Vivre d'utopies en ville avec Jordi Colomer

A la suite de Yona Friedman pour qui « les vraies utopies sont celles qui sont réalisables », Jordi Colomer prône l’urgence d’un art citoyen reposant sur un questionnement collectif à propos de chacun dans la cité, voire de la place de la cité en chacun. Repenser l’utopie d'accord ;  mais, avant tout la déconstruire pour la rebâtir à un niveau local. Programmer la mort de l'art en le rendant citoyen et en le diluant dans la cité pour en redessiner les contours et la place de chacun. Marxiste va !

 
A la suite de Yona Friedman pour qui « les vraies utopies sont celles qui sont réalisables », Jordi Colomer prône l’urgence d’un art citoyen reposant sur un questionnement collectif à propos de chacun dans la cité, voire de la place de la cité en chacun. Repenser l’utopie d'accord ;  mais, avant tout la déconstruire pour la rebâtir à un niveau local.

Jordi Colomer, X-Ville, 2015  Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Jordi Colomer, X-Ville, 2015 Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Svartlamon Parade, offre une forme d’intervention urbaine qui parasite, tout en essayant de s’y fondre, le courant persistant de la ville. Après des images d’archives des parades traditionnelles organisées à Trondheim, en Norvège, l’artiste joue sa propre partition et impose son action au cœur de la ville. Jordi Colomer perturbe le sens et fait glisser la notion de spectacle vers une manière « d’habiter »  l’espace. Des hommes y poussent des voitures bricolées qui nécessitent les efforts de plusieurs personnes pour avancer, inversant le champ d’action de la mobilité urbaine.  Jordi Colomer « complique » l’espace, pour interroger notre place au sein de ces flux urbains, que la présence d’êtres humains dérègle au plus haut point.

Cette forme de piratage ludique met en œuvre le projet principal de l’exposition, X-Ville. Mené avec l’aide d’étudiants, cette expérience collective repense, à travers les écrits de Yona Fridman, la place de l’utopie dans la société et se propose de réinventer la ville. Car le terme même de X-Ville joue l'ambiguïté : s’agit-il d’une ville générique, ou bien s’agit-il de la mise en scène d’une intervention collective dans une ville anonyme, une ville x ?

Vue de l’exposition Jordi Colomer, X-Ville, galerie Michel Rein, Paris, 2016  Photographie : Florian Kleinefenn, courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Vue de l’exposition Jordi Colomer, X-Ville, galerie Michel Rein, Paris, 2016 Photographie : Florian Kleinefenn, courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Des immeubles badigeonnés sur des morceaux de carton pliables forment le cadre de cette ville à construire, un décor à régler, contrôler et limiter le champ des actes humains. Colomer applique au réel l’utopie d’un nouveau départ, d’une remise à plat de nos attendus en matière de vie en société. Anthropologie, philosophie et sociologie se mêlent dans une protohistoire de la ville qui souligne le rôle des échanges et du commerce, observe le labeur et sa valeur qui sont, rappelons-le, les premiers indices de naissance de l’écriture à ce jour. Mais surtout, le film marque ce basculement de la ville-anonymat vers son actualisation en tant qu’entité renvoyant ses habitants à l’anonymat. Émerge alors le problème de l’être habitant, ce fameux qui habite encore la ville ?

Le film de Jordi Colomer s’inscrit dans une perspective plastique de qui assume ses errements, son décor et son inattendu. Il invente un langage visuel et réalise un objet irréductible à une forme prédéfinie, il en fait une œuvre singulière qui s’approche du document, comme à alimenter un corpus des gestes possibles.

Vue de l’exposition Jordi Colomer, X-Ville, galerie Michel Rein, Paris, 2016  Photographie : Florian Kleinefenn, courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Vue de l’exposition Jordi Colomer, X-Ville, galerie Michel Rein, Paris, 2016 Photographie : Florian Kleinefenn, courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris

Jordi Colomer révèle le paradoxe d’un mouvement continu avec sa caméra et souligne la tension de ces monolithes représentant les bâtiments alimentés par l’animation de ceux qui les peuplent. Un mouvement présent jusque dans l’installation qui accompagne ce film et place le spectateur sur une estrade communautaire, au centre d’un espace dont les cimaises retiennent l’ensemble des panneaux réalisés pour la performance.  L’idée de l’exposition embrasse un horizon de possibles qui témoignent de la versatilité de Colomer où X-Ville offre à chacun, suivant les traces des leçons de Yona Friedman, la possibilité de s’immerger à son tour dans le processus, hors de sa géographie et temporalité. À son tour, le spectateur se voit exposé face à la ville, face à la possibilité de penser une autre ville.

Alors, sèche réflexion sur la ville de demain et ses nouveaux citoyens ? Que nenni, approche radicale et marrante d'une nouvelle place de chacun dans la ville par la création de nouveaux possibles.


Jordi Colomer — X-Ville -> 27 février
Galerie Michel Rein 42, rue de Turenne 75003 Paris
www.michelrein.com (infos Slash/Guillaume Benoit)

 


ENTRETIEN AVEC JORDI COLOMER par NICOLAS FEODOROFF / Festival FID MARSEILLE. Juillet 2015

- Votre intérêt pour l’urbanisme, la ville et ses usages, traverse toutes vos oeuvres, films, photographies ou installations. Produit à partir d’une résidence à Annecy, vous vous attelez dans X-Ville au travail de l’architecte et penseur de l’urbanisme Yona Friedman, et plus spécifiquement à son ouvrage UtopieS réalisables (1974) pour qui toute société est en quelque sorte une utopie réalisée. Commenten êtes-vous venus à la forme film ?

X-ville cite ‘”Utopies réalisables”(1974) de Yona Friedman, avec des extraits qui jouent le rôle d’ un prologue et un épilogue du film, séquences qui ont été tournées dans un théâtre, et où une jeune fille devant la caméra dit le texte, qui lui est soufflé par une dame âgée qui à son tour la suit.

 À l’intérieur du film il est question d’ un autre ouvrage de Friedman, les “Manuels” qu’il a réalisé entre 1975 et 1992, sorte de bandes dessinées aux sujets très variés; il y sont abordés des questions sur la ville et la nature, mais aussi des contes africains ou la monadologie de Leibniz, toujours avec une intention didactique. Friedman est un architecte singulier, excentrique, marginal en quelque sorte, mais son influence s’avère de plus en plus importante et son univers- des projets, des maquettes, des textes- souscite plein de questions. Les manuels ont eté diffusés en plus de 30 pays et traduits à une vingtaine de langues, à travers des photocopies ou journaux-muraux, support de prédilection de Friedman Paradoxalement “les manuels” sont devenus aujourd’hui presque introuvables - il existe une ré-édition par le CNEAI en 2008, épuisée- et en tout cas loin d’être distribués massivement comme en était l’intention initiale. J’ai choisi d’interpréter librement un des chapitres “ Où commence la ville” et de le mettre à l’épreuve d’un format filmique, mais aussi du passage du temps. Les réflexions de Friedman apparaissent aujourd’hui de pleine actualité, peut être est-ce la démonstration d’un des axiomes de Friedman - et au sujet duquel nous avons beaucoup discuté avant tournage avec les étudiants lors du workshop où ce projet a pris forme affirmant qu’ il faut deux générations entre le moment où une Utopie est énoncée et qu’elle soit réalisable. Il est question aussi de qui est le public, et à qui est dirigé le film. Je l’envisage aussi comme le pilote d’une série de chapitres d’une télévision réalisable.

-Comment s’est fait le choix puis le montage de ses textes ?

Pendant le processus- j’ai toujours tenu compte -sans grand effort- des conseils de Friedman sur l’importance de l’improvisation. Il y a eu un premier choix qui s’est opperé pendant le tournage, suivant les demandes de la propre construction du film.
Il s’agissait surtout, d’animer quelques situations très précises, juste annoncés par les dessins très schématiques de Friedman - presque des diagrammes- qui ont trouvé une dilatation dans la durée, un extension par le mouvement, par l’action . Un choix parallèle des petits textes accompagnant les dessins, était esquissée pour créer une bande en voix off et un premier montage du film suivait ce texte; puis 3/4 de la voix off ont disparu, pour donner libre cours aux situations, et les libérer de tout effet d’illustration. Faut dire aussi que c’est la première fois où j’ai utilisé une voix off dans un de mes films.

-Voix-off, lectures, déambulations et manipulation de structures-décor figurant la ville, comment s’est élaboré ce dispositif ?

Le pari était de tourner d’abord des images d’une grande ville générique, “ comment-vivent les gens dans ces grandes villes?” et puis des propositions d’une ville utopique en construction. Il s’agissait en même temps de l’existant et de sa transformation, c’est à dire donner des images d’une “utopie réalisable” au delà de toute anecdote documentaliste; pour cela il s’est imposé par soi même - comme un principe logique- le besoin de créer un monde qui -se montrant pure construction, pur décor- pourrait admettre dans son sein ces transformations, avec des régles et lois propres. Un grand décor qui ne suivait aucun plan pré-établi, mais qui trouve sa place à chaque fois, qui se fabrique devant la caméra, qui se fait “avec ce qu’on a”, et qui admet des actions imprévues à l’intérieur, des moutons égarés et des chiens qui chassent des coqs. Au delà de toute représentation- aussi dans la façon où ils ont contribué à constituer le film - faudrait voir les animaux, les hommes, les femmes, et les rapports entre eux comme une allégorie d’un public possible, d’une X-Ville qui a déjà existé pendant quelque temps.

http://www.jordicolomer.com