Là où dansent les morts
Inquiétante disparition chez les voisins zuñi : "Là où dansent les morts" est la deuxième enquête du policier navajo Joe Leaphorn.
Publié en 1973, traduit en français en 1986 chez Rivages par Danièle et Pierre Bondil, le deuxième roman de l’immense saga navajo contemporaine entamée par Tony Hillerman en 1970 avec « La voie de l’ennemi » (à la note de lecture de laquelle je vous renvoie donc pour une introduction générale) franchit une étape essentielle en intronisant le lieutenant Joe Leaphorn comme personnage principal (l’auteur confessa plus tard avoir commencé l’écriture du premier volume avec l’intention de faire de l’anthropologue McGee le protagoniste central et la « voix » de l’auteur, avant que le policier taciturne ne s’impose quasiment de lui-même – les anthropologues, les archéologues et les universitaires se penchant sur les civilisations du Sud-Ouest américain continueront à jouer néanmoins un rôle souvent essentiel tout au long de la saga).
Avec ce deuxième volume, Tony Hillerman solidifie son dessein et son propos : mettre en scène un policier navajo confronté à de véritables enquêtes, dans lesquelles le banal et le quotidien se mêleront à l’extraordinaire, dans lesquelles les religions et les coutumes anciennes joueront un rôle qui sera loin d’être uniquement décoratif, dans lesquelles les superstitions et les croyances endogènes, mais aussi les avidités exogènes, seront souvent un élément majeur, et dans lesquelles vibrera en permanence la difficulté de la survie et de l’adaptation des natifs au sein d’un monde de vainqueurs qui, fondamentalement, méprisent leurs valeurs.
Peut-être six mille Zuñis, pensa Leaphorn, et cent soixante-dix kilomètres carrés ; et à part quelques centaines, ils vivaient tous comme des abeilles dans cette unique ruche bourdonnante d’activité. Jusqu’à vingt-cinq ou trente par maison, lui avait-on dit. Toutes les filles d’une même famille habitaient sous le toit de leur mère, y habitaient avec leur mari et leurs enfants dans une sorte de coutume inverse de l’ostracisme frappant la belle-mère chez les Navajos. Une poignée de Zuñis vivaient donc dans une ville plus grande que n’en avaient jamais construit les Navajos dont le nombre était de cent trente mille. Quelle était la force qui poussait les Zuñis à se rassembler de la sorte ? Était-ce la force opposée à celle qui poussait son propre Dinee à se disperser, à rechercher l’isolement, autant pour trouver de l’herbe, du bois et de l’eau, que pour être maître du site de son hogan ? Était-ce pour cette raison que le peupleZuñi avait survécu à cinq siècles d’invasion ? Y avait-il une loi naturelle comparable à celle de la masse critique en physique nucléaire, qui voulait qu’un nombre x d’Indiens concentrés dans un nombre x de mètres carrés puissent résister aux Coutumes des Hommes Blancs en puisant leur force les uns dans les autres ?
Parce qu’un jeune Navajo ayant disparu pourrait être impliqué dans le meurtre d’un jeune Zuñi qui était son meilleur ami, Joe Leaphorn participe à l’enquête multi-juridictionnelle (rassemblant la police zuñi, la police de l’État du Nouveau-Mexique, le shériff du comté, le FBI et la DEA, excusez du peu) qui a été ouverte autour de la réserve zuñi, lieu du crime, à une centaine de kilomètres au sud-est de la réserve navajo, en direction d’Albuquerque, tout cela prenant place dans les jours qui précèdent la plus importante fête religieuse du peuple zuñi, fête au cours de laquelle les célèbres kachinas (que l’on trouve aussi chez les voisins Hopis), personnifiant les dieux arpentant la Terre, jouent un rôle essentiel.
Shulawitsi, le Petit Dieu du Feu, membre du Conseil des Dieux et Représentant du Soleil, avait ajusté à ses pieds ses chaussures de sport à fermeture velcro. Ainsi que l’Entraîneur le lui avait appris, il avait serré fort sur le cou de pied le ruban à crochets. Et maintenant, les pointes qui mordaient dans la terre compacte du chemin des moutons semblaient être une partie de lui-même. Il courait avec une grâce parfaitement acquise, son corps fonctionnant comme une machine, son esprit ailleurs occupé à autre chose. Juste devant lui, là où le chemin obliquait sur le flanc de la mesa, il allait s’arrêter, comme il le faisait toujours, se chronométrer et s’accorder quatre minutes de repos. Il savait maintenant avec une certitude triomphante qu’il serait prêt. Ses poumons s’étaient dilatés, les muscles de ses jambes endurcis. Dans deux jours, quand il guiderait Longue Corne et le Conseil depuis le village ancestral jusqu’à Zuñi, la fatigue ne lui ferait pas oublier les mots du chant sacré, ni un seul pas de la danse rituelle. Et quand Shalako viendrait, il serait prêt à danser toute la nuit sans commettre la moindre erreur. Jamais les Salamobia n’auraient à intervenir pour le punir. Il se souvint de quand il avait neuf ans, l’année ou Hu-tu-tu avait trébuché à l’endroit où le chemin franchit le Zuñi Wash ; les Salamobia l’avaient fouetté avec leurs bâtons de yucca tressé et tout le monde s’était moqué de lui. Même les Navajos avaient ri, et ils ne se moquaient guère pendant Shalako. Ils ne se moqueraient pas de lui.
Dès ce deuxième roman du cycle, Tony Hillerman démontre la vraie démarche d’amélioration continue qui sera la sienne des années durant : puisant dans le gigantesque stock d’anecdotes journalistiques glanées au fil de sa première carrière, il aura toujours à cœur, autour de ce matériau, d’approfondir sa documentation, de vérifier ses sources, de corriger d’éventuelles erreurs « techniques » (anthropologiques ou religieuses, notamment) éventuellement commises précédemment, et de coller au plus près à la vérité d’une culture navajo qu’il n’idéalisera jamais, mais qu’il cherchera à rendre dans toute sa richesse et dans bon nombre de ses ambiguïtés, face à la civilisation moderne dominante.
C’est aussi ici que le style d’interrogation de Joe Leaphorn, déjà présent dans « La voie de l’ennemi », et qui deviendra rapidement une composante presque mythique de la saga, s’affirme, mêlant intimement une certaine sagesse navajo (dont le contenu religieux n’est pourtant pas le fort de ce sceptique discret, caractéristique sur laquelle Tony Hillerman jouera bientôt en le contrastant avec un autre policier navajo – mais n’anticipons pas) et un savoir-faire authentiquement policier.
Leaphorn connaissait Ingles de réputation. Pendant des années, il avait sillonné la région depuis la Mission Saint-Michel à côté de Window Rock et, pour les Navajos de Window Rock, il était connu sous le nom de Curé Tracy par déférence envers son arrière-train osseux. Il parlait le navajo, ce qui était rare chez les hommes blancs, et en avait si bien assimilé les tonalités complexes qu’il pouvait pratiquer le passe-temps favori du Peuple consistant à produire des jeux de mots absurdes en faisant semblant de mal prononcer. Pour l’heure, le son de sa voix était triste. Il avait parlé à Leaphorn de la famille d’Ernesto Cata, et maintenant il lui parlait de Shorty Bowlegs. Leaphorn était déjà au courant de l’essentiel. Plus tard, quand il se serait écoulé suffisamment de temps pour que cette conversation prenne un tour tout à fait détendu, il poserait les questions qu’il était venu poser. En attendant, il se contentait d’écouter. C’était là quelque chose que Joe Leaphorn savait très bien faire.
Et on retrouve bien entendu ici, avec joie, la manière propre de l’auteur, glissant une compréhension intime du paysage et de la nature ambiante dans son récit, non pas pour elle-même – comme ce serait le cas par exemple du Edward Abbey de « Désert solitaire » – mais bien pour la subtile interaction qu’elle entretient avec les communautés humaines qui tentent d’y vivre. En route, donc, vers « Femme qui écoute », le troisième tome du cycle.
Tony Hillerman - Là où dansent les morts, éditions Rivages Noir
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