Le western afghan apocalyptique signé Aaron Gwyn

Un western contemporain aux accents ambigus d’Apocalypse Now, sur les arrières talibans.

Publié en 2014, traduit en français en 2015 par François Happe chez Gallmeister, le deuxième roman de l’Américain Aaron Gwyn tente et réussit une fusion presque magique entre une variation subtile d’ « Apocalypse Now » et de « Au cœur des ténèbres », transposés en Afghanistan contemporain, et un western joliment chaotique incluant une dose magnifique d’amour des chevaux et d’harmonie avec la nature, même torturée par la guerre.

Il vit le cheval avant les autres hommes de sa section et, d’un coup de pouce, il mit le sélecteur de son fusil en position SÉCURITÉ. Ils étaient huit, tapis derrière la rangée de gabions, huit rangers en tenue de camouflage pixellisé, genouillères noires et gilets pare-balles. Les projectiles des insurgés claquaient en s’écrasant sur le treillis métallique de la barricade. Depuis un moment, il observait par une fente le quadrilatère de la place du marché située entre lui et les ennemis – du grès rouge, des poteries, une fontaine en béton à sec – et c’est à ce moment-là que le cheval déboucha de derrière la carcasse calcinée d’une Toyota pour s’avancer vers le centre de la place. Jambe arrière gauche, jambe avant gauche. Jambe arrière droite, jambe avant droite. Aucune hâte dans son pas. Pas de selle, pas de couverture. Rien qu’une bride et des rênes en croûte de cuir. Russell avait vu des tas de mules dans ce pays, mais jamais un animal comme celui-ci. C’était un varnish roan, marron foncé sur les joues, les coudes et les jarrets, et, s’il était effrayé par les tirs, il n’en laissait vraiment rien paraître. Il se dirigea jusqu’au centre de la place carrée et s’arrêta. Le silence se fit, et pendant quelques instants, ils n’essuyèrent plus aucun coup de feu. Derrière Russell, les hommes regardaient furtivement au-dessus des fortifications et examinaient l’animal à travers leur lunette de visée. À cinquante mètres de là, le cheval s’ébroua en piaffant. Il fit encore quelques pas ; ses oreilles pivotèrent à gauche et à droite. Russell ramena ses pieds sous lui et se redressa en position accroupie. Le chef de sa section était un Texan nommé Cairns ; de la main il tapa sur l’épaule de Russell et désigna l’animal.
– Ils vont lui tirer dessus, dit-il. Sûr et certain, tu vas voir.

Parce qu’il a eu ce qui ressemble fort à un moment de folie étonnante, sautant sous les feux croisés d’insurgés irakiens pour dompter et sauver un cheval rendu à moitié fou par les tirs, sous les yeux de reporters de la BBC qui passaient par là et qui font vite de la scène un hit viral de YouTube, le sergent Russell, des Rangers, attire l’attention du mythique capitaine Wynne, des Forces Spéciales, engagé dans l’une des plus délicates opérations imaginables au fin fond de l’Afghanistan, loin en zone taliban. Profond et sincère amoureux des chevaux, éduqué par ses grands-parents dans un ranch de l’Oklahoma, Russell est l’homme de la situation, capable de fournir à Wynne, en lui domptant une quinzaine de chevaux et en apprenant à ses hommes à les utiliser, le moyen de gagner sa guerre à lui, en permettant une infiltration d’une autre époque, à haut risque mais à haute capacité de surprise, au cœur du dispositif ennemi.

– Vous avez une semaine pour vous remettre, dit le colonel. Je suppose que vous aimeriez avoir un peu de repos.
– Oui, mon colonel. Ça ne me déplairait pas.
Le colonel baissa les yeux sur ses documents puis les releva sur Russell. Un sourire plissa le coin gauche de sa bouche, mais il ne prit pas la peine de l’effacer.
– Est-ce que je peux vous poser une question ? dit-il.
– Bien sûr.
– Pourquoi diable avez-vous enlevé votre Kevlar ?
– Je vous demande pardon, mon colonel ?
– Sur la vidéo. Vous ne portez pas votre casque. Qu’est-ce qui vous a pris de l’enlever ?
Russell réfléchit avant de répondre.
– J’ai pensé que cela risquait d’effrayer le cheval, j’imagine.
Les yeux du colonel s’agrandirent l’espace d’un instant, puis ils se plissèrent.
– Effrayer le cheval.
– Oui, mon colonel, dit Russell.

On ne trouvera pas ici la puissance géopolitique et la profondeur d’observateur du temps présent d’un DOA (« Pukhtu Primo », 2015), nila charge farceuse d’un Ben Fountain (« Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn », 2012), ni la subtile ironie d’un Phil Klay (« Fin de mission », 2014), mais bien plutôt le questionnement éthique d’un Joseph Conrad (davantage que « Au cœur des ténèbres », c’est peut-être bien « Lord Jim » qui sera évoqué ici le plus puissamment, dans les interstices de la narration), associé à une fort étonnante ode à la communion homme-cheval (qui prend pourtant toute sa résonance au pays des « Cavaliers » de Joseph Kessel), à la nature afghane sauvage, dont la beauté survit à la destruction ambiante, et à cette interrogation intime qui hante en permanence, sans doute, le combattant contemporain, surtout dans la zone des forces spéciales : qu’est-ce qui fait de nous un guerrier ? Pourquoi et comment nous battons-nous ?

L'armurier eut un haussement d’épaules évasif et pointa le doigt vers une feuille de papier jaune où figurait une liste détaillée. Il tendit le bras sous le comptoir et souleva une boîte en carton qu’il posa sur le plateau en contreplaqué avant de la pousser vers les deux rangers.
Elle contenait deux paires de chaussures de marche Merrell, une à la pointure de Russell et l’autre à celle de Wheels. Quatre pantalons North Face de couleur « beige sable », selon les étiquettes. Des polaires North Face grises et noires. Des vestes thermiques North Face. Des T-shirts à manches longues de chez REI. Des ceintures porte-outils en nylon fabriquées par une société spécialisée dans les équipements pour les pompiers et la police. Des bonnets en coton portant le logo de Nike en vert militaire. Des caleçons Under Armour, des amillots collants et des paires de chaussettes imperméables.
Ils sortirent les équipements, mesurant les vêtements en les posant contre leurs bras et leurs jambes, surpris de constater que tout était exactement à leur taille.
Wheels regarda Russell.
– Les gens vont nous prendre pour des Bérets Verts, dit-il.
– Des membres de la Delta Force, dit Russell.
– De la CIA, renchérit Wheels.
Il prit une des casquettes et la posa sur sa tête.
– Va falloir signer, dit l’armurier.
Les rangers le regardèrent. Il avait sorti une autre feuille de papier, d’un vert vif, et l’avait mise sur la jaune.
– Je ne peux pas le faire pour vous.

La Quête de Wynne de Aaron Gwyn ( Gallmeister)
Coup de cœur de Charybde2
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