Écrire est l’ambigüité fondamentale et fondatrice de la civilisation
L’écriture est la force d’une civilisation. C’est pour cela même qu’elle existe et qu’elle perdure, malgré tout. Les premiers textes sont des textes comptables ou juridiques. Après viennent les mythes et les poèmes. D’abord la réalité. L’économie et la loi. Après la religion et l’art lyrique.
L’écriture est donc au service des hommes. Elle est un instrument, comme les mathématiques ou la géométrie. Le stylet se place dans la main et l’homme grave. Puis écrit. C’est le même geste, la même nature mécanique de l’écriture.
L’écrivain note ce qu’on lui dicte, ce qu’il voit ou ce qu’il imagine. Le geste devient polyvalent, social, politique, scientifique ou personnel. Il devient à la fois instrument de contrôle et possibilité de liberté.
Écrire est l’ambigüité fondamentale et fondatrice de la civilisation.
Elle est sa marque même.
Celle de l’homme civilisé, de l’homme exprime son existence à travers celle de son Histoire.
Cela est tellement vrai que bien des civilisations anciennes, telles que les Egyptiens ou les Mayas, ont réservé l’écriture au pouvoir. Autour de nous, les régimes totalitaires ou fascisants cherchent à contrôler le flux des productions écrites, dans la droite ligne des censures nazie ou stalinienne.
Car le pouvoir n’aime pas l’ambigüité.
Et Dieu encore moins.
La main qui écrit doit être dirigée et contrôlée. Ses gestes ne sont que répétition des discours ou des mythes officiels. Elle ne peut inscrire que des mensonges qui assure au pouvoir sa pérennité.
Mais la main appartiendra toujours à l’homme.
C’est l’appendice de notre liberté, comme les yeux pour voir, l’oreille pour entendre, la bouche pour parler.
Écrire est un manifeste d’existence.
C’est prendre son destin en main, un coup de dé potentiel et permanent. Et s’il n’abolira jamais le hasard, comme disait Mallarmé, il définira toujours l’homme.
Dans sa liberté irréductible.
Dans sa liberté de choisir et de s’exprimer.
D’où la place de plus en plus réduite de l’écrit dans nos civilisations menacées, car si Dieu est écrivain, Dieu n’aime pas la littérature. Sa Gomme est aussi puissante que son Stylo et il l’utilise le plus souvent qu’il peut.
On a souvent comparé l’écrivain à Dieu. Balzac et Flaubert ont partagé ce malheur. C’est une absurdité. L’écrivain est beaucoup plus puissant que Dieu. Il le menace directement, alors que Dieu est impuissant sans ses sbires.
D’une rature l’écrivain biffe Dieu. Dieu n’a pas encore réussi à biffer l’écrivain. Pas tous en tout cas.
Mais le fait est là.
Une main peut faire la louange du seigneur, une autre le ridiculiser. Parfois la même main. Qui sait ? Comment savoir ?
C’est là le problème même du pouvoir. Sa hantise.
Dans Farenheit 451, Bradbury avait trouvé la solution. Brûler tous les livres. Mais la littérature ne disparaissait pas. Au contraire, elle survivait dans le souvenir des hommes, qui devenaient, littéralement, livres.
Car écrire, ce n’est pas seulement un geste de la main.
C’est aussi donner à la pensée le moyen d’exister.
Sébastien Doubinsky, Le manifeste du Zaporogue, éditions Lunatique, 10€