« Si à 19 ans t’as pas créé ton appli smartphone, t’as raté ta vie. » Par la revue Frustration
C’est en l’an 0 après Jacques Séguéla que les choses se sont clarifiées. On se souvient de la Rolex à 50 ans, définition ultime du succès social à droite. Réussir c’est avoir de l’argent, beaucoup, une belle femme mannequin avec des actions par centaines et, si c’est possible, être le patron. Réussir, c’est plus que gagner sa vie, c’est vivre la gagne.
Mais, tonton Séguéla, toi qui conseillais le PS avant de finir à l’UMP, dis-nous comment c’est si on reste à gauche ? C’est très simple mes petits : quand à droite, être au top c’est « avoir un tableau de maître », à gauche, s’accomplir c’est « créer son propre tableau de maître ».
La discrimination sociale de gauche met en effet un point d’honneur à faire le distinguo entre le petit-bourgeois « créateur » et le prolo « consommateur ». Le premier est actif, inventif, dynamique et jeune, le second passif, pas très intelligent, mou et tout rabougri. Le premier marque le monde de sa patte jusqu’à 3 h du matin pendant que l’autre mate la télévision sur son canapé en se couchant avec les poules.
« Si à 19 ans t’as pas créé ton appli smartphone, t’as raté ta vie. »
Voilà pour le résumé. Cette injonction à créer se manifeste partout. Au travail, on nous demande d’être « force de proposition », d’avoir des « projets », des « idées », des « concepts ». C’est le management du moment : impliquer les salariés dans l’entreprise parce que, pfff, on ne comprend pas, ils ne se reconnaissent plus dans l’image de la boîte. C’est le moment d’inventer les « brainstormings » de groupe, les « boîtes à idées ». On pourrait croire que ce concept est du côté de l’humain : valoriser l’intellect, pour mettre en avant les qualités individuelles au service d’un collectif « entreprise » et d’un objectif partagé par tous. Mais non, forcer le projet, c’est mettre en concurrence les salariés. Et la compétition directe change la donne, puisque l’on vous demande de travailler contre l’autre, et non plus avec l’autre. « Se dépasser » devient alors un moyen de garder la face auprès de ses collègues. Vous ne tentez plus seulement de bien faire votre travail, vous tentez de trouver des idées novatrices pendant vos jours de repos. La pression augmente, la souffrance psychologique et physique est encore plus forte mais vous tenez bon en espérant que l’idée choisie par vos supérieurs non seulement vous valorisera mais permettra aussi d’améliorer vos conditions de travail. Malheureusement, le concept est plus vicieux que vous ne le croyez, les propositions retenues de ces boîtes à idées n’étant elles-mêmes pas innocentes. Votre collègue n’a pas reçu la médaille de l’employé le plus créatif du mois pour rien : son projet a été retenu parce qu’il contribuera à augmenter les cadences, à réduire vos pauses et à vous surveiller toujours plus.
Marre de subir ces contraintes, peut-être que vous attendez le bon moment pour démissionner et créer votre propre marque ? On vous a bassiné avec ça tout l’été, ça vous a sûrement « donné des idées ». Un exemple, parmi d’autres, tiré du Supplément, programme « en clair » de Canal + : en 2005, Arthur n’était qu’un jeune homme de 22 ans en stage aux États-Unis. Il se retrouve alors confronté à la faillite de la société qui l’employait. Crise. Rebondissement : il retrousse ses manches et se lance dans le commerce de cravates en misant, comme le souligne son site Internet « sur ses bonnes manières françaises, sa vision de l’élégance et son sens de l’humour ». Fort de se succès, il revient en France pour créer sa propre marque de vêtements. Sans l’aide de personne, précise son papa, descendant du comte de Soultrait. Parce que, petit détail qu’on oublie dans l’histoire : Arthur est vicomte et, qui plus est, grand ami de Pippa Middleton, petite sœur de Catherine (vous savez, la femme du prince William). Mais justement c’est un détail, nous dit-il. Sur le site d’information Lyon Capitale, Arthur se défend : « Il est clair que connaître des people est important pour la communication, le côté glamour, mais le plus important reste le travail que l’on accomplit à côté ». Et il rajoute dans Le Supplément : « Vicomte, je ne sais pas ce que ça veut dire ». Passons sur la bagatelle qu’est le nom de sa marque : Vicomte A.
Aidé par personne on vous a dit. Et avec le sourire !
Success story moderne oblige, Arthur n’est pas un entrepreneur de la vielle école : il n’a pas « monté une entreprise » mais « créé sa propre marque ». Ce n’est pas un salaud qui pollue la planète, mais un artiste qui rend le monde plus beau à coup de polos. Il n’a pas laissé la crise lui manger son salaire et sa santé, il s’en est servi pour s’épanouir et rendre son CV plus attractif. Alors qu’est-ce que vous attendez ? Vous n’avez pas assez d’argent pour vous épanouir ? Pas assez de temps pour vous poser et réfléchir ? Vous n’avez pas de réseau ? Quoi ? Vous n’habitez même pas à Paris, capitale de la mode et de la création ? Peut-être que cela ne vous intéresse même pas, qui sait ?
« Si t’as pas déjà fait un reportage-photo sur les Arumbayas, t’as échoué dans la vie. »
Bon, heureusement, sorti du travail et en route pour le supermarché, on vous laisse tranquille. Enfin, c’est ce que vous croyez. Le marketing, usine de récupération des concepts libéraux, a tiré de « l’épanouissement par la création » le principe de la « consommaction ». Ci-joint la révolution : comment redonner le goût d’acheter à des Français un peu pauvres qui ont déjà le Renault Espace, le frigo américain et le labrador ? Inventons le participatif ! Les objets doivent valoriser le côté gauche du cerveau et plus seulement le droit. Dans les supermarchés, les petits pots de yaourt deviennent ainsi customisables tandis que les plats « pour faire comme les grands chefs » pullulent en rayon. En publicité, on demande aux chalands de « concourir » et de créer leurs propres réclames en les invitant à se filmer en train de manger de la pâte à tartiner ou à participer à la vie de leurs marques préférées de fringue en commentant sa nouvelle identité. Le gagnant aura droit à son poids en huile de palme, la grande marque fera des économies en achat d’espaces publicitaires : gagnant-gagnant ? Bien sûr, on atteint des sommets dans les nouvelles technologies : les applications pour « créer facile », comme, au hasard, Instagram et ses mille effets permettant de transformer une photo médiocre en « trop belle photo », pleuvent et s’accompagnent toujours d’une plateforme de diffusion où sont récompensés les plus talentueux. Certains gagnent même leur vie avec ça : vous n’avez plus qu’à, alors faites !
On nous dit que vous êtes célibataire. En plus ! Vous avez du temps à revendre mais n’avez pas transformé votre studio en atelier d’artiste ? Vous êtes sûrement déviant, assurément inquiétant, dans tous les cas un beau perdant. Ayez un projet, cela rassurera votre entourage et prouvera que vous n’êtes pas un délinquant.
On vous aide à ça, alors faites des efforts. Les maisons d’édition se forment en « holding » et multiplient les magazines spécialisés dans le « fait-main », commandés en Pologne et traduits sur Google, non pas en faveur du développement durable, mais pour vendre les objets de leurs partenaires : stickers muraux à coller selon l’envie pour le printemps, sables de couleur pour revivre son été, bougies parfumées à fondre soi-même pour l’automne, plantes à composer en plastique pour l’hiver. Des créations qui n’en sont jamais vraiment puisqu’on vous invite à toujours suivre un plan selon les conseils d’un spécialiste autoproclamé comme cette Valérie Damidot, présentatrice de l’émission D&CO qui n’avait, à en croire sa biographie, jamais vu un pinceau en peinture avant d’être embauchée par la chaîne M6. On vous pousse donc à créer, certes, mais à certaines conditions : que vous envoyiez des photos pour que les marketeux s’assurent que vous avez bien écouté les conseils « conso » du mois dernier. D’ailleurs, D&CO est aussi une marque… d’objets de décoration. On n’invente rien.
Vous n’avez donc plus le choix, vous devez être innovant, créer pour vivre votre vie. Trouver du plaisir dans les promenades en forêt n’est plus légitime : il faut avoir le projet qui va avec. C’est la dictature du « j’ai fait ». « J’ai fait l’Himalaya », « J’ai fait le Brésil ». Pas gratuitement, non, on n’est pas des touristes, mais pour faire un reportage sur les moines tibétains (des mecs super zen) et les enfants des favelas (des marmots pleins de vie) : avec blogs tenus quotidiennement en suivant le wifi et photographies des plats typiques.
Message radio.
Un jeudi de septembre, dans l’émission Les Pieds dans le plat d’Europe 1, l’animateur Cyril Hanouna (le meilleur ami des français) est entouré d’une bien belle équipe : Valérie Benaïm, la caution féminine et féministe du « P.A.F. » embauchée pour se faire insulter par de vieux mâles ; Jean-Luc Lemoine, l’éternel adolescent fan de foot recruté par les stars du divertissement pour toucher la cible des « jeunes dynamiques » ; Jean-Pierre Foucault, belle âme de la télévision privée, engagé pour représenter le soleil du Sud de la France ; Olivier DE Kersauson, vicomte, navigateur, écrivain et chroniqueur grassement rétribué pour faire la sieste à la radio depuis 1978 ; Jean-Marie Bigard, humoriste franchouillard parti de rien, aujourd’hui plein aux as et indemnisé pour camper le rôle de l’oncle bourré. Cette bande de copains officie chaque jour dans une émission qui rappelle Les Grosses Têtes de Philippe Bouvard. Le concept : raconter des conneries dans une ambiance amicale et sans chichi sur la radio « n°1 chez les Français ». Le rendez-vous est quotidien, les chroniqueurs s’invitent dans votre vie : à la maison, au bureau, en voiture, dans le métro. Ils sont proches de vous, simples et de bonne humeur, en clair, ils sont « populo » pas comme ces intellos parisiens de gôche de Radio France que tout le monde trouve, à raison, barbants et élitistes.
Les présentations faites, retrouvons ce bon vieux Hanouna. Le sujet : les croisières Costa à 20 000 euros les 140 jours. « Qui irait ? » demande l’animateur à ses chroniqueurs. Les avis sont unanimes : à 150 euros la journée, ce n’est pas si cher. « Ça peut être sympa » nous avoue Valérie Benaïm. Jean-Luc Lemoine – le moins friqué de la bande – émet une légère réserve : « À moins d’être très fortuné, rentier ou retraité – on dirait le portrait d’Oliver de Kersauson – qui peut le faire ? ». Jean-Pierre Foucault, lui, n’est pas intéressé, la mer il la voit tous les jours de sa fenêtre marseillaise. Jean-Marie Bigard, enfin, ne partirait pas autant de temps car partout où il va, il se fait chier sans son bon pain et sa bonne bouteille de vin. Le quotidien a du bon. Il partirait à une seule condition pourtant : « si on est une bande de potes et qu’on ÉCRIT UN FILM, là d’accord ». Coup de massue. Puisque vous n’êtes pas un chanceux rentier, vous venez de brûler vos économies pour vous offrir vos vacances de rêve : une croisière sur la Méditerranée d’une semaine – vous n’avez même pas le droit de penser aux 140 jours – où vous pourrez, enfin, vous reposer et NE RIEN FAIRE. Mais l’oncle Jean-Marie en plein goûter avec la famille vous balance sa réalité : vos vacances de rêves ne sont pas de vraies vacances. Ce sont des vacances de perdants : les vacances doivent être productives et créatives, sinon rien… Autant rester chez vous et tant pis si vous reprenez le travail dès lundi 8 h et que vous n’avez pas assez de goût pour profiter d’un bon petit vin au petit déjeuner. Eh oui, même les potes savent être violents.
« Si t’as pas encore publié ta propre recette de tarte à la goyave, tu passes à côté de ta vie. »
Bon. On accepte que vous preniez quelques libertés. Vous pouvez si vous le voulez « améliorer une recette », ou « piquer une idée ici et piocher le concept là-bas pour faire quelque chose de nouveau ». Cela pourrait permettre de sélectionner les meilleurs d’entre vous et de produire « des modèles à atteindre » pour vous mettre encore davantage la pression. Non content de vous mettre en concurrence avec vos collègues sur votre lieu de travail, la création forcée pollue les tréfonds de votre vie privée en faisant passer vos cousins, amis et voisins pour des foutus adversaires. On a déjà parlé de vos vacances et de votre déco mais la télévision va plus loin en vous proposant des émissions qui « couronnent LE meilleur créateur ». Après avoir transformé votre cuisine en champ de guerre (Un dîner presque parfait sur M6), c’est à votre « look » que l’on s’attaque (Le Meilleur relookeur sur TMC, ça ne s’invente pas) et, allant plus loin, à votre mariage (4 mariages pour 1 lune de miel sur TF1). On se demande ce qu’ils attendent pour diffuser Le Meilleur Amant…
Dans les pages du journal Le Parisien, entre une publicité pour la Banque publique d’investissement où l’on confirme aux entrepreneurs qu’ « innover, c’est s’enrichir » et un énième article consacré à l’insécurité préparant le retour de Sarkozy, Massimo fait figure de meilleurs parmi les meilleurs. Cadre financier (mais habitant « une petite commune », ouf, on est sauvé, il fait partie du peuple), Massimo est aussi cuistot amateur. Maître du risotto à la milanaise, il décide de vendre ses « petits plats faits maison » (tout est petit chez Massimo, décidément) sur un réseau social en vogue : Super-marmite.com. L’inventeur de cet « appétissant » réseau social, Olivier Desmoulin, nous en précise les valeurs « de partage des coûts, de solidarité et de non-gaspillage, dans une consommation collaborative ». Beau programme. La suite, mise en valeur, en exergue par le journal : « Ce qui motive aussi, c’est l’envie de montrer ce que l’on sait faire aux fourneaux ». On y est. Alors même que la création culinaire de Massimo semble répondre à un besoin collectif (les savoir-faire des uns profitent aux autres et vice-versa), elle reste finalement un moyen d’écraser à tout prix notre piètre réussite à la face des autres.
Des sites de financement participatif comme KissKissBankBank construisent leur fonds de commerce sur les bases de ce principe. Le concept est simple : le site prétend être l’interface entre les créateurs de projets et leurs futurs contributeurs. Il est proposé aux internautes de participer aux financements des projets présentés en remplissant des promesses de don. L’enjeu est de taille, l’objectif monétaire, fixé par « le créateur » lui-même (vous), devant être atteint absolument sous peine de ne rien recevoir. C’est donc des dizaines d’ « artistes » (musiciens, cuisiniers, photographes, journalistes, peu importe) qui s’y confrontent chaque jour dans l’espoir de gagner de quoi « concrétiser leurs idées ». La concurrence est rude et généralisée. Au lieu d’être une plateforme vraiment communautaire et démocratique (comme nous, vous, moi l’avons cru), KissKissBankBank est en fait un ring virtuel digne des plus violents fight clubs.
Premier coup de matraque : la pré-sélection. Bien entendu, tous les projets n’ont pas le droit à la visibilité offerte par le site qui a, sûrement, une image « attractive » à garder. Mais, n’oubliez pas, si l’argumentaire de vente est bien écrit – et que vous promettez connaître un oncle d’Amérique qui rajoutera les 500 euros qui vous manqueront – même la plus moisie des idées pourra passer. « Libérons la créativité ! » nous promet le slogan de KissKissBankBank : oui mais pas n’importe laquelle, celle qui va leur remplir les caisses. Inutile de préciser que la société se rémunère en percevant 5 % sur les collectes réussies, « +3 % de frais bancaires » nous précise le journal Les Échos. Il en faut des « collectes réussies » pour faire tourner le machin.
Deuxième coup de matraque : l’objectif à atteindre. C’est à vous de le déterminer, à vous de vous jauger. Le premier concurrent dans cette belle affaire, c’est vous-même, les autres « créatifs » arrivant bons seconds. Encore une fois, l’important est de rendre son projet attractif. Enfin, pas votre projet non, finalement, on s’en fiche pas mal : l’important est de VOUS rendre attractif. L’équipe du site vous conseillera sûrement de mettre une jolie photographie de vous (« Instagramée », c’est mieux, on vous l’a dit plus haut), vous présentant sous votre meilleur jour : sourire aux lèvres parce qu’on ne donne pas d’argent aux gens qui font la gueule, traces de peintures sur les doigts pour prouver que vous êtes bien créatif. Il faudra donc, en plus d’avoir des idées standardisées par la machine libérale, une belle tronche de vainqueur.
Ce qui nous amène au troisième coup de matraque : gagner à tout prix. Une fois votre projet rendu public, votre mission sera de le vendre à la « communauté » que représente la masse informe des internautes. Il vous faudra prouver que votre concept est bien meilleur que celui d’à côté, qu’il a en fait, plus à offrir. Oui, petite précision : chaque promesse de don s’accompagne d’une contrepartie imaginée par le créatif lui-même. L’argent va vers le plus offrant : attention à proposer un concept qui rapporte plus que « le plaisir d’avoir participé ». Ou, si cela n’est pas suffisant – et ça l’est souvent – l’argent ira aux créatifs qui ont su se créer « la plus grande communauté ». On ne parle pas, ici, de qualité artistique, mais de quantité de connexions. L’illusion de célébrité ainsi accordée aux winners finit de définir les termes du succès social et nous force à créer du vide pour gagner notre place. Au lieu de « libérer la créativité », l’utopie libérale de l’épanouissement l’enferme sous trente camisoles de force.
On dit au jeune étudiant, au salarié précaire et la mère de famille au chômage que leur réussite n’est pas dans leur survie. Aller voir des amis, avoir des conversations, aller bosser et rentrer le soir pour se reposer sont autant d’activités dévalorisées par la comparaison avec l’idéal de créativité. Alors que quand on est salarié à plein temps, on a à peine le temps de survivre, on nous demande de nous dépasser par la création. Notre bonheur doit en plus se trouver dans des projets individuels, égoïstes et coûteux, loin des préoccupations collectives, loin des attaches affectives et relationnelles. Et ce n’est pas le seul problème.
Le danger, c’est qu’en plus d’être une arme de frustration massive, la création que l’on nous vend nous donne une illusion de pouvoir : créer ce n’est pas seulement réussir, c’est aussi « prendre son destin en main » et « définir sa propre vie ». Or, rien n’est plus faux : dissocier les idées individuelles les unes des autres et les mettre en concurrence, c’est permettre aux plus riches d’inventer les grands projets qui modèlent vraiment notre vie. Divisés et individualistes, tentant chacun de faire sa propre innovation, alors que nous n’en avons ni le temps ni les moyens, nous sommes bien faibles face à ceux qui, comme le Vicomte A, sont nés avec l’argent, le carnet d’adresses et la disponibilité horaire que la grande majorité n’a pas.
Derniers d’un jeu dont on ne nous donne pas les véritables règles, nous sommes condamnés à créer dans les bornes étroites que ceux qui les maîtrisent fixent pour nous. Il y a d’ailleurs des professionnels pour ça : des publicitaires, bien sûr, mais aussi des designers, des architectes, des urbanistes bien élevés dans des écoles supérieures. Ils sont entretenus et flattés par les grands groupes immobiliers, de cosmétiques, de médias, de divertissements… eux-mêmes gracieusement soutenus par nos gouvernants qui voient dans la création un moyen de contrôler les plus petits recoins de notre quotidien tout en culpabilisant les individus qui oseraient parler des torts du capitalisme et prétendre qu’on ne leur a pas laissé une chance de reprendre leur vie en main.
On reparlera très vite de ces « pros de la création » en essayant de voir comment il nous est possible de regagner du terrain. Mais pour l’heure, le moment est venu de se déculpabiliser. Ne jouez pas à un jeu que vous êtes sûr de perdre. Ne suspendez pas votre vie et votre révolte à l’espérance qu’un jour une innovation géniale vous fera sortir de votre classe. Il n’y a pas de raisons de croire à leur création. D’abord, le niveau de votre épanouissement ne se calcule pas au nombre « d’idées innovantes » que vous avez pu avoir dans la journée. Ensuite, on veut nous faire croire que la réussite des individus est contradictoire avec l’idée de coopération : c’est faux. C’est en composant avec et pour les autres qu’on donne à la création la force émancipatrice que l’on essaie de nous vendre à un prix bien trop élevé.
FRUSTRATION
QUELQUES MOTS SUR FRUSTRATION :
Bénévoles, nous ne sommes pas des militants politiques, pas des journalistes, pas des intellectuels, experts de rien du tout. Nous sommes trois citoyens que rien ne prédestinait à parler de politique. Nous avons fait l’expérience de l’injustice comme beaucoup, progressivement, lors de notre entrée sur le marché du travail, en marchant dans la rue, en regardant les infos… Nous avons eu envie de faire Frustration pour que ceux qui partagent ce sentiment – la frustration de vivre dans une société qui promet la prospérité alors qu’elle creuse les inégalités, qui exalte l’égalité alors qu’elle favorise ceux qui ont déjà tout, qui prône le « vivre-ensemble » alors que ses dirigeants et ses journalistes ont fait du fait divers et du mépris des pauvres leur thème favori – puissent y voir leurs doutes étayés par nos recherches, leurs malaises exprimés dans nos lignes. Mais surtout pour qu’ils se sentent légitimes à trouver les choses injustes sans avoir besoin de se reposer sur un dogme, une tradition politique ou philosophique ou encore une doctrine économique. C’est pourquoi vous ne trouverez pas dans Frustration des citations d’un « texte fondateur » ou un verset d’une Bible quelconque. Nous sommes devenus hostiles au capitalisme, mais aussi à tous ceux qui culpabilisent les gens, leur donnent des leçons ou leur mentent. C’est dire que les élites politiques, médiatiques et intellectuelles nous agacent particulièrement.
La revue trimestrielle Frustration est en vente en ligne, dans les librairies et dans certaines maisons de la presse.