Recettes pour vaincre la peur : Clerc en vers, ou la Poeasy

Les livres de Thomas Clerc mettent trois ou quatre ans à nous parvenir, tels des astres lointains, mais au moins, quand ils arrivent, ils ont la force et l'intensité de ces aérolithes qui nous aident à oublier les petits producteurs de caillasses. En outre, les livres de Clerc sont épatants – au sens où ils étonnent et satisfont – et nécessaires – leur absence serait scandaleuse.

© James Hopkins, Wasted Youth

Son dernier opus paru, Poeasy, se dévore lentement et se déguste fiévreusement avec le même plaisir qu'on éprouve, par exemple, à voir Patterson, le film de Jarmush (lui-même à l'antipode de cet indigestupide koulibiak qu'est La-La-Land, mais passons).

En 2007, Clerc nous faisait visiter un arrondissement parisien jusque dans les plis de son espace-temps; en 2013, avec Intérieur, il nous libérait dans un appartement au-delà des apparences. Aujourd'hui, il nous donne Poeasay, un recueil de 751 poèmes, fruits nerveux d'une imprévisible greffe de "poésie-easy", donc, mais attention! easy ne veut pas dire à l'aise, même si casuel pourrait faire l'affaire, voire décontracté, mais sûrement pas relâché, ça non, car si le poème-clerc feint souvent de se dandyner, c'est pour mieux fractaliser des crispations, un peu comme on adopte un certain froissé pour empêcher à certaines évidences de glisser trop vite:

"Easy veut dire facile
or la facilité n'est pas facile
c'est assez difficile d'être facile
ça ne paraît pas comme ça
pourtant ça l'est, easymoi je ne le traduis pas,
pas par facile en tout cas
."

A qui voudrait attribuer quelques étoiles à sa portée (musicale, of course), on fourguera vite-fait-bien-fait-pour-lui les noms de Laforgue et Queneau, en ajoutant un peu de poussière de Roussel sans oublier quelques grains de Perec, puis on arrêtera de presser l'éponge de la comparaison pour que tout soit plus Clerc.

C'est quoi, pour Clerc, la poeasy? Un peu comme le speakeasy? on commande de la poésie, mais à voix basse, pour ne pas attirer l'attention? C'est évidemment plus complexe, mais aussi moins clandestin. Chez Clerc, le poème est un petit module rusé, ce qu'il qualifie ainsi:

"une autre came d'inédite voix, pas trop produite",

bref, un drone émotionnel, une nictation mentale, qui touche à tout (ce qu'il aime, déteste, a besoin, se moque de, prend appuis sur, a connu, évité…), joue la carte de la nonchalance pour aborder l'essentiel, pousse la chansonnette pour couper le socio ou le philo d'un fier rejet du gauche, s'introspecte en surface et se confesse en multi-face. Il se livre à toutes sortes d'exercices périlleux (donner son avis, le reprendre, se détailler, s'entailler…), décrit des descriptions (Pasolini palpite par ici), embrasse les années écoulées puis écroulées, en un fier feu roulant où tantôt ça popart' tantôt ça discote, le tout épaulé discrètement par une ombre-bartleby. Précisons que c'est cadencé au millimètre même si ça joue à claudiquer souvent (le côté funk-Verlaine de Clerc).

Changeant sans cesse de registre, de tessiture, variant les angles d'attaque et les postures de recul, Clerc parle de tout sans omettre le rien, intrigué autant par les reliefs que les creux, sachant faire parler le superficiel et rabattre son caquet au profond, transmutant l'impressionnante ambition de son projet en une intranquille épopée de l'immédiat où chaque mot tapé tape en retour. Un moteur à dépositions, où se livre plus d'un pan d'auteur.

Lecteur, repose ce grumeleux roman jaunâtre qui suinte la naphtaline narrative et file acquérir sans plus tarder ce feu d'artifices sincères qu'est Poeasy!

"Saboter une arme, une pelle
à bras cassés, toi
tu faisais bien des massacres
de poupées. Ah, qu'on ne rouille
pas trop vite.
"


Thomas Clerc, Poeasy, éd. L'Arbalète/Gallimard, 24 €

Publié par Cannibale Claro