Meghan Murphy : contre la culture du viol
En janvier 2015, Brock Turner, un nageur étoile inscrit à l’Université de Stanford aux États-Unis a été aperçu alors qu’il agressait sexuellement une femme allongée à terre, inconsciente. Il a essayé de s’enfuir après avoir été vu par deux témoins, mais ils l’ont maîtrisé et retenu jusqu’à l’arrivée de policiers.
Jeudi dernier, l’homme de 20 ans, qui risquait 14 ans de détention, a été condamné à six mois de prison, assortis d’une période de probation de trois ans, et devra être inscrit à vie au registre étasunien des délinquants sexuels.
Dans une déclaration faite au tribunal avant la détermination de la peine, le père de Brock, Dan Turner, a déclaré que la vie de son fils avait été « profondément changée à jamais » et que la peine était « un prix élevé à payer pour 20 minutes d’action ».
Extrait de la déclaration du père de Brock Turner, Dan Turner :
Au point où en sont les choses, la vie de Brock a été profondément altérée pour toujours par les événements du 17 et du 18 janvier. Il ne sera plus jamais ce joyeux garçon à personnalité avenante et à sourire accueillant. Aujourd’hui, il est constamment soucieux, anxieux, craintif et déprimé. Cela se voit dans son visage, la façon dont il marche, sa voix affaiblie, son manque d’appétit. Brock a toujours aimé certains types d’aliments et il est lui-même un très bon cuisinier. J’avais toujours grand plaisir à lui acheter une grosse entrecôte à faire cuire au gril ou à lui rapporter sa friandise préférée. Je devais m’assurer de cacher mes bretzels ou mes croustilles parce que je savais qu’ils ne dureraient pas longtemps lorsque Brock revenait d’une longue session d’entraînement. Aujourd’hui, il consomme très peu de nourriture et ne mange que pour subsister. Ces verdicts l’ont brisé, lui et notre famille, de mille façons. Sa vie ne sera jamais celle dont il rêvait et pour laquelle il avait travaillé si fort. C’est un prix élevé à payer pour 20 minutes d’action en plus de 20 ans de vie. L’exigence de devoir être inscrit comme délinquant sexuel pour le reste de sa vie modifie en permanence les endroits où il peut vivre, se rendre, travailler et les rapports qu’il pourra avoir avec des gens et des organisations. Ce que je sais, du fait d’être son père, est que l’incarcération n’est pas une punition appropriée pour Brock. Il n’a pas d’antécédents criminels et ne s’est jamais montré violent envers personne, y compris dans les actes qu’il a commis la nuit du 17 janvier 2015. Brock peut contribuer de tellement de façons positives à la société, et il est entièrement dévoué au projet de sensibiliser d’autres élèves de niveau collégial aux dangers de la consommation d’alcool et de la promiscuité sexuelle. Permettre à des gens comme Brock d’en éduquer d’autres sur des campus universitaires est la façon dont la société peut commencer à briser le cycle de la consommation excessive d’alcool et de ses malheureux résultats. Une période de probation est la meilleure réponse pour Brock dans la présente situation et elle lui permet de compenser la société de façon positive au final.
Avec tout mon respect
Dan A. Turner
En fait, la victime de 23 ans ne souhaitait pas au départ de peine de prison pour son agresseur ; elle tenait pour acquis que Brock lui ferait « des excuses officielles » et que les choses en resteraient là pour l’un et pour l’autre. Au lieu de cela, le jeune homme a engagé un avocat, qui a mis le paquet pour tenter de discréditer la victime, la forçant à passer une année à raconter en détails son traumatisme et à répondre à des questions et des accusations non pertinentes au tribunal.
Dans une puissante lettre, lue en cour au moment de la détermination de la peine et que vient de publier le webmagazine BuzzFeed, elle décrit les graves conséquences de l’agression, expliquant qu’elle était allée à une fête organise dans une « fraternity » et s’était réveillée « sur un brancard dans un couloir d’hôpital » avec « du sang séché et des bandages sur le dos des mains et un coude ».
« Un adjoint m’a expliqué que j’avais été agressée. Je suis restée calme, convaincue qu’il parlait à la mauvaise personne. Je ne connaissais personne à cette fête. Quand on m’a finalement autorisée à utiliser les toilettes, j’ai abaissé le pantalon de l’hôpital qu’on m’avait mis et au moment d’abaisser mon sous-vêtement, je n’ai rien senti. Je me souviens encore du sentiment de mes mains sur ma peau qui ne touchaient rien. Je regardais vers le bas et il n’y avait rien. La mince pièce de tissu, la seule chose séparant ma vulve de tout le reste, n’y était plus et tout l’intérieur de mon corps était insensible. Je n’ai pas encore de mots pour décrire ce sentiment. Afin de pouvoir continuer à respirer, j’ai pensé que les policiers avaient utilisé des ciseaux pour m’enlever mon sous-vêtement comme élément de preuve. » (TRADUCTION DE TRADFEM)
Après un examen approfondi et intrusif pour compléter le kit de constat post-agression sexuelle, la victime a été autorisée à prendre une douche. Elle écrit :
« Je suis restée là à m’examiner sous le jet d’eau et j’ai décidé ‘Je ne veux plus de mon corps’. J’en étais terrifiée, je ne savais pas ce qui l’avait pénétré, s’il avait été contaminé, qui l’avait touché. Je voulais enlever mon corps comme on enlèverait un blouson ou une veste, et le laisser à l’hôpital avec tout le reste. »
Elle savait qu’elle avait été agressée sexuellement, mais ne savait rien de plus. Ce fut seulement plus tard, en lisant un bulletin de nouvelles au travail, que la victime a appris les détails de son attaque :
« Un jour, j’étais au travail, je faisais défiler les nouvelles sur l’écran de mon téléphone, et suis tombée sur un article. Je l’ai lu et c’est là que j’ai appris pour la première fois la façon dont j’avais été trouvée inconsciente, la chevelure en désordre, un long collier enroulé autour de mon cou, mon soutien-gorge sorti de ma robe, ma robe remontée au-dessus de ma taille et arrachée de mes épaules, et pour le reste entièrement nue jusqu’à mes bottes, les jambes écartées ; j’avais été pénétrée à l’aide d’un objet étranger par quelqu’un que je ne reconnaissais pas. C’est ainsi que j’appris ce qui m’était arrivé à moi, assise à mon bureau en lisant les nouvelles au travail. J’ai appris ce qui m’était arrivé au même moment que le reste du monde. »
Inexplicablement, cet article détaillant le viol d’une femme se terminait par une énumération des statistiques de performance de natation de l’agresseur.
Cette nuit-là, elle a dit à ses parents qu’elle avait été agressée sexuellement, mais les a avertis de ne pas regarder les nouvelles pour ne pas être « bouleversés ». Elle leur a dit :
« ’Sachez simplement que je vais bien. Je suis ici, et je suis bien.’ Mais alors que je leur parlais, ma mère a dû me retenir parce que je n’arrivais plus à tenir debout. »
Brock avait rencontré la victime à cette fête et l’avait amenée derrière une benne à ordures, puis agressée. Elle note qu’il l’a ciblée spécifiquement, puisqu’elle était seule et vulnérable, trop ivre pour se défendre. Elle écrit : « Parfois, je pense que, si je n’étais pas allée à cette fête, alors ce ne serait jamais arrivé. Et puis, je me rends compte que ce serait arrivé, mais à quelqu’un d’autre. »
Plutôt que de prendre le temps de guérir, la victime dit qu’elle a été « revictimisée », maintes et maintes fois, forcée de se rappeler tout ce qu’elle pouvait sur cette nuit, « dans les moindres détails ». Après avoir été forcée de répondre aux questions agressives de l’avocat de Brock, « des questions conçues pour faire dérailler mon témoignage, pour m’amener à me contredire … des questions formulées de manière à manipuler mes réponses », elle a appris que son agresseur avait inventé un nouveau compte rendu de l’événement, prétendant qu’elle avait « dit oui à tout », en dépit du fait qu’elle ne pouvait même pas prononcer une phrase.
Brock a déclaré : « À aucun moment donné je n’ai vu qu’elle ne réagissait pas. Si à un moment j’avais cru qu’elle ne réagissait pas, j’aurais arrêté immédiatement. » La victime souligne que, lors de l’interrogatoire, l’un des hommes qui avaient attrapé et retenu Brock « pleurait si fort qu’il était incapable de parler à cause de ce qu’il avait vu ».
« Voici la chose. Si votre plan était de n’arrêter que lorsque je cesserais de réagir, alors vous ne comprenez toujours pas. Vous n’avez même pas arrêté quand j’étais inconsciente de toute façon ! C’est quelqu’un d’autre qui vous a arrêté. Deux gars à vélo ont vu que je ne bougeais pas dans l’obscurité et ont dû vous jeter au sol. Comment n’avez-vous pas remarqué cela quand vous étiez sur moi ? »
Malgré tout cela, malgré le fait que cette femme a été trouvée avec des écorchures sur tout le corps – avec de la saleté, des aiguilles de pin et des lacérations à l’intérieur de son vagin – Brock a affirmé qu’elle avait aimé cela, et qu’elle avait même joui. Il a ensuite tenté de se dépeindre comme la véritable victime, ayant été attaqué par les « méchants Suédois » qui ont appelé la police.
« Je perds le sommeil quand j’imagine la façon dont les choses auraient pu tourner si ces deux gars n’étaient pas arrivés », écrit la victime.
En mars dernier, Brock a été condamné par douze jurés, qui l’ont reconnu coupable de trois chefs d’accusation au-delà de tout doute raisonnable. La victime a décrit en détail les « dommages irréversibles » faits à elle et à sa famille pendant le procès. Et malgré tout cela, la réaction du père de ce jeune homme privilégié, malhonnête, égoïste et violent est, en substance, de plaindre « mon pauvre fils qui aime tant l’entrecôte et les bretzels » ?
« Un prix élevé à payer » ? Pour « 20 minutes d’action » ? Si, au strict minimum, vous n’arrivez pas à comprendre en tant que père pourquoi appeler une agression sexuelle de « l’action » fait partie du problème – une partie de ce qui amène des hommes comme votre fils à agresser des femmes inconscientes – alors cette sentence n’a certainement rien d’élevé. À vous entendre, il est par trop facile d’imaginer ce que votre fils a appris sur « le sexe » et sur la façon de « s’en procurer ».
Des hommes détruisent la vie des femmes, en tant qu’individus et collectivement, chaque fois qu’ils commettent ces genres d’attaques. Et puis ils essaient de se protéger les uns les autres : « C’était un type bien », « Il mérite la compassion ». Mais à quel moment cette compassion s’étend-elle aux femmes qui vivent dans la peur et le traumatisme à cause d’hommes comme Brock qui sont, en vérité, partout ? » Qui sont partout parce qu’ils sont élevés par des hommes, entourés par des hommes qui considèrent qu’une agression sexuelle constitue « 20 minutes d’action » ? Voilà le sens littéral de la culture du viol : l’idée que le sexe est une chose due aux hommes, que les hommes obtiennentdes femmes, à n’importe quel prix. Le viol est du sexe, en régime patriarcal. Et le désir des hommes est toujours excusable, toujours acceptable, toujours plus prioritaire que la sécurité des femmes, leur bien-être et leur dignité.
« Pendant que vous vous inquiétez de votre réputation brisée », a écrit la victime, « moi je réfrigérais des cuillères tous les soirs pour qu’en me réveillant, les yeux gonflés de larmes, je puisse tenir ces cuillères contre mes yeux, pour en réduire l’enflure et arriver à voir. » Elle explique ne plus pouvoir dormir dans l’obscurité et avoir tellement peur de ses cauchemars récurrents qu’elle attend jusqu’au matin pour dormir. Elle n’arrive plus à sortir seule et a perpétuellement peur.
La victime avait dit à son agent de probation qu’elle ne « voulait pas voir Brock pourrir en prison », que ce qu’elle « voulait vraiment était que Brock saisisse, comprenne et admette son méfait ». Mais après avoir lu le rapport de la partie défenderesse au procès, il est devenu clair pour elle que Brock n’a « démontré aucun remords ou responsabilité sincère pour sa conduite ». Malgré sa condamnation, « tout ce qu’il a admis avoir fait est de consommer de l’alcool », en accusant plutôt la « promiscuité » et « l’alcool sur le campus ». Elle écrit :
« Une personne incapable d’assumer la pleine responsabilité de ses actes ne mérite pas une peine réduite », écrit-elle. « Il est profondément offensant qu’il tente de diluer son viol avec une suggestion de ‘promiscuité’. Par définition, le viol n’est pas l’absence de promiscuité, le viol est l’absence de consentement, et cela me perturbe profondément qu’il ne puisse même pas faire cette distinction …
… La gravité du viol doit être communiquée sans détour, nous ne devons pas créer une culture qui suggère que nous apprenions par essai et erreur que le viol est mauvais. Les conséquences de l’agression sexuelle doivent être suffisamment graves que les gens en aient assez peur pour faire usage de jugement même s’ils sont en état d’ébriété, suffisamment graves pour avoir un effet préventif …
… Il est maintenant inscrit à vie comme délinquant sexuel. Cette sentence n’expire pas. Tout comme ce qu’il m’a fait n’expire pas, ne disparaîtra pas tout simplement après un nombre déterminé d’années. Cela reste avec moi, ça fait partie de mon identité, il a changé pour toujours la façon dont je me comporte, la façon dont je vis le reste de ma vie. »
L’on prévoit que Brock ne purgera que trois mois d’une peine de six mois dans la prison du comté. Le journal The Guardian écrit que « le juge, Aaron Persky, a décrété que les références positives concernant le prévenu et son absence de casier judiciaire l’avaient persuadé d’être plus clément ». Il était préoccupé que la prison ait « un grave impact sur Brock ».
Meghan Murphy
Meghan Murphy est écrivaine et journaliste indépendante, secrétaire de rédaction du soir pour le site rabble.ca, et fondatrice et directrice du site Feminist Current. Elle a obtenu une maîtrise au département d’Études sur les femmes, le genre et la sexualité de l’Université Simon Fraser en 2012. Elle travaille actuellement à un livre qui invite à un retour vers un féminisme plus radical, rappelant la deuxième vague et ancré dans la sororité.
Meghan a commencé sa carrière radiophonique en 2007, dans une caravane installée au milieu d’un champ de moutons. Son émission s’appelait « The F Word » et était diffusée à partir d’une toute petite île au large des côtes de la Colombie-Britannique. Elle a pleinement profité de la liberté que lui laissait cette radio pirate : buvant de la bière à l’antenne, lisant des passages d’Andrea Dworkin, et passant du Biggie Smalls. Elle est revenue à Vancouver, où elle a rejoint l’émission de radio nommée, coïncidence, elle aussi « The F Word », qu’elle a produite et animée jusqu’en 2012. Le podcast de Feminist Current est le projet « radio » actuel de Meghan, une façon de communiquer une analyse critique féministe progressiste à quiconque s’y intéresse. Feminist Current est une émission syndiquée à Pacifica Radio et hébergée par le réseau de podcasts Rabble.
Meghan blogue sur le féminisme depuis 2010. Elle n’hésite pas à penser à contre-courant et a été la première à publier une critique des défilés Slutwalk, en 2011. C’est l’une des rares blogueuses populaires à développer en public une critique à la fois féministe radicale et socialiste de l’industrie du sexe. Les critiques adressées par Meghan au#twitterfeminism, à la mode du burlesque, à l’auto-objectivation des selfies, et au féminisme du libre choix lui ont valu une foule d’éloges et d’attaques, mais surtout une reconnaissance comme écrivaine qui n’a pas peur de dire quelque chose de différent, en dépit de ce que le féminisme populaire et les grands médias décrètent comme ligne du parti.
Vous pouvez trouver ses écrits en version originale dans les médias Truthdig, The Globe and Mail,Georgia Straight, Al Jazeera,Ms. Magazine, AlterNet, Herizons, The Tyee, Megaphone Magazine,Good, National Post, Verily Magazine,Ravishly, rabble.ca,xoJane, Vice, The Vancouver Observer etNew Statesman. Meghan a également participé à l’anthologie Freedom Fallacy : The Limits of Liberal Feminism.
Meghan a été interviewée par Radio-Canada, Sun News, The Big Picture avec Thom Hartmann, BBC Radio 5, et Al Jazeera, ainsi que dans de nombreux autres médias.
Isabelle Alonso a publié une interview d’elle sur son blog.
Vous pouvez la suivre sur Twitter @MeghanEMurphy.
Traduction : TRADFEM
Version originale : http://www.feministcurrent.com/2016/06/06/rape-culture-is-brock-turner-father-20-minutes-action/