L'Est intérieur de Karsten Dümmel
L’ancienne machine est-allemande à broyer les âmes, dans une spirale d’enfermement intérieur dont se dégage une étrange poésie.
La vieille aciérie était propriété du peuple à l’instar de la rue et du quartier. Seule la ville n’appartenait à personne – elle était déchirée, à l’image du pays et de ses habitants. Reposant encore dans sa peur. Elle ne dormait plus sans pour autant être réveillée. Et cependant elle baignait dans une brume de plaintes tourmentées et de désirs étouffés, de baisers humides et de coups sourds. Un manteau râpé l’enveloppait – usé jusqu’à la corde par le temps. Comme en dehors de ce monde. La ville en avait vu de toutes les couleurs. Destruction, mise à sac et division. Démolition et reconstruction. Adieu et arrivée. Douleur et séparation. Désespoir, trahison parfois – mais de compassion, jamais. Elle avait été maltraitée et violée, et elle s’était soumise en suffocant. Sans cesse, encore et encore. Et ce matin aussi, la ville semblait recroquevillée comme dans des chaînes. Inquiète et nerveuse, à se tourner d’un côté et de l’autre. Encore fortement étreinte par le souffle feutré de la nuit. La ville – Berlin, Berlin-Est – un lundi de septembre, trente et un ans après la fin de la guerre. Six heures vingt-cinq.
Publié en 2014, traduit en français en 2017 par Martine Rémon chez Quidam, le troisième texte de fiction de l’ex-est-Allemand Karsten Dümmel poursuit et amplifie le travail de remémoration et de mise en perspective des diverses facettes du système de contrôle social et politique auquel il fut très personnellement confronté durant une grande partie de sa vie d’avant la chute du Mur, travail qui a pris la forme d’essais et de conférences depuis 1996, mais aussi de romans et de nouvelles depuis son excellent « Le Dossier Robert » en 2007. « Le Temps des immortelles » confronte sans relâche, en 140 pages, l’histoire intime d’un opposant – tel que le définissait plus ou moins subrepticement le régime est-allemand -, la trame de ses souvenirs familiaux et amicaux, au délitement orchestré de main de maître par un système qui sut mieux que bien d’autres allier un juridisme pointilleux à une propension à la manipulation secrète défiant de prime abord l’imagination, comme nous le montrait d’ailleurs avec un sombre éclat le film « La vie des autres » de Florian Henckel von Donnersmarck en 2006, film dont Karsten Dümmel fut l’un des principaux conseillers techniques.
Dans la ville d’Arno, les cimetières étaient différents. Il n’y avait pas de portails sud et nord. Ni au cimetière des Invalides, ni à celui de Sainte-Hedwig. L’accès et la sortie étaient barrés par des guérites et sentinelles. Voie à sens unique – impasse. Tombes et morts divisés comme la ville. De ce côté-ci même les anges refusaient de s’agenouiller. Tout honteux se voilaient la face devant le treillis en métal déployé, le Mur et le fil de fer de mise en garde. Ailes détournées, ils demeuraient dans l’ombre des tilleuls centenaires. Souvenir labouré et enfoui. Commémoration ensevelie. Nulle voix dans le ciel, nul gazouillis au sol, à peine un murmure dans l’herbe. Dans le sous-bois des abris envahis par la végétation. Zone interdite. Attention – Point de contrôle des laisser-passer. Berlin Mitte : Chausseestraße, Oranienburger et Invalidenstraße, Landsberger Allee, puis Ostkreuz, Plänterwald, Karlshorst, Erkner – la ville à l’extérieur de la ville. Et le pays autour. Immensité ouverte sans espace.
Réputée « autodidacte » et issue avant tout de l’expérience directe du terrain, de l’usine et de la machine comme de la lutte et du souterrain, l’écriture de Karsten Dümmel (superbement rendue, dans la puissante variété des registres linguistiques utilisés, par Martine Rémon – ce qui ne nous surprend guère de la part de la traductrice de monuments tels que « Renégat, roman du temps nerveux » ou « Le silence », de Reinhard Jirgl) impressionne par sa puissance et sa redoutable malléabilité, apte à épouser au plus près les innombrables ambiguïtés et palinodies du régime « prolétaire » de la RDA et de ses déviances, des plus ordinaires au moins avouables. C’est ce que j’écrivais il y a peu à propos du « Dossier Robert » (dont ce texte-ci pourrait bien constituer une sorte de « suite », ou d’actualisation dans les années 1970 et 1980), et je n’ai rien à y changer à propos de ce « Temps de immortelles », peut-être encore plus subtilement épuré dans le maniement de ses registres de langage : langue de la poursuite administrative, judiciaire et policière, officielle ou secrète, langue de l’enfance et des échappées belles amoureuses encore possibles un temps (avec les singulières figures de la grand-mère élevée chez les bohémiens et de Marie, la fille d’un attaché militaire français), langue de l’enfermement intérieur progressif, de la résistance aussi passive que désespérée face à la perspective psychiatrique qui s’étoffe chaque jour davantage.
Arno demeurait isolé dans son équipe. On parlait peu entre collègues. Ils étaient plutôt sans langue. Les difficultés quotidiennes tenaient closes les bouches comme la fumée échappée du brûleur et les émanations de cendre rouillée dans l’ancienne chaufferie. Le plus souvent, ils s’exprimaient avec des exclamations brèves en lien direct avec le travail. Ce qui manquait, ce qui était utile. Ce qui marchait bien, ce qui marchait mal. Quand ils se mettaient à parler, Arno sentait les relents de WISMUTFUSEL dans leur haleine. Le mauvais alcool qu’ils éructaient au bout des premiers mots se répandait dans la pièce comme une odeur de pommes pourrissantes ou de bière éventée.
L’atelier et la chaufferie respiraient le silence.
Arno avait évité d’appeler le piquet d’incendie. Le numéro d’urgence était inscrit sur un bout de carton. Une feuille quadrillée, perforée avec soin, accrochée de manière visible au-dessus de l’établi avec son étau et sa perceuse. Une punaise faisait office de crochet. Les questions et explications lui auraient fait perdre inutilement son temps, pensait Arno, auraient été dérangeantes. Les choses s’étaient quand même arrangées sans leur intervention. Il avait appelé le dispatcheur pour lui signaler la panne, avait rempli le formulaire selon le règlement et avait agrafé les papiers ensemble. Soigneusement, avec un double pour tous les concernés. C’était tout. Pas de discussion, pas de lamentation, pas d’ennui. Tout était pour le mieux, se disait Arno, comme toujours, comme partout.
La manière dont Karsten Dümmel parvient à rendre compte, avec une inexplicable poésie, du processus patient, inexorable, par lequel la police politique crée les conditions de l’ostracisme intérieur, de l’enfermement en lui-même de la cible, qu’elle devienne patient, prévenu ou simple mouton noir, force l’admiration de la lectrice ou du lecteur, et renvoie largement aux meilleures heures de la littérature des réalités totalitaires, dans leurs aspects les plus insidieusement carcéraux, surtout lorsqu’il se penche sur l’étroite et délicate articulation entre la juridisation de la mise au ban et l’action clandestine des cellules policières secrètes.
Lui-même ancien ouvrier, venu à la littérature en autodidacte à travers son histoire personnelle d’activiste des droits de l’homme et de la liberté d’expression, proche à l’époque des milieux résistants religieux au régime communiste est-allemand (seule forme d’opposition relativement organisée subsistant alors), Karsten Dümmel excelle à puiser dans son expérience pour la transfigurer et nous rendre si désespérément proches tant la résignation prolétaire que la lâcheté intellectuelle, tant les bouffées, si ténues, de bonheur dans le désastre que la mécanique impavide des forces de police et de « justice ».
Les mesures offensives consistant en des entretiens disciplinaires et des convocations officielles ont eu des effets préventifs sur le sujet du processus opérationnel OV Cordon. Son activité hostile a pu être freinée sur une période assez longue. Un des objectifs du processus opérationnel est d’isoler totalement le sujet de ses amis, collègues et famille et de le maintenir en état d’inquiétude permanente. Le but est d’atteindre un degré d’insécurité provoquant chez la cible l’impression qu’elle ne contrôle plus sa vie. De plus, les convocations répétées (au minimum trois à cinq fois par semaine) viseront à pousser le sujet du processus à réagir contre nos mesures, ce dont nous nous servirons pour nous retourner contre lui au motif de retombées passibles de peine.
On a déjà noté précédemment à propos de cet auteur à quel point son traitement de la mécanique répressive et de l’intrusion liberticide, résonnant étrangement avec « Le dossier 51 » de Gilles Perrault, notamment, lève des échos terribles qui sont loin d’avoir uniquement à voir avec des régimes réputés appartenir à un passé déjà presque lointain, et que l’utilisation de lois « à la lettre » en en détournant soigneusement l’esprit de façon à pouvoir lutter contre toutes sortes d’ennemis intérieurs n’est pas ou n’est plus l’apanage de pouvoirs que l’on disait alors « totalitaires ».
Karsten Dümmel nous offre ici un très grand texte, d’une singulière épaisseur sur un terrain pourtant si miné. Il sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 20 avril prochain pour l’évoquer avec vous, à partir de 19 h 30.
Karsten Dümmel - Le Temps des Immortelles- Quidam éditeur
Charybde2 le 3/04/17
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