Amour et mesures en totale hilarité
L’abîme hilarant et songeur des vies parallèles de John Wonder, certificateur en chef de records et de faits. Publié en 2015, quatre ans après le bluffant « Shangrila », traduit en français en 2016 à nouveau par Patricia Barbe-Girault chez Asphalte, le cinquième roman de l’Australien Malcolm Knox, bien qu’extrêmement différent du précédent, s’attache néanmoins à nouveau à un être plus grand que – et fort différent de – la vie telle qu’elle est habituellement conçue.
John Wonder nous apparaît d’abord comme un père attentif et aimant, à l’érudition confondante et quelque peu hétérodoxe, à la profession légèrement mystérieuse qui le tient éloigné de ses enfants deux semaines sur trois.
Quand nous étions petits, notre père s’asseyait sur l’un de nos lits, le soir, et déchargeait son sac à histoires.
Il éteignait notre lampe. Il ne commençait pas tant que nous n’avions pas les yeux fermés. L’obscurité venait confirmer son absence totale d’odeur, que ce soit cosmétique ou animale, même si cette absence nous frappe plus aujourd’hui qu’à l’époque. Impossible de le sentir dans le noir, mais cela n’avait rien d’inhabituel pour nous. Les pères étaient inodores, voilà tout.
« J’attends », annonçait-il. (…)
Nous ne recevions pas de telles visites tous les soirs, seulement ceux où notre père était à la maison. À notre naissance, nous a expliqué notre mère, il restait près de nous chaque soir de chaque semaine et nous endormait en nous racontant des histoires. Mais nous étions bien incapables de comprendre ce qu’il disait, comme nous sommes incapables à présent de nous rappeler cette époque. Il devait avoir l’impression de penser à voix haute, à détailler toutes ces anecdotes devant des nourrissons. Chaque soir ! Nous nous souvenons de lui uniquement comme d’un visiteur occasionnel, comme de l’adulte qui venait déposer une pièce en échange d’une dent. L’avoir eu rien que pour nous à une époque nous apparaît aussi miraculeux que le miracle de l’enfance lui-même.
C’est au bout de quelques dizaines de pages que se dévoilent d’abord un métier, celui de certificateur de records, pour le compte d’émules contemporains du Guinness Book, et désormais de faits, pour diverses encyclopédies en ligne particulièrement scrupuleuses, puis une situation de famille, pour le moins complexe, puisque John Wonder est marié à trois femmes différentes sur trois continents différents, passant avec elle, leur fils et leur fille – qui dans les trois cas s’appellent Adam et Evie – une semaine sur trois.
Et c’est ainsi que dans la case « profession du père » des formulaires, nous nous sommes mis à écrire « Associés ».
Ce phénomène qui consiste à ne pas savoir ce qu’un homme fait dans la vie ne se limite pas aux enfants. Hormis ceux qui sont médecins, instituteurs, maçons, peintres en bâtiment, éboueurs ou tailleurs, il est très courant que les amis, même de longue date, n’aient pas la moindre idée de l’intitulé de poste des uns et des autres, et savent encore moins ce qui les pousse à se lever (ou non) le matin. Ni vous ni nous ne savons vraiment ce que font nos amis quand ils commencent leur journée de travail, qui ils appellent, qui ils voient, ce qu’ils produisent, à qui ils viennent prêter main-forte, quels rouages ils doivent huiler. Et encore moins comment ils s’y prennent pour faire tout ça. Nous restons des îlots de mystère pour ceux qui nous aiment.
De cette situation rocambolesque, propice tôt ou tard au vaudeville ou à la farce énorme, Malcolm Knox a su faire un roman beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît d’abord, roman dont les nombreux enjeux techniques, acrobatiques, logistiques et humoristiques s’effacent peu à peu du paysage – qu’ils contribuent pourtant à enrichir et à soutenir jusqu’au bout -, pour laisser apparaître une méditation forcenée sur la nature de l’amour, sur la psychologie de la quête et de la vie immobile, sur l’égoïsme et sur l’altruisme, en une sarabande résolument de plus en plus infernale.
Peut-être notre père fuyait-il devant la menace ou la promesse d’être pris dans les filets de la beauté. Nombreux devaient être les hommes qui, avant lui, s’étaient retrouvés captifs de Cicada Economopoulos. Il le savait sans avoir besoin d’en passer par le stade empirique. Certaines vérités étaient vraies par principe, et il l’acceptait.
Personnellement, nous penchons pour une explication plus altruiste. Nous sommes ses enfants. Nous pensons qu’il reculait devant le spectre de la mauvaise action. Nous pensons que l’instinct de notre père lui dictait d’agir honorablement, et que sa seule façon d’exprimer ou d’obéir à ce réflexe fut de quitter cette ville avant de s’enfoncer dans le bourbier qu’une autre part de lui désirait ardemment.
Mais nous pouvons nous tromper. Peut-être sa moralité n’était-elle pas aussi exemplaire que nous aimerions le croire. Peut-être son désir de faire le bien n’était-il plus qu’un vœu pieux depuis longtemps et qu’il n’avait pas besoin de Cicada pour causer sa perte.
Là où la lectrice ou le lecteur auraient pu craindre, sur ces prémisses, une entreprise folle ou vaine, ou bien une pochade superficielle vouée à l’échec, un grand texte se dégage rapidement. Usant à merveille d’une écriture à la fois très précise et nécessairement comme flottante, à l’insu des protagonistes aveugles, et de la ressource narrative fournie par l’adoption du point de vue collectif des six enfants, en guise de témoins a posteriori des événements, en élucidant progressivement, révélation par révélation, avec un sens achevé du suspense mené comme sans y penser, les tenants et les aboutissants de l’être John Wonder, Malcolm Knox nous offre un roman réellement surprenant, inscrit au cœur des circonvolutions d’un cliché spéculatif insensé, d’une emblématique blague kitsch des relations humaines, magiquement transformée en un abîme intellectuel et émotionnel.
Après le cent vingt-septième anniversaire de Dorothy Ellen O’Oagh, notre père reprit son train-train quotidien avec un sentiment de gratitude envers le destin. C’était bien simple : il avait l’impression de s’être fait tirer dessus et d’avoir réussi à éviter la balle. Son existence était suffisamment bousculée pour ne pas la compliquer encore avec une quatrième épouse. La bousculade, d’ailleurs, était le principe qui régissait sa réalité – ses réalités. Il courait sans cesse d’une vie à l’autre, s’acquittant au mieux de ses devoirs de mari et de père, sans aucune reconnaissance bien entendu, mais ce n’était qu’un détail dans le prix de plus en plus exorbitant qu’il avait à payer ; car être remercié pour cela revenait à être compris, et être compris était tout bonnement impensable.
Par conséquent, en son for intérieur, il se félicita d’être un homme si consciencieux. Il avait supprimé toute forme de distraction. Il n’avait pas de frères et sœurs, pas d’amis, encore moins de relations avec ses collègues de bureau, au-delà de la politesse de rigueur. Nous repensons à toutes les années qui se sont écoulées ainsi, à l’identique, ancrées dans l’immuabilité de sa routine, lui filant entre les doigts l’une après l’autre ; pourtant, lui, notre père, devait supporter chaque journée. Et ces journées étaient d’une complexité infernale. À la moindre interaction avec autrui, il devait d’abord procéder à une évaluation mentale : cette personne peut-elle se révéler une menace ? Y a-t-il des chances pour que la situation m’échappe ? Si la personne en question passait le test, elle était admise dans son orbite. Le reste de son temps, John Wonder le consacrait aux détails pratiques. Il n’avait pas seulement trois épouses, trois Adam et trois Evie dans trois villes différentes. Il avait également trois dentistes, trois médecins de famille, trois comptables. Trois notaires. Il avait trois bouchers et boulangers de quartier, trois garagistes, trois hommes à tout faire, trois plombiers, trois électriciens, trois agendas distincts. La gestion de ces vies n’était plus aussi risquée qu’auparavant, car il en maîtrisait les exigences, il était même devenu un expert. En revanche, c’était terriblement, et de plus en plus, fatiguant. La gymnastique intellectuelle – dont il s’était persuadé pendant des années qu’elle était bonne pour lui, comme une séance de sport obligatoire – commençait à l’épuiser. Avoir tant de choses à se rappeler, vous imaginez les conséquences sur un cerveau ?
Wonder Lover de Malcolm Knox aux éditions Asphalte
Coup de cœur de Charybde2
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.