Avec Andri Snær Magnason, les mickeys mickeyent à tout va…
Lorsque les sternes arctiques ne retrouvèrent plus le chemin qui les menait chez elles, mais apparurent comme des nuages d’orage au-dessus du centre de Paris et vinrent piailler à la tête des passants, bien des gens crurent que la fin du monde approchait et qu’il s’agissait là de la première catastrophe d’une longue série. Les Parisiens se mirent à entasser des boîtes de conserve, à faire des réserves d’eau en attendant l’invasion des sauterelles, les sécheresses, les inondations ou les tremblements de terre mais rien ne se produisit, tout du moins, pas à Paris. Les sternes colonisèrent les parcs publics, les terre-pleins des rond-points, défendant âprement leurs nouveaux territoires. Les habitants s’habituèrent bientôt à ces belliqueuses créatures, et une fois munies d’un sac de sardines et d’épinoches pour assouvir la faim des oiseaux, les personnes âgées pouvaient en toute tranquillité s’asseoir sur les bancs publics.
Les sternes cessèrent de migrer d’un hémisphère à l’autre. Les nuits claires de l’été arctique se virent privées de leurs cris et de leur clameur, il en alla de même pour les nuits de l’été antarctique. Leur sens inné de l’orientation était perturbé. Leur boussole interne leur confirmait que la latitude était exacte, qu’elles étaient au bon endroit, au nord du cercle polaire arctique, la ville avait donc dû se construire pendant leur séjour dans l’hémisphère Sud. Les sternes les plus âgées étaient de méchante humeur et totalement désorientées mais les premières générations d’oiseaux nés en ville ne connaissaient rien d’autre que le brouhaha de la circulation et de la foule. La sterne devient bientôt l’emblème de Paris. Les touristes pouvaient acquérir des cartes postales représentant une tour Eiffel blanchie d’oiseaux tandis que les commerçants s’employaient à leur fourguer des sachets de poissons exotiques. Les sternes s’en accommodaient parfaitement et, même si elles n’avaient aucun prédateur, l’équilibre de la nature était pour ainsi dire préservé.
Tout semble avoir commencé par l’un de ces dérèglements de la nature, auxquels le progrès technique et ses effets secondaires nous ont plus ou moins habitué, depuis les dernières décennies du vingtième siècle, même si certains effets d’accélération observables (en matière de réchauffement climatique, par exemple) ont pu nous émouvoir à l’occasion sur la période la plus récente, phénomènes que l’on a pu voir traités de façon presque systématique (et l’on songera bien entendu à la grande « Trilogie climatique » de Kim Stanley Robinson) ou utilisés comme déclencheurs d’une fable aux résonances fantastiques (comme dans « Le sang des fleurs » de Johanna Sinisalo). Dans ce premier roman publié en 2002, l’Islandais Andri Snær Magnason a choisi une approche différente et, par bien des aspects, beaucoup plus radicale pour spéculer à partir d’une perturbation sévère du sens de l’orientation des oiseaux migrateurs et des insectes – et nous entraîner en variant les rythmes et les intensités dans une fable diabolique aux confins de la raison scientifique et marchande.
Face à la bêtise de la population, les savants hochaient tristement la tête. Il n’avait jamais été prouvé que les ondes eussent le moindre effet sur la santé, déclaraient les médecins. Quant aux scientifiques sérieux, ils refusaient de se laisser entraîner sur un terrain réservé aux hurluberlus.
Dans un hangar désaffecté de l’aéroport de Reykjavík s’était en revanche réuni un groupe international constitué d’ornithologues, de spécialistes en aérodynamique et en chimie organique qui s’était fixé pour objectif de se pencher d’un peu plus près sur les ondes. Jour et nuit, ils travaillaient à distinguer et analyser des sternes, des colombes, des frelons, des saumons et des papillons monarques. Animés d’une foi inébranlable, ils avaient la certitude qu’il était possible de découvrir le secret régissant le sens de l’orientation. L’entreprise avait été baptisée LoveStar. C’est également sous ce nom qu’on connaissait son directeur. Aucune précision ne fut communiquée sur le choix de cette dénomination. Bientôt, la plupart des gens, n’espérant plus obtenir la moindre explication logique, considérèrent que les employés de LoveStar étaient passablement dérangés. Quand des journalistes venaient les interroger sur leurs recherches auxquelles ils ne voulaient surtout pas que le monde extérieur s’intéresse de trop près, ils se comportaient comme des fous ou des autistes. Conformément aux ordres de LoveStar, seuls des véhicules de plus de neuf ans stationnaient devant le hangar : « Au bout de neuf ans, une Toyota devient invisible. »
Sur ces prémisses où la catastrophe écologique plus ou moins rampante fait figure d’évidence sur laquelle il n’est guère utile pour lui d’épiloguer, Andri Snær Magnason bâtit alors rapidement une fresque surprenante par le mélange d’angles et de styles qu’elle propose avec un redoutable brio. Présentant souvent le masque d’une ode à l’inventivité de l’entrepreneur visionnaire, au carrefour de la science authentique, de l’art du faire savoir et du bagout de marchand de tapis bien affûté, mobilisant tous les clichés connus et reconnus de la start-up d’envergure mondiale (du garage des débuts aux levées de fonds agressives, de la recherche du choc publicitaire aux visions panoramiques et panoptiques, de la récupération astucieuse de stocks d’invendus bien particuliers aux pratiques de management où le cool se dispute la vedette avec le manipulatoire), maîtrisant ses registres-là dans une zone où évolueraient aussi l’Antoine Bello de « Ada », le Richard Powers de « Gains », voire le Neal Stephenson du « Cryptonomicon », « LoveStar » y associe quasiment en permanence le sens de la farce et du rire jaune, la satire qui se tient dans chaque phrase ou presque, prête à bondir, rappelant alors plus que joliment les précurseurs et maîtres que furent, dans leur lutte littéraire constante face au capitalisme consumériste et à la société spectaculaire marchande qui ne disait pas alors pleinement son nom, les Cyril M. Kornbluth et Frederik Pohl de l’inoubliable « Planète à gogos ».
Rien d’anormal non plus à ce qu’Indriði éructe subitement aux oreilles de quelqu’un « BOISSON AU MALT BIEN FRRRRAPPÉE ! BOISSON AU MALT BIEN FRRRAPPÉEEE !!! » pendant dix longues secondes sans que ses yeux ou son corps en semblent affectés. La raison de ce comportement était toute simple : les annonces publicitaires qu’on lui envoyait arrivaient directement dans les aires langagières de son cerveau. « BOISSON AU MALT BIEN FRRRAPPÉEEE !!! » Cela impliquait qu’il était aboyeur de publicités ou tout simplement aboyeur, comme on les appelait le plus souvent. Dans ce cas, sans doute était-il assez fauché pour se trouver exclu de la plupart des groupes cibles, il était alors vain de lui envoyer des publicités. En revanche, on pouvait se servir de lui pour les transmettre à d’autres personnes : il suffisait de connecter directement les aires langagières de son cerveau aux annonces en utilisant sa bouche comme mégaphone. Croisant la route d’un aboyeur, on pouvait donc s’attendre à de telles déclarations : « BOISSON AU MALT BIEN FRRRAPPÉE ! »
C’était là une méthode plus percutante que les traditionnelles exhortations diffusées à la radio ou par le biais de panneaux publicitaires. Voilà pourquoi, en croisant un homme qui sortait d’un parking, Indriði s’était écrié : « ATTACHEZ VOTRE CEINTURE ET NE ROULEZ PAS TROP VITE ! »
Récemment arrêté pour excès de vitesse et défaut du port de la ceinture, l’homme avait été condamné à écouter, par aboyeurs interposés, deux mille annonces de rééducation dont il payait les frais. Là résidait peut-être l’avantage majeur des technologies nouvelles : elles amélioraient la société.
Au fil de ces 420 pages, la lectrice ou le lecteur découvriront, dans de belles éclaboussures d’humour noir et de logique marchande jusqu’au-boutiste, la manière dont s’est développée l’ex-start-up de LoveStar, comment le succès décisif est venu à ses filiales LoveMort et InLove, comment son service Ambiance s’assure du renouvellement permanent du taux du profit, et quelques-unes des conséquences sociales et individuelles engendrées par la croissance exponentielle de l’entreprise islandaise et de son Royaume Enchanté – en écho joliment pervers à celui de Cory Doctorow., à moins qu’il n’y s’agisse davantage en réalité du destin du Jurassic Park de Michael Crichton et de ses démiurges toujours dépassés in fine. Si la puissance souveraine du calcul scientifique et économique aura légitimement de quoi inquiéter ici, les méandres de l’ingénierie génétique aboutissant aux créations du Renard de la Colonisation, du Grand Méchant Loup ou du Mickey pour tous auront aussi de quoi réjouir et affoler.
L’amour imbécile et contraire aux lois de la science était en jeu. Toutefois, l’instinct maternel du Grand Méchant Loup était si puissant que l’animal sentait Indriði s’éloigner. Il avait l’impression qu’on tirait un élastique depuis les profondeurs de son cœur. Si cet élastique lâchait, il lui reviendrait comme un boomerang en un claquement affreusement douloureux. L’animal se tordait et écumait tandis que l’élastique s’allongeait, mais bientôt, il n’y tint plus et se mit à hurler à la mort, à souffler, à gratter et à mordre la paroi d’acier tandis que les renards aqqaqaqqaient, que les Mickey s’affolaient et mickeyaient comme s’il en allait de leur vie. Mikkamikk ! Mikkamikk ! Le chef de la sécurité rampa, tremblant comme une feuille, sur la passerelle d’acier et lui décocha une dose d’anesthésiant. Le calme revint, un expert suédois en ingénierie animalière accourut et les deux hommes entreprirent d’attacher la bête en la fixant au sol, ignorant que la drogue avait manqué sa cible. Couchée sur le dos, langue pendante, la louve attendit que l’occasion se présente et arracha le bras du chef de la sécurité qui se mit à hurler. Elle bondit sur la passerelle, traversa la salle des pluviers et sortit dans la rue. N’écoutant que son instinct maternel, elle détala droit vers le nord.
Debout sur la passerelle de verre entre son bureau et l’usine à pluviers, Grímur la regarda partir.
– Adieu le loup ! marmonna-t-il en allumant sa pipe. Il fallait s’y attendre. Les Mickey sont méchants, le loup est gentil et tout converge vers ce trou noir dans le nord, soupira-t-il tristement, le front plaqué contre la vitre.
Le ciel s’assombrissait étrangement sur le mont Esja.
Fable faustienne en diable, allégorie sulfureuse d’une dérive automatisée et d’une hybris sonnante et trébuchante qui ne se laisse plus jamais dompter, « LoveStar » s’installe fort logiquement dans les sommets de l’art science-fictif, détournant l’humour sheckleyien ou calvinesque en l’assombrissant sauvagement, anticipant largement les soubresauts de l’avidité capitaliste qu’il détourne fébrilement, pour obtenir le prix Philip K. Dick en 2005 avec sa traduction anglaise et le Grand Prix de l’Imaginaire en 2016 avec sa traduction française d’Éric Boury, publiée en 2015 chez Zulma et disponible en 2017 en poche chez J’ai Lu. Ce qu’en dit Marianne Payot dans l’Express est ici, ce qu’en dit Julie Coutu dans Chro est là, ce qu’en dit Erwann Perchoc dans Bifrost est ici, ce qu’en dit Nicolas Melan dans Le Monde Diplomatique est là. Par ailleurs, Andri Snær Magnason sera présent à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) à partir de 19 h 30, le mercredi 17 mai 2017, pour une rare séance de lecture-dédicace.
Andri Snær Magnason - LoveStar - éditions Zulma ou J'ai Lu
Charybde2 le 16 mai 2017
l'acheter ici