Claro nous donne les dernières nouvelles du gerfaut

Au cœur de la quête de l’autre en nous, le langage.

En nous somnole un autre. Un inconnu au teint cireux, apparemment inerte, qui semble attendre l’affriolant baiser d’une allumette. S’il sourit, ce ne peut être que sous l’effet d’une lente combustion, celle des rêves qui l’embaument. Nous évitons de penser à lui un peu comme nos aïeux évitaient de penser au sexe, c’est-à-dire avec un zèle alarmant. Nous le supposons susceptible, ombrageux, à l’affût. Mais aussi : curieux de tout, surtout de nous, et encore plus de nos failles. Sur les tréteaux de notre petite mythologie d’opérette, on voit luire ses dents de charbon et ses yeux de cannibale, on sent remuer son échine souple et on perçoit sa parole rongée. Il nous suffit de l’imaginer nous aborder pour que tout notre être aspire à un destin d’asticot.
C’est l’autre-qu’on-pourrait-être – tout le contraire d’un ami, croyez-moi. (…)

Le charme de cet autre est puissant. Nous devinons alors que nous ne nous suffisons plus, c’en est fini de cette gueule de plâtre qu’aucune gifle n’est parvenue à écailler. Il nous faut tout quitter, à commencer par cette existence qui n’avait guère besoin de nous, et dont nous avons fait une pratique poubelle. Notre respiration nous soulève enfin, elle qui nous semblait jusqu’ici froissée dans l’ingrat poumon de notre résignation, et pour tout dire : inutile. Nous allongeons le pas, chaussé de frais. Le crâne lisse, l’œil en rut, le corps réconcilié avec le velours et le soufre, nous sentons dans notre attitude comme un requin qu’affole autre chose que le sang. Il est l’heure de broyer le noir pour en extraire le vif. D’être la putain de ses joies, et non plus l’épicier de ses espoirs – nouvelle économie, donc.

Imaginant chez Inculte Dernière Marge, en ce début 2017, un vrai-faux journal d’écrivain, le parfaitement honnête et/ou totalement fallacieux making of d’un roman en train d’être écrit, Claro nous offre, sous une forme inédite et en 130 pages, une somptueuse, décisive leçon de littérature et de poésie, au plus profond et au plus intime. L’alter ego de l’auteur, qui affecte de nous parler, hypocrites lecteurs, ses semblables, ses frères – comme on y reviendra -, en veine de confidences, parodiant avec un humour lancinant et discret la tentation de l’autofiction comme celle de l’explication biographique des œuvres littéraires, construit et déconstruit en extrême accéléré, sous nos yeux ébahis, le processus de création d’un récit ordinaire. En moquant ou critiquant ses propres ébauches métaphoriques comme ses recours aux motifs qui ne demandent, en hurlant à la lune, qu’à devenir, très vite, trop vite, clichés, il commente ainsi, sans négliger plusieurs précieuses et sulfureuses digressions, l’élaboration des aventures potentiellement rocambolesques du Russe Nikolaï Mikoukho-Maklaï, « ange ignoré », qui, après des études régulièrement avortées à Saint-Pétersbourg, à Heidelberg et à Leipzig, obtient enfin à Iéna blanc-seing et talisman, passe-partout et pied-de-biche, en se voyant proposer d’accompagner un anatomiste et un zoologue chevronnés dans leurs voyages d’études.

Donc, croyez-moi, ne me croyez pas, peu importe, puisque toute vie racontée n’est qu’un violent processus de défiguration. S’il faut se repaître de détails, désossons patiemment. Mais, me direz-vous, la vision d’ensemble ? le panorama sensible ? le grand delta du destin ? Laissons ces entourloupes aux météorologues de l’âme, qui voient Dieu entre deux cumulus et parlent fléaux au moindre grêlon. Je ne cherche pas à faire revivre un homme, mais à l’empêcher de figer dans la sauce du mythe. C’est un travail comme un autre, et je n’en connais pas de moins profitable, hélas. Prendre une vie déjà vécue, la tremper dans d’autres couleurs, lui imaginer de vagues dérivés – quel écrivain, en sa paresse infinie, ne rêve pas d’une telle entreprise ? Risque : zéro. Plaisir : un. Le sujet ? Qu’il soit boxeur ou aviateur, chanteur ou assassin, peu importe, du moment qu’il ait, en guise de bretelles, une solide légende. Donc : un savant chassant chasser.

Esquissant à plaisir dévoyé mais sans irrespect le grand roman d’apprentissage européen pour aussitôt le subvertir et le détruire, jouant aussi bien avec les ombres des personnages de Jack London, et comme avec le souvenir mutant de son « Martin Eden », qu’avec l’impossible capitaine Cook d’Éric Chevillard, l’auteur mandaté par Claro – l’un des avatars alors disponibles, mais lequel ? – joue avec nos nerfs, mais surtout avec les neurones qui les régissent en partie, en distillant au fil des pages, détournant la source José Maria de Heredia, ses routiers et capitaines devenus gerfauts, en y adjoignant, chaque fois que nécessaire au propos et à la démonstration secrète, des traits hérissés issus de Rimbaud (il faudra aller voir de plus près ces éponges de mer Rouge, avant que ne s’ouvre le canal de Suez, nous suggère-t-on avec force), de Baudelaire, de Nerval ou de Mallarmé peut-être même. Il n’est ici de littérature que si elle est poésie, et seul le fouaillage obsessionnel du langage (de charnier en charnier, le cas échéant) peut être à même de permettre à l’écrivain – et donc à la lectrice ou au lecteur, car le lector in fabula est ici tout entier à nos côtés – de mettre le doigt, ou, avec optimisme, la main, sur l’Autre qui est à l’œuvre en lui (ou l’un des Autres, en tout cas).

Je le livre ainsi au lecteur, entre deux hontes bues. À ce dernier de s’en saisir et d’en faire, si bon lui semble, un personnage susceptible d’enrichir ses rêves préoccupés. Je ne suis ni le four ni le moulin.
Je l’ai installé au bastingage, l’estomac retourné ainsi qu’il sied aux voyageurs imprudents. On pourrait également imaginer qu’il s’aventure dans la salle des machines, s’avance dans les effluves grenus du grésil et du charbon, fixe d’un oeil dilaté les épaules craquelées de suie et de sueur des soutiers, échange avec eux des brisures de récits, puis remonte faire bombance de vents et de visions. Il me faudrait, je crois, aussi, un souffleur, et quelque éclairagiste ingénieux pour parfaire la scène, lui conférer ce miasme de crédibilité qui dilate les narines avides de pittoresque. Peaufiner des dialogues, aussi, pourquoi pas, et laisser s’ébattre entre guillemets toutes sortes de notations, en respectant les possibles accents, les éventuelles distorsions nées d’une écoute imparfaite. Camper, en somme, plutôt que décamper, comme à mon habitude.

Il y a ainsi une jubilation toute particulière à tenter de suivre pas à pas, par monts éruptifs et par vaux canalisés, les tours et détours de ce vilain homme que prétend être ici l’écrivain – en tout cas, celui qui affecte de se livrer à l’indiscrétion du témoin lecteur, en avouant au passage idiosyncrasies, limites, péchés véniels, erreurs de jeunesse, fantasmes coupables, excursions psychiatriques – à la recherche de l’impossible réconciliation entre l’enfant, l’homme et l’Autre. Et Baudelaire n’aurait -il pas ainsi écrit en réalité « Difficilement saisissable caméléon, mon semblable, mon frère », plutôt que la phrase fameuse qui lui est attribuée ? Dans cette quête forcenée du langage comme outil à forcer les cadenas (où le découragement peut à l’occasion faire son apparition, redoutable), les figures de style ne durent guère (la prétérition a droit, fort logiquement, à une mention bien spécifique), les mots sont davantage malles-cabines que simples valises (sans qu’il soit question de leur volume apparent, les tesseracts autorisés par le sens de la formule sont là pour ça – nous en avions eu déjà une singulière démonstration, en bonne et due forme, dans « CosmoZ » comme dans « Tous les diamants du ciel »), les plis et les replis des images sont montés et démontés à une vitesse étourdissante (plus encore sans doute que dans « Madman Bovary » ou « Dans la queue le venin »), et l’érudition sous-jacente, toujours savamment mâtinée d’ironie respectueuse, n’a rien à envier aux magnifiques développements du « Cannibale lecteur », même lorsqu’en fin de parcours le culte du cargo et ses ramifications conradiennes font leur apparition.

Cette histoire d’habit qui fait et défait le moine au gré des haines et des paysages me réjouit au plus haut point, même si l’expérience m’a appris qu’il n’est nul besoin d’être grimé pour devenir, malgré soi, l’autre de l’autre. Souvent, on m’attribue des racines à la seule vue de mon écorce, ou plutôt de mon faciès, car la métaphore arboricole ne nous est guère d’utilité dans ce monde où, à part pour y pendre un homme, se rattraper aux branches ne fait guère illusion.

Comme un Jorge Luis Borges qui aurait ajouté une puissante carapace charnelle à sa vigueur intellectuelle, Claro croit (et nous démontre ici que cette croyance n’est pas folie) à la vertu de l’esquisse et de l’ébauche, pour pénétrer l’essentiel, le langage (sans qu’il soit question ici de longueur des récits : les grands romans sont bien in fine ceux qui maintiennent une densité langagière de premier ordre, de la première à la dernière page, quelle que soit l’épaisseur qui les sépare). Sans aucun doute, prochainement, un Étiemble contemporain devra-t-il écrire avec affection et admiration un autre « Cet homme est à tuer », dans Les Temps Modernes ou dans une revue occupant désormais sa place vitale, tant le travail de l’auteur de « Livre XIX » et de « Comment rester immobile quand on est en feu ? » (question plus que jamais centrale ici) rend délicat le projet d’écriture pour bien d’autres auteurs.

Qui ne naît qu’une fois ne meurt qu’une fois. C’est ainsi que les hommes vivent et au loin, croyez-moi, leurs baisers ont un mal de chien à les suivre. Et la semaine et le dimanche.

Claro - Hors du charnier natal - éditions Inculte
Charybde2
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