. Les mots ne sont plus que des coquilles vides, des signifiants sans signifiés :

L’Amérique est perpétuellement en train de composer des formules creuses telles que keeping it real, intelligent design, hip-hop generation et first responders pour travestir le vide et la banalité.
— Paul Beatty

Même la chute du Mur lui fait dire ceci :« Ma patrie adoptive était encore un pays introspectif, mais une nouvelle ère commençait ; au lieu de se regarder le nombril, le pays fixait ses grosses couilles historiques poilues. Il régnait un véritable sentiment de joie et d’accomplissement. »

Slumberland est un livre d’une grande richesse. Les ramifications de l’histoire sont nombreuses et font intervenir une foule de personnages qui tentent, comme ils le peuvent, d’être heureux dans un monde où il n’y a plus guère d’idéaux, où seul l’art, en l’occurrence la musique, fait encore sens. Ainsi en est-il par exemple de Doris, la barmaid du Slumberland, un temps la maîtresse de DJ Darky et de Lars, un critique musical, alcoolique au point de se mettre dans le rectum des tampons ayant macérés dans l’absinthe, la vodka ou le gin. Il se balade avec sa collection afin d’être ivre sans que cela ne se sente à son haleine…

Un vrai roman qui mord et vous laisse pantois à sa toute fin, avec l'envie de faire de la musique ou de réécouter soudain Sun Ra ou Benoît Delbecq… Le personnage du Schwa étant un mix de Bill Dixon et de Sun Ra. 

Maxime Duchamps, le 20 juin 2017

Paul Beatty Slumberland, éditions Cambourakis

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