Anne-James Chaton : "Elle regarde passer les femmes". Le féminin d'un siècle
En douze chapitres, de la naissance du nouveau siècle jusqu’à la chute du mur de Berlin, le premier roman du poète Anne-James Chaton, publié en janvier 2016 aux éditions Verticales, réussit une traversée du vingtième siècle dans un mouvement irrépressible, en évoquant la vie de treize femmes emblématiques qui ne sont jamais nommées ici.
Le lecteur reconnaîtra certaines d’entre elles au bout de quelques lignes, d’autres beaucoup plus tardivement, suivant le fil du texte comme celui d’une enquête, mais il sera happé par les phrases courtes et répétitives, dépouillées de toutes fioritures, qu’il aura certainement envie de scander, et qui diffusent tout au long du texte le sentiment que ces femmes ne sont plus des images, mais qu’elles se débattent avec leur époque pour faire reconnaître leur talent, pour avoir les moyens de créer, pour asseoir leur renommée ou même leur pouvoir.
En évoquant des événements intimes et anodins aux côtés de ceux qui ont restés gravés dans la mémoire collective, Anne-James Chaton détruit le carcan d’icône qui figeait l’image de la plupart de ces femmes célèbres, et invente une forme totalement nouvelle pour dire l’imbrication de la Grande et de la petite Histoire, pour agglomérer l’anodin et l’essentiel dans un même flux, à l’image du fil des jours.
«Elle regarde passer les gens. Elle est assise sur un banc. Elle lit le journal. Elle lit L’Aurore. Elle découvre la lettre d’Emile Zola. Elle n’est pas d’accord. Elle est convaincue de la culpabilité de Dreyfus. Elle ne changera pas d’opinion. Elle retourne à son atelier. Elle travaille à un plâtre. Elle a achevé le modelage de l’argile. Elle a laissé sécher la terre. Elle prépare le moule. Elle attend la visite de l’inspecteur. Elle lui présente sa composition. Elle souhaite réaliser la pièce en bronze. Elle est à court d’argent. Elle sollicite une aide de l’Etat. Elle l’obtient. Elle ne la recevra pas. Elle ne peut plus avancer. Elle n’y tient plus.»
Du «J’accuse» d’Émile Zola lu par Camille Claudel, à la mort de Lady Di dans le tunnel de l’Alma, le sujet invariant, «Elle», glisse d’une femme à l’autre à l’intérieur d’un chapitre, désignant parfois dans un saut inattendu, qu’on découvre dans la lecture avec un effet retard, un « objet », un événement ou un personnage féminin ayant marqué l’histoire, comme Jeanne d’Arc ou la dépouille du 35ème président des Etats-Unis.
«Elle» traverse les lignes de fracture du siècle, comme celle des années 1980 remarquablement mise en scène dans le fondu enchaîné entre Sylvia Kristel et Margaret Thatcher, dans un texte sous contraintes d’une force impressionnante.
«Elle fréquente la jet-set de L.A. Elle est invitée chez Warren Beatty. Elle erre dans l’immense villa. Elle croise des starlettes à demi nues. Elle se dirige vers la pièce réservée aux drogues. Elle prend une ligne de cocaïne. Elle n’a pas vu Ben depuis son arrivée. Elle s’assoit au bord de la piscine. Elle regarde des naïades s’ébrouer dans l’eau. Elle danse sur la musique de Donna Summer. Elle boit du champagne. Elle est rejointe par l’hôte des lieux. Elle est flattée par ses avances. Elle n’y cédera pas ce soir. Elle est attendue sur un tournage. Elle va rencontrer la plus grande star française. Elle a une chambre réservée au Wilshire Hotel. Elle pose ses bagages. Elle se rend à la réception. Elle demande la chambre de Monsieur Delon. Elle est excitée. Elle est intimidée. Elle est accueillie par son coach. Elle entre dans la grande suite. Elle accepte une tasse de café. Elle devrait répéter la scène avant son arrivée. Elle refuse. Elle veut être seule avec lui. Elle remercie l’assistant. Elle est inquiète. Elle patiente. Elle le voit. Elle se lève. Elle lui serre la main. Elle lui confie son admiration. Elle l’irrite. Elle ne dit plus un mot. Elle observe ses allées et venues. Elle ne l’intéresse pas. Elle cherche à le séduire. Elle se lève. Elle laisse tomber sa chemisette. Elle est dévêtue. Elle s’offre à lui. Elle est repoussée. Elle quitte la chambre. Elle ne percera pas à Hollywood. Elle ne tourne que des navets. Elle veut rentrer en Europe. Elle convainc Ben. Elle le quittera une fois arrivée. Elle n’en peut plus des scènes. Elle ne supporte plus les coups. Elle est de retour à Londres. Elle ne reconnaît pas la ville. Elle est couverte d’affiches. Elles sont aux couleurs du Parti conservateur. Elles sont rouge et noir. Elles célèbrent la victoire de leur leader. Elle a bousculé les travaillistes sur leur propre terrain. Elle n’a pas esquivé la question du chômage. Elle a mené une campagne de terrain. Elle a visité trois circonscriptions par jour. Elle a su se mettre en scène. Elle est apparue bottée dans un champ. Elle y empoignait un veau. Elle s’est assise à un établi dans une usine… »
Dans un mouvement inverse de celui d’Hugues Jallon, qui exposait la substance des icônes dans «La conquête des cœurs et des esprits», Anne-James Chaton redonne vie et mouvement à des icônes figées, en les racontant dans leurs actes quotidiens, dans une autre forme d’épopée souterraine du siècle.
La très belle chronique de Bertrand Leclair dans Le Monde est ici.
Coup de cœur de Charybde7
Elle regarde passer les femmes de Anne-James Chaton ( éditions Verticales)
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