Les Samothraces, de Nicole Caligaris - treize mètres vingt recto verso, autrement dit aller-retour d'un livre mutant et migrant
Samothrace. Déesse aux ailes déployées. Devenue statue sans bras ni tête. Exilée. Comme une, comme un certain Plume. Voyage sans retour, beau et tragique à la fois, avec pour refuge et guide Les Samothraces de Nicole Caligaris, illustré par la Nuée d'Eric Caligaris et sorti le 10 octobre 2016 chez Le nouvel Attila. Carnet de barbares en Barbarie, odyssée de Charybde en Scylla, récit épique, mythique, mythologique en trois parties – Les sourcils du dragon, La clique des lambdas, La nef des plumes – où trois voix de femmes se manifestent, cortège de tête au-dessus de la mêlée.Voici le dit de celles qui mènent le chœur des migrants.
Les papiers – « Dans le rang, pas les derniers ». La file d'attente comme un retour en mer. Chacun pour soi, et Dieu sait quoi. La demande de visa fissa. Tout ça pour ça/quoi. Fournir/lutter contre les éléments. Les requins qui veulent votre peau, qui marteaux, scient les jambes. Mais que fait La police ? Pour votre sécurité, merci de. Serrer les. Dents, les rangs. D'entrer dans. La place. Là, tenter de. [x] S'organiser. [x] Rentrer dans les cases. [x] Ne pas se laisser aller [x] Accepter de laisser. La place. La foule comme une houle. Tailler dans Le Coton des réflexes. Comme ça, à l'emporte-pièce, pour des. Papiers.
La Police ? Fausse alerte. Les forçats – comprendre ceux qui ont forcé le passage et ne s'en laissent pas chasser/conter – sont toujours là. Bien campés sur leurs positions – « crampes aux fesses, cuisses de plomb, jointures blanches des doigts crispés. ». Ici l'on s'accroche à ce que l'on peut, non à ce que l'on a, n'ayant plus rien sinon à (re)gagner. Malgré la nausée qui égare, la fatigue des galériens – Jeter, laisser, abandonner beaucoup. Ce(ux) qui reste(nt) sont désormais prêts à partir, en package, avec larmes et bagages – « toute une vie. »
« Vous n'avez pas le droit de partir. Ils disent. Vous n'avez pas le droit. »
Laisser les livres les. Vivre sans. Ap- et com- : tous les prendre qu'il faut au migrant, à celui à qui l'on refuse le refuge, pour voyager malgré lui, malgré eux – « Voilà ce que nous avons comme chance ici : ZÉRO. » Réduits à. Des numéro, en série. Marqués au (laisser) faire plutôt qu'au laissez-passez. De l'autre côté, des citoyens contrits. Si tous contraints, alors qui. La Police ? Mais qui pour surveiller La police? Celle des frontières, intérieures comme extérieures. Alors quoi, sinon le maquis. A tout prendre, à tout perdre surtout, on préférerait ne pas être venu. Ne pas subir la peur. Ne pas faire partie du chœur. Des migrants. Partir. PARTIR TA-TA-TA...
Voici venir La clique des lambdas. Qui s'avance, comme sur le devant de la scène. Suit la cadence du car, des conjon-/ject-tures. La promiscuité, le silence, la poésie qui vient, s'assoupit, regarde en arrière, dans le rétroviseur. La vie d'alors, la vie d'ailleurs – « MA VIE SANS MOI. » La nostalgie et les couleurs ou le bruit et l'odeur d'une condition que l'on n'a pas choisie, sinon par défaut. Les cariatides, l'absurdité de la mise en scène, de l'embuscade, sans pouvoir distinguer le vrai du faux, le passeur du passage. Livrées à – La Police ? – à soi-même, à l'ignorance, à l'obscurité, au froid, à la mort, à l'impossibilité du retour en arrière.
«Ils disent je suis pas policier, moi, je cherche des logiques.
Moi, j'essaie de réfléchir en termes simplement de trajectoire.»
La station. La police. L'arrestation. La rétention. D'information – Votre nom ? La vérité – « On ne savait pas ». Dire que l'on sa(v)it, que nous. Savons. Pour la douche, les wagons. En attendant, l'administration. La débrouille, la récup, le vol, le recel – « Ramasser ce qui est possible. Ramasser. Ramasser. » Economie de survie. Pieds nus, ventre vide. Ap- et com- et sur-prendre (ce qu'il faut de prendre pour un.e migrant.e) pour s'en sortir. Hunger Games, Battle Royale. Se méfier des siens, des leurres. Du bateau – « Méfie-toi du bateau », trop facile de se (faire) jeter à l'eau. En ville. La police. La bavure et la bave – « noyé dans sa propre toux », l'asphyxie positionnelle, l'obstruction comme va-tout, la relaxe comme atout. Le chagrin du retour dans le moins pire des cas, dans Le Meilleur des mondes plutôt que dans l'autre. Pas plus avancés en tous les cas.
« NOUS SOMMES VOS TRISTES SURVIVANTES. »
La Nef des plumes – « fatiguées, fatiguées ». Ici le féminin l'emporte sur le masculin. Trop petites pourtant, légères comme, rejetées à la mer, ou tout comme. Le passeur, de nouveau, contre la somme de ce(lles) qui res(is)tent encore. Sambre, Sissi et Madame Pépite, personnages secondaires offerts aux affres de. La Toupie de la fortune. La langue pendue, le corps couché. En travers de la gorge, en travers de la soute. Le second choix, le mauvais ou le bon, celui du travail, toujours, de l'abandon. Les visions sarabandes. Chacune s'interroge – « Non, nous n'avons pas été fidèles à vos souhaits. Est-ce que c'est une faute ? »
« NOUS SOMMES LE SURNOMBRE, LES SANS-DROITS, NOUS NE DEVONS PAS ÊTRE LÀ. »
Les marins. Croire, espérer. Ne pas se faire d'illusion. Comme l'Antigone d'Anouilh face à Créon. « Être en règle avec les ports, tenir leur course, tenir à flot leur bâtiment, c'est le souci des marins, le reste, ça ne les concerne pas. » A ce titre, les marins ne sont pas différents des autres citoyens. (Se) Tenir, c'est le souci des migrants. (S')Assurer qu'ils s'y tiennent, c'est le souci de. La Police, partout. La justice, nulle part. Comme toujours. Caravane passe, dans l'indifférence générale. Avant L'arrivée, quitter le peloton, exécution. Se jeter à l'eau, pour ne pas risquer sa tête ou bien plutôt. Se caler au fond de cale, en espérant que cela aille. Faire face, en sachant que cela ne suffira pas. Dilemme du Crétois, qui n'est pas celui que l'on croit.
Chant épique et poétique, fort et mouvant, antique et contemporain, Les Samothraces lève le rideau sur le sort fait en coulisse comme sur le devant de la scène à ceux que désormais l'on appelle migrants. Ici pas d'unité. D'action, de temps, de lieu. Mais des. Histoires multiples, individuelles, singulières. Mais des. Allers et retours. Mais des. Retours et allers. Une unité de ton : tragique, sans comédie sinon celle du mépris des politiques, iniques, cyniques, pathétiques en vérité. Aucune bienséance, ni externe ni interne, à attendre. Sinon de ceux qui, solidaires, unis dans l'action, lancent des appels à l'aide. Mayday. Mayday. « M'aider » : l'origine du terme vient de là, transcription du français, d'une langue qui plaque, tournante – sept fois avant d'oser – ses valeurs supposées sur La misère du monde qu'elle provoque. Pour mieux lui refuser.
Ainsi vont, chemin faisant, dos à dos, Les Samothraces et la Nuée des Caligaris qui, au verso, l'accompagne. Une Nuée constituée de « 1166 miniatures photos de migrants “surphotographiés” » selon une technique dénommée « Trouble ». Passagers clandestins, ils disent, en écho aux mots : « Nous, nous ferons notre voyage dans leur dos. » Un travail sensible, au sens photographique du terme, technique. Qui altère, efface l'individu – « Je cherche à définir des rapports de masse ou des lignes de force ». Qui interroge le rapport à l'origine, à la réalité, à l'identité. Écrits et exposés de longue date, pour la première fois réunis. Qui demeurent tout du long inséparables du travail de création, omniprésent dans ce leporello de quatre-vingt-dix volets ouverts pour six mètres soixante – soit treize mètres vingt recto verso, autrement dit aller-retour – remarquable tout du long.
Edité dans la collection Othello, « label du Nouvel Attila dédié aux livres mutant » aux côtés notamment des travaux du Général Instin, commeSpoon River, de ceux de François Le Lionnais, ou encore du Honky Zombie Tonk deHenning Wagenbreth, Les Samothraces constitue un travail d'édition et de réédition précieusement pensé et réalisé, de la couverture belle et bien ficelée à la typographie acrobatique en passant par l'impression « dans les détroits d'Istambul », dont on peut suivre les traces. En fin d'ouvrage un Ayoyou résume les emprunts effectués à d'autres textes. A Arendt, Callois, Bourdieu, Bazals, Michaux. Auxquels s'ajoutent quatre points cardinaux ainsi qu'une bibliographie à explorer en même temps que les pistes de relecture proposées et que l'on poursuivra du côté de chez Marx et la poupée de Maryam Madjidi, duNkenguégui de Dieudonné Niangouna, du Laissez-passer de Juliette Mezenc ou des travaux et de l'engagement, indissociables, à l'oeuvre chezMarie Cosnay.
Eric Darsan
Texte et photos © Eric Darsan
Extraits et citations Les Samothraces © Nicole Caligaris, Le nouvel Attila 2016
Libraire, écrivain et chroniqueur, Eric Darsan tient un blog sur la littérature : http://ericdarsan.blogspot.fr/