Vierges et Toreros, de Christine Spengler

Enfant, je m’échappais du Lycée français de Madrid pour aller rôder autour de la Plaza de toros de Las Vantas, sans savoir que ces arènes de ma jeunesse me mèneraient plus tard à celles, sanglantes, de Sabra et Chatila. Plus que par la corrida en elle-même, j’étais fascinée par les entrailles de la Plaza. J’adorais la sculpture dédiée aux toreros défunts, les vendeurs de coussins et de cigares, s’affairant autour du kiosque « Sol y Sombra », les affiches de femmes au dos nu qui, coiffées d’une montera, souriaient aux passants.

En me dirigeant vers le patio des chevaux, j’étais accueillie par mes amis, les célèbres picadors Pimpi et Enrique qui m’ouvraient les portes des arènes. Hiver comme été, j’adorais les voir tourner en rond au milieu de la poussière. Leurs vestes scintillaient par intermittence au fur et à mesure qu’ils avançaient dans l’ombre ou la lumière. Leur visage buriné recouvert d’un madroño – un chapeau de feutre blanc orné d’une rose noire – me rappelait étonnamment un tableau du grand peintre espagnol Solena, exposé à la maison de mon oncle Louis et ma tante Marcelle, qui lui aussi s’embrasait vers midi, lorsque le soleil faisait irruption dans l’appartement sombre de la calle Velazquez.

Mon oncle Louis étant un grand aficionado, j’ai grandi dans une atmosphère taurine. Pour assister à la corrida, il obligea ma tante Marcelle, alsacienne, à se parer chaque dimanche pendant quarante-trois ans – le temps que dura leur mariage – d’un mantón de Manila et d’un éventail de laque noire qui lui donnait l’air d’une Ménine. Ne sachant pas parler espagnol, lorsque je suis arrivée à l’âge de sept ans à Madrid, à la suite du divorce de mes parents, je pris l’habitude de parler aux portraits des toreros hautains et solennels, magnifiques dans leurs habits de lumière, qui tapissaient ma nouvelle demeure. A vrai dire, ils m’intéressaient beaucoup plus que mes petits camarades de lycée et je demandais sans cesse à l’oncle Louis s’ils existaient vraiment et quand je pourrais les voir. A côté de chez nous, dans le quartier de Salamanca, se trouvait l’église de la Concepción où je me réfugiais pour prier, à l’ombre des statues de vierges et de christs somptueusement couverts de bijoux et de fleurs. Lorsque venait Pâques, j’adorais courir dans les rues, me fondre dans la foule de la Puerta del Sol au milieu des pénitents traînant de lourdes chaînes à leurs pieds et des femmes en noir, rosaire de nacre et missels à la main, affublées de mantilles à la Goya. Hormis les vierges parées de brocart et d’or qui pleuraient pour le deuil du monde, celui que j’aimais plus que tout était le Christ de Medinaceli, bringuebalé par des hommes en cagoule. Habillé d’une tunique violette, le front ensanglanté sous sa couronne d’épines, il traversait la ville sous les vivas des spectateurs. J’enregistrais ces images une à une dans ma mémoire. Ignorant encore de quelle manière, je savais qu’un jour je rendrai hommage aux vierges et aux toreros de mon enfance.

Après des études de littérature française et espagnole qui m’enchantèrent, vint l’époque douloureuse des guerres. Ma vocation de reporter-photographe, je la découvris tout à fait par hasard au Tchad à l’âge de vingt-trois ans, en étant faite prisonnière dans le Tibesti.

Une nouvelle vie s’ouvrit devant moi, me transportant de désert en désert, dans les brumes d’Irlande du Nord, puis au Vietnam, au Cambodge, en Amérique latine, au Liban… Où je photographiais de grands enterrements ponctués de larmes, de fleurs et de cris. En Asie, je retrouvais avec émotion les tubéreuses de ma jeunesse. Là-bas, elles avaient pour fonction d’atténuer l’odeur de la mort. Au Mexique et en Amérique latine, je redécouvris les images pieuses. A la suite de mon arrestation par les combattants morabitounes à Beyrouth en 1984, je fus prise en otage et devais être exécutée le soir même.

Pour une fois, le fait d’être une femme se retournait contre moi : « Pourquoi apprends-tu l’arabe ? Pourquoi es-tu venue quatre fois en six mois au Liban ? Ton agence n’a-t-elle pas de correspondants masculins pour faire ce métier ? Reconnais-le ! Tu es une espionne israélienne ! » Derrière mes yeux bandés je voyais défiler mon enfance heureuse à Madrid. Je pensais à ma tante Marcelle, assise toute droite dans l’appartement de la calle Velasquez, m’attendant pour fêter avec moi dans huit jours son quatre-vingtième anniversaire. Je pensais aux toreros. Comme eux, j’avais trop souvent flirté avec la mort… il était normal qu’un jour je reste accrochée dans les fils noirs de l’arène.

A la suite de ma libération in extremis due à un miracle – l’intervention du leader druze Walid Jumblatt –, je fais des rêves en couleur pour la première fois depuis des années et je jure que, pour chaque photo de deuil prise au cours de ma carrière, je créerai désormais une photo de vie. Paradoxalement, le fait de côtoyer la mort de si près m’a révélé la beauté du monde. Ainsi naquirent Polisario dream (une image de paix ou l’on voit des combattants sahraouis voguer en plein ciel dans leur Land-Rover au milieu des bougainvillées), Sahara interdit et surtout la sérieTouaregs.

Après toutes ces années de guerre, un moment de répit m’était nécessaire. Je décide de retourner à Madrid pour réaliser des photographies tout à fait différentes qui vont me servir à exorciser toute la douleur emmagasinée en moi depuis des années. Sitôt arrivée, je me dirige vers la place de Las Venta pour saluer mes amis Pimpi et Enrique. Soudain, mon regard est attiré par un spectacle surprenant : celui d’un jeune torero en costume de lumière, sans chaussures, les bas roses reprisés, assis sur sa cape, un grand parapluie noir le protégeant du soleil. Autour de lui, accrochées aux grilles de la Plaza, des pancartes qu’il a installées comme sur un autel, où il a écrit : « Je suis le nouveau Cordobés et je demande à Juan Carlos de me donner l’alternative » et « Je suis portugais et m’appelle Paco Duarte ».

Ayant pris ma première photo “taurine”, je m’assois à ses côtés pour l’écouter. Il me raconte son histoire… Ne pouvant donner la mort au taureau dans son pays, la mise à mort y étant interdite, Paco Duarte avait décidé d’abandonner ses parents et son village natal pour venir se mesurer à la Place Monumentale de Las Ventas, « la plus grande du monde », de laquelle, jurait-il, il ne sortirait que « mort ou riche ».

La rencontre avec Paco Duarte fut le début d’une longue histoire d’amour et de cavalcade dans tous les lieux taurins d’Espagne. Comme dans mes reportages de guerre, je m’attachai à refléter le destin des humbles aussi bien que celui des glorieux – les figuras. Ne pouvant approcher tout de suite les maestros, je commençai donc à faire des photos despicadors, desmozos de espada puis, retournant dans l’appartement de Válgame Dios où vécut Manolete (tante Marcelle et oncle Louis étant morts, j’avais choisi pour continuer de vivre dans leur souvenir un appartement plus en accord avec moi), je commençai à draper mes personnages dans du velours et de la soie, puis je les entourai, comme pour les ex-voto, de fleurs, de glands d’or et de médailles que les toreros portent toujours sur eux les jours de corrida. Pour trouver les éléments nécessaires à mes compositions, je courais chaque dimanche chez mon amie « Petrita » Hernandez, dans sa petite boutique située au cœur du Rastro.

Tout en me prêtant des objets ayant appartenu aux grands toreros, « Petrita » m’initia peu à peu à la connaissance des anciens : « Pepete », « Salvador Sanchez », « Frascuelo », « El Gallo »… Elle me parla aussi de leurs amantes – les célèbres cupletistas enrobées d’un châle de Manille, le chignon hérissé de peinetas et d’oeillets pour aller acclamer leurs dieux dans l’arène.

Je fis donc des portraits de Dora, la Cordobesita, de Nina Walkyria, des frères jumeaux José Gárate et José Gómez, originaires de Séville. Sans oublier évidemment les Vierges, auréolées de bougies, devant lesquelles se recueillent les toreros dans leurs chambres d’hôtel… J’osai enfin déployer mon imaginaire, me libérant de la rigueur à laquelle m’astreignait mon métier de correspondante de guerre. Et ce fût un « Christ aux asperges » insolite, dédié à Christian Lacroix, une « Vierges aux poivrons », une « Madone aux piments »… à l’intention d’Espartaco, je confectionnais une cape au chou rouge dont les tonalités violettes changeaient selon la lumière, pour Joselito je créais une nature morte entourée d’éventails grenats… A vrai dire, l’idée de ces icônes ou reliquaires m’avait été inspirée par les photos entrevues dans les cimetières des Martyrs en Iran, où les femmes entouraient les portraits de leurs défunts de pétales de rose et de verre brisé. Sans ces années passées à photographier le deuil du monde en noir et blanc, je n’aurais jamais imaginé de couleurs aussi éclatantes. En photographiant le jaune et rose profond de la corrida, un rouge qui une fois n’était pas celui du sang dans des guerres, je m’évadais du deuil et me précipitais au-devant de la vie. Avec ces natures mortes flamboyantes, j’ai trouvé le moyen d’abolir la barrière entre les vivants et les morts.

Lorsqu’ils me sourient, encore aujourd’hui, du haut des cimaises, je ne fais pas de différence entre « Largartijo », « Frascuelo », Espartaco ou le jeune archange nommé « El Juli ». Je les emporte dans un tourbillon ineffable qui les rend tous égaux. Quant aux Vierges de Séville, toutes en dentelles, bijoux et fleurs, elles pleurent des larmes de cristal transfigurées par l’espoir.

Christine Spengler

Christine Spengler, Ex-votos
Anne Clergue Galerie
Du 15 avril au 24 juin 2017
12 Plan de la Cour, 13200 Arles, France
www.anneclergue.fr

Conférence-diaporama avec Christine Spengler Ombre et lumière le 14 Avril à 18h à l’Auditorium de l’ENSP, Arles.
Projection du film d’Eric Bergère L’Art et la manière le dimanche 16 Avril à la Fondation Rivera Ortiz.