Et si la Silicon Valley avait inventé le techno-populisme ?
Dans Le culte du partage, un essai fascinant paru en août 2014, Mike Bulajewski, un designer de Seattle féru de psychanalyse, expliquait que la meilleure manière de comprendre l’attachement émotionnel porté par des millions de consommateurs à des sociétés telles que Uber ou Airbnb — gratifiées de l’appellation flatteuse d’« économie du partage » — consiste à l’appréhender comme un culte religieux.
Comme tout objet de culte, ces multinationales répondent à notre besoin intime d’appartenance et de solidarité. Elles nous promettent un monde qui redonnera du sens à nos vies. En faisant passer leurs détracteurs pour des arriérés qui rêvent de détruire une nouvelle classe d’entrepreneurs épris d’audace et d’innovation, elles remettent en service le vieux refrain du pionnier persécuté. Elles exploitent le fantasme d’une conspiration ourdie par les gouvernements, les syndicats et les gros industriels du passé contre toute perturbation de l’ordre existant.
Des entreprises qui manipulent les aspirations du client, le phénomène n’est pas nouveau. En témoigne l’abondance des grandes marques prédatrices de ressources et nuisibles à l’environnement qui s’emploient à nous convaincre que l’achat de leurs produits constitue le meilleur remède au réchauffement climatique. Mais les magiciens de la vente sont devenus plus pernicieux : tandis que l’écoblanchiment (greenwashing) entretient l’idée saugrenue que l’on sauvera le monde par la consommation, l’« économie du partage » transforme chaque consommateur en lobbyiste de son église start-up préférée.
L’essai de Bulajewski fait œuvre utile au moment où les compagnies de technologie s’affairent à mobiliser leurs clients contre les tentatives de régulation gouvernementales. Nous assistons peut-être à l’émergence d’une forme de lobbying prodigieusement puissante car totalement décentralisée, où les citoyens fusionnent avec les algorithmes pour neutraliser toute menace pesant sur leur culte. Par leur savoir-faire technique et leur capacité à joindre des millions de personnes en l’espace de quelques secondes, ces entreprises jouissent d’un avantage incommensurable sur les autorités publiques.
On se souvient de la bataille qui fit rage entre Uber et le maire de New York, Bill de Blasio, quand ce dernier voulut limiter le nombre de véhicules affrétés dans sa ville par la société californienne. En guise de représailles, Uber ne s’est pas contentée d’accuser le maire de défendre les intérêts des chauffeurs de taxi — ce qui était de bonne guerre — ni de faire valoir que ses produits à bas coût rendaient service aux minorités. La compagnie a aussi ajouté une fonction « de Blasio » à son application pour téléphones mobiles, avec un bandeau « pas de voitures — voyez pourquoi » posé sur la carte de New York. En cliquant dessus, les usagers tombaient sur un message leur expliquant que Bill de Blasio voulait la mort d’Uber et les invitant à bombarder le conseil municipal de courriels indignés. Moyennant quoi, le maire de New York finit par capituler.
Facebook a déployé plus récemment une tactique similaire. Après que le régulateur indien des télécoms eut suspendu son application « Free Basics », une offre de services en ligne gratuits visant à accroître la mainmise de Facebook sur l’Internet mondial, le géant des réseaux sociaux a appelé ses usagers à « sauver » son nouveau produit phare — et, au passage, à déjouer les critiques relatives au danger que Facebook fait peser sur la neutralité du web. Il va sans dire que la multinationale de Mark Zuckerberg a mis promptement à disposition des internautes une plate-forme de « sauvetage », avec, à destination des usagers indiens, un message personnalisé contenant une pétition à adresser d’un clic au gouvernement de New-Delhi. Certains eurent la mauvaise surprise de se voir comptés comme signataires après avoir simplement jeté un œil sur le texte.
Durant des décennies, les multinationales recouraient à des think-tanks, des journalistes et des agences de communication pour tenter de rallier les consommateurs à leur cause. Aujourd’hui, des sociétés comme Uber et Facebook disposent d’une technologie qui leur permet, presque sans aucune intervention extérieure, de générer un soutien populaire si massif qu’il submerge littéralement les éventuels garde-fous politiques ou juridiques qui leur font face. Facebook pourrait même aller plus loin : en triant ou en orientant savamment les informations fournies par votre fil d’actualités, elle est susceptible d’influer sur votre état d’esprit et de vous rendre plus enclin à épouser son point de vue.
Compte tenu de leur pouvoir de mobilisation, il n’est pas étonnant que ces compagnies se présentent elles-mêmes comme des mouvements spirituels. Leur religion, c’est l’innovation. Quiconque y fait obstacle doit être considéré soit comme un hérétique, soit comme un mercenaire à la solde d’intérêts malfaisants : les maires qui ne déroulent pas un tapis rouge à Uber travailleraient main dans la main avec les taxis et l’hôtellerie ; les instances de régulation publique, avec l’industrie des télécoms ; la justice européenne, avec les groupes de médias traditionnels.
La vision du monde qui prévaut dans la Silicon Valley a pour postulat que dans un monde pourri et corrompu, la seule source de pureté se trouve dans les caves californiennes, où des saints en survêtement tâché de gras sacrifient leur vie à l’évangile des nouvelles technologies et à l’accélération du progrès. Idéologiquement, la Silicon Valley est sur le point d’occuper l’espace traditionnellement dévolu à la droite radicale. En un sens, elle représente une version cosmopolite et technophile du Tea Party : elle voudrait nous faire croire qu’il existerait un capitalisme idéal, idyllique, sans rapport avec l’incarnation abâtardie et dévoyée que nous lui connaissons aujourd’hui. A l’en croire, les citoyens paient au prix fort la collusion entre institutions publiques et vieux milieux d’affaires, que ce soit à travers des coûts de transport et de logement exorbitants, des restrictions scandaleuses au droit de propriété ou de l’insupportable corset que l’Etat fait porter aux entrepreneurs — la seule classe digne d’être défendue.
Les propositions politiques émanant de la Silicon Valley découlent logiquement de cette conception des choses : quand la plupart des secteurs seront dérégulés et livrés aux trublions de l’Internet, on verra subitement les prix baisser, les entrepreneurs se libérer de leurs entraves et les masses sortir de leur sommeil — cette léthargie profonde dans laquelle l’Etat-providence les a fait plonger en arrachant aux individus leur sens des responsabilités. Les outils innovants ne manquent pas pour promouvoir un tel programme, depuis l’« appli » sur smartphone jusqu’à la pétition en ligne. Et peu importe si le succès n’est pas immédiatement au rendez-vous : ce qui compte, c’est de produire l’impression d’une levée en masse. Les lobbyistes à l’ancienne feront le reste, grâce au généreux soutien des milliardaires du capital-risque.
Il est intrigant d’observer que les jérémiades de la Silicon Valley concernant l’état de santé des institutions publiques paraissent trouver un écho dans les rangs des populismes contestataires de gauche, du moins en Europe. De Podemos en Espagne au Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie, les nouveaux partis surgis au cours des dernières années ont élaboré eux aussi une machine de communication destinée à mobiliser leurs supporters via les réseaux sociaux et les nouvelles technologies. Certes, ils ne partagent en rien le programme dérégulateur et individualiste de la droite silicon-valleyiste, loin s’en faut. Mais ils ne détestent pas recourir à ses méthodes. Il est vrai que les partis traditionnels restent englués dans le piège de leurs engagements et errements passés. Les récentes élections en Espagne sont un cas d’école à cet égard. Incapables de dévier de la ligne néolibérale standard consistant à privatiser toujours davantage et à rendre le marché du travail encore plus élastique, conservateurs et sociaux-démocrates se retrouvent bien en peine d’offrir une quelconque alternative aux mots d’ordre de la Silicon Valley, qui ne font que pousser la logique du mercantilisme et de la flexibilité dans ses ultimes retranchements. Et ils ne disposent pas non plus des moyens nécessaires pour mobiliser leurs bases ou ce qu’il en reste.
La grande bataille à venir risque donc d’opposer deux populismes high-tech — celui de la gauche, représenté par les nouvelles formations politiques, et celui de la droite, incarné par les entrepreneurs de la Silicon Valley. Quelle qu’en soit l’issue, il est clair que ceux qui contrôleront les technologies de mobilisation de notre attention contrôleront aussi les termes du débat politique — un argument supplémentaire pour ne pas les abandonner totalement aux mains d’Uber ou de Facebook.
Evgeny Morozov
Auteur de Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015 et Pour tout résoudre, cliquez ici, FYP, Limoges, 2014.