Le bonheur de la critique noire de Jean-Patrick Manchette
Vingt ans de chroniques de polars et de précieuses digressions apparentes, passionnées et passionnantes.
Publié en 1996 chez Rivages, un an après la mort de Jean-Patrick Manchette, ce recueil regroupe un large échantillon de chroniques écrites par le romancier pour divers supports et dans diverses circonstances, entre 1976 et 1995, sélectionnées par François Guérif et Doug Headline (par ailleurs fils de l’auteur). Le cœur du recueil comprend les 32 articles publiés dans Charlie Mensuel entre 1977 et 1981, ainsi que les 11 « Notes noires » parues dans la revue Polar entre 1982 et 1995.
Monstre d’érudition et de sagacité, le romancier nous livre dans ces chroniques, textes de circonstance mêlés de théorie, et peut-être beaucoup plus que dans les extraits publiés de ses « Journaux », un éblouissant condensé de ses qualités et de ses défauts, de ses fidélités littéraires et de ses obsessions, de ses joies sincères et de ses moutons noirs, de sa rhétorique implacable et de sa mauvaise foi parfois forcenée, le tout exécuté avec un ton bien particulier, surtout dans les articles de Charlie Mensuel, ton que d’innombrables blogueurs tenteront d’émuler au début du XXIe siècle.
Le mieux, pour lire de bons polars, c’est d’abord d’avoir un bon libraire (ou plusieurs). Parce que la plupart du temps, en passant commande, on peut avoir des livres six ou douze fois meilleurs que les nouveautés du trimestre qui sont sur le présentoir pivotant. Encore vous faut-il un bon libraire, un homme qui, si vous lui demandez d’aller vous chercher sous trois jours, en pleine zone bleue, Sérénade de James Cain (1954) ou J’aurais dû rester chez nous de Horace McCoy (1948) ne vous répondra pas qu’il n’y en a plus, c’est épuisé – soit qu’il le pense vraiment, soit qu’il estime très justement que son bénéfice dessus ne vaut pas le dérangement. Amateurs de polars, sachez bonifier votre libraire ! Une fois l’an, achetez-lui un dictionnaire, ou le journal de Jules Renard, ou la correspondance de Marx et Engels, toutes choses volumineuses et coûteuses qui vous vaudront l’estime de l’excellent boutiquier, vous feront passer pour un bon client, et qui d’ailleurs vous aideront à parfaire votre jouissance du polar. Amateurs, bonifier son libraire, c’est parfaire sa jouissance, sachez-le ! (Charlie Mensuel, décembre 1977)
Le point essentiel qui se dégage de ces textes est certainement la cohérence théorique de l’auteur autour du rôle du polar, du noir behaviouriste apparu dans les années 1930 aux États-Unis, sous l’impulsion fondamentale de Dashiell Hammett, de son adéquation historique et critique, écriture qui semblait à Jean-Patrick Manchette comme étant pratiquement la seule à « coller » aux profondeurs politiques et sociales d’une longue époque, et qui devait ensuite assumer son rôle de répétition voire d’auto-parodie en matière littéraire. L’article de décembre 1976, « Cinq remarques sur mon gagne-pain », dans Les Nouvelles Littéraires, qui ouvre le recueil proprement dit juste après l’entretien avec François Guérif paru dans la revue Polar en juin 1980, pose ce cadre théorique, d’une manière humoristique et incisive, tenace et convaincue, qui constituera par la suite une véritable marque de fabrique critique, que l’auteur déclinera à loisir, en pédagogue gentiment obsessionnel qu’il ne cessera jamais d’être. Ces quatre pages mériteraient bien entendu une citation in extenso, je me contenterai néanmoins des deux paragraphes suivants :
Dans le roman criminel violent et réaliste à l’américaine (roman noir), l’ordre du Droit n’est pas bon, il est transitoire et en contradiction avec lui-même. Autrement dit le Mal domine historiquement. La domination du Mal est sociale et politique. Le pouvoir social et politique est exercé par des salauds. Plus précisément, des capitalistes sans scrupules, alliés ou identiques à des gangsters groupés en organisations, ont à leur solde les politiciens, journalistes et autres idéologues, ainsi que la justice et la police, et des hommes de main. Ceci sur tout le territoire, où ces gens divisés en clans, luttent entre eux par tous les moyens pour s’emparer des marchés et des profits. On reconnaît là une image grossièrement analogue à celle que la critique révolutionnaire a de la société capitaliste en général. C’est une évidence. (…)
Ici la lutte des classes n’est pas absente de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s’organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n’est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d’argent (comme dans les J.-H. Chase de la première période), lorsqu’il a (comme chez Hammett et Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait d’où son amertume.
Au fil des chroniques, on verra se dégager un certain nombre de lignes de force, ou de constantes : les auteurs dont Jean-Patrick Manchette est un inconditionnel, pour des raisons qui vont de la cohérence politique à la qualité d’écriture (Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Jim Thompson, James Cain, Léo Malet, Pierre Siniac, Robin Cook – l’Anglais, hein, pas l’Américain médicalisé, …) ; ceux qui, trouvailles occasionnelles ou productions abondantes, trouvent grâce à ses yeux par leur originalité déjantée et souvent amusante (Donald Westlake, Jonathan Latimer, Robert Penn Warren, …) ; ceux auxquels il reconnaît la qualité d’honnête artisan, de fabricant sans génie mais fiable et efficace (Ed McBain, Ross Thomas, …) ; ceux à qui il reconnaît des qualités, mais dont l’élitisme littéraire (réel ou apparent) l’indispose (Jerome Charyn, …) ; ceux enfin auxquels il réserve son aversion, soit pour leur médiocrité absolue (je vous laisse le plaisir de découvrir ceux-là), soit pour leur (d’après lui) simplicité politique caricaturale et leur écriture insuffisamment sèche et/ou béhaviouriste (et là, on pense surtout à Frédéric H. Fajardie et à Jean Vautrin, sur lesquels il multipliera volontiers les piques, prétextant souvent les fautes de style, alors que c’est visiblement bien plutôt le romantisme radical inscrit dans leurs romans qui l’agace). Les regards portés sur les « gros best-sellers » varient, reconnaissant souvent leur qualité mécanique (chez Herbert Lieberman, par exemple), mais fustigeant souvent leur complaisance et leurs facilités (chez Ken Follett, entre autres).
Souvent passionnant lorsqu’il évoque des auteurs bien connus, très précieux lorsqu’il déniche et contextualise des auteurs moins connus (sachant qu’il n’est parfois pas si simple, pour ces derniers, de saisir exactement la substance de la recommandation manchettienne), maniant un humour à rebrousse-poil n’hésitant pas à user de l’adresse directe au lecteur – voire de l’exorde – et du paradoxe, Jean-Patrick Manchette nous offre un parcours vivant, jouissif, parfois dérangeant et gentiment cynique, souvent résigné (sans qu’il soit aisé de juger le clin d’œil permanent qui accompagne ses chroniques lorsqu’il dit les réserver aux « insomniaques » et aux « ferroviaires »), dans la seule véritable littérature qui présente un intérêt social et politique à ses yeux, avec bien entendu les divers essais et travaux « sérieux » qui peuvent l’accompagner et la renforcer, et dont il n’hésite pas à mentionner les plus captivants au détour d’une considération sur la traduction ou sur l’usage littéraire et technique des armes à feu (un morceau de bravoure en soi).
Cette mécanique économique (et bêtement arithmétique) n’est qu’un aspect de la question, le plus plat. Si le polar n’est rentable qu’en édition bon marché, c’est qu’il est considéré généralement comme de la littérature bon marché, de la sous-littérature. Trente mille personnes, dans les années 50, achèteront des polars à 300 AF parce que – parmi les gens qui veulent bien mettre 900 AF dans un livre – il n’y en a pas trois mille pour juger qu’un simple petit polar mérite un tel débours, réservé à la culture (Camus, Sartre, Saint-Exupéry, etc.). On ne peut jamais séparer longtemps l’économie de l’idéologie (d’autant que c’en est une, mais passons). (Charlie Mensuel, janvier 1980)
Surtout, sans doute, Jean-Patrick Manchette tente, tout au long de ces chroniques, articles et points de vue, d’orchestrer avec une rare constance le plaisir de lire, la curiosité réelle, et une forme de cohérence intellectuelle et doctrinale, particulièrement peu fréquente en la matière.
Jean-Patrick Manchette - Chroniques, éditions Rivages Noir
Coup de cœur de Charybde2
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.