Signé Gerard Petrus Fieret
Dans un mouvement similaire à Fernell Franco ou Daido Moriyama, le Hollandais Gerard Petrus Fieret aura passé les années 60 et 70 à exténuer les images du monde d’alors pour s’en approprier l’usage. Aussi révélateur de son regard que de son époque, il a flashé tout et son rien. Une œuvre …
En consacrant, pour la première fois hors de Hollande, une exposition monographique à l’artiste, poète et photographe néerlandais, Gerard P. Fieret (1924-2009), Le BAL a présenté une des œuvres les plus étranges et subversives produites dans les années 1960 et 1970 en Europe. L’univers de Fieret n’est pas celui d’un grand voyageur, il utilise comme matière à photographier les gens qu’il a sous la main. Il réalisera des milliers de clichés entre 1965 et 1975, en restant dans sa ville natale. Ses photos sont en noir et blanc, son matériel photographique n’est pas forcément celui des grands noms de la photo, il utilisera notamment dès 1959 un Praktiflex puis un Zenit E avec une focale qui correspond à l’œil humain.
Dans sa maison, c’est le désordre qui règne, les négatifs ne sont pas conservés dans les conditions idéales, on verra ainsi des photos dont le négatif a été profondément rayé. Il photographie les gens qui passent chez lui, des scènes de rue, des gens sur des quais de gare, la sortie des magasins, des enfants, des femmes, surtout des femmes, des amies, des prostituées. Et ce, à la manière du jeune Ornette Coleman qui préférait jouer avec un saxophone en plastique pour ne pas dépendre du son, mais de son simple souffle.
L’homme qui revient sans cesse dans son travail c’est lui, déguisé dans divers accoutrements. Il réalisera ainsi beaucoup d’autoportraits comme s’il avait une interrogation permanente sur lui. Cette introspection récurrente semble indispensable à son cheminement artistique, il s’observe. Il est aussi voyeur et aime voir l’intimité des femmes qui passent dans sa chambre et se dénudent devant son objectif en prenant des poses suggestives. Les décors pour réaliser ses nus sont des plus ordinaires, la mise en scène des lieux ne l’intéresse pas, c’est le corps, l’âme mis à nu qui prend le pas sur le fond de l’image. En entrant dans son univers on devient à notre tour voyeur, voyeur des corps, voyeur de son désordre. Il envoyait à ses amantes des lettre enflammées, mais toujours les mêmes. Ce dont on s'aperçut à son enterrement, quand plusieurs voulant offrir des témoignages personnels remirent aux personnes présentes, des lettres dont seul l'intitulé et le prénom changeaient.
Fieret est inclassable, il est avant tout sympathique par sa spontanéité et son coté poète qui se moque des conventions, de la technique. Il effectuait lui même ses tirages qui manquent parfois de contrastes et qui pour certains résistent mal à l’épreuve du temps, réalisant ainsi des images empreintes d’une authenticité évidente. Et on apprend, à ce propos, que vrai beatnik désargenté, il demandait autant aux labos qu'aux fabricants de papier à développer de lui céder leur stock de produits périmés gratuitement, ce qui donne aussi un autre éclairage sur la qualité des tirages et des photos qui en résultent.
Un état paranoïaque l’a conduit à apposer son timbre copyright et à signer abondamment ses photos de peur d’être imité. Les tampons sont parfois multiples sur l’image et placés un peu n’importe comment. Cette étape de sa carrière révèlent la fragilité d’un homme qui s’est cherché dans le regard des autres et dans son propre regard, caché derrière son objectif à saisir des instants de vie. Ses photographies, tels des miroirs sans tain, lui permettent d’atteindre un paradoxe : en se cachant derrière le viseur, il se révèle et affirme sa présence au monde. Et depuis sa mise en avant dans les années 2000 par une galerie new-yorkaise, un cliché Fieret est forcément orné au moins d'un tampon, si pas d'une signature ou plusieurs surajoutées au tirage qui en font la valeur après des collectionneurs.
Toujours en noir et blanc. En noirs surtout, parfois troubles, épais et toujours lumineux, magnifiés par des tirages aux dimensions inhabituelles pour l’époque, notamment le format 60 x 80 cm qui lui est cher. Transgressif, hors norme et hors du temps, Fieret malmène l’image et distord le réel à la recherche de « quelque chose de surnaturel, un sentiment d’éternel ». L’exposition au BAL a présenté ainsi 200 tirages d’époque, sauvés de conditions extrêmes de production et d’une vie nomade d’ateliers en abris : obtenus à partir de produits chimiques et de papiers périmés, parfois séchés et brûlés à la bougie, exposés délibérément aux accidents de la vie quotidienne – poussière, traces de pas, griffures, déjections de souris ou pigeons –, pour la plupart signés et tamponnés compulsivement par leur auteur, ils portent les marques d’une agression permanente tout en étant les ultimes témoins d’une fulgurance disparue.
Il est important d'ajouter au final que, Fieret jamais diagnostiqué bipolaire, a fini par se replier sur lui-même à partir de 1975 et qu'il est ensuite retourné à la poésie et au fusain jusqu'à la fin de sa vie, parcourant inlassablement les collections pour signer ses œuvres qu'il avait souvent données aux lieux qui voulaient bien l'accueillir. Quand on sait qu'un grand tirage de Fieret coûte aujourd'hui plus de 50 000 $ sur le marché, on se dit que la vie est salement chienne.