My Lai, se confronter à un massacre quarante-cinq ans après

Quarante-cinq ans après le terrible massacre, une douce et cruelle parenthèse pour deux protagonistes de l’époque.

Danang.

Depuis quarante-cinq ans, ces deux syllabes s’entrechoquent comme des pierres au fond de mon cerveau. Elles ne m’ont laissé en paix ni une journée, ni peut-être même une seule heure.

Depuis cette aube de mars 1968, pas un jour ne passe sans que je ne me répète que j’aurais mieux fait de ne pas vivre. Que cette vie-là – la mienne – ne valait sûrement pas d’être vécue. Mais c’est ainsi : on naît, on grandit et il est impossible d’inverser le cours des choses.

J’ai voulu faire mieux que tout le monde, montrer aux autres que j’étais différent, que je n’avais pas peur, que j’étais fier de servir mon pays. J’ai fait comme pas mal de gamins de mon âge : je me suis engagé.

Après le Vietnam, plus rien n’a été comme avant. C’est là-bas que tout a basculé, que la pente s’est inclinée pour m’entraîner vers le bas.

Publié en septembre 2016 au Castor Astral, ce neuvième roman de Dominique Legrand, par ailleurs spécialiste du cinéma, et tout particulièrement de Brian de Palma et de David Fincher, s’attaque à un motif bien connu de la littérature américaine contemporaine, celui du retour au Vietnam, pour un vétéran ou pour un protagoniste venu y chercher quelque chose ou quelqu’un, longtemps après les faits. À partir du puissant imaginaire de la « sale guerre » et de ses séquelles, qu’écrivains et cinéastes ont largement nourri depuis 1970, il s’agit bien ici, parallèlement à l’évocation traumatisante des combats et de leurs dérapages inhumains (au centre du roman, on trouve bien le massacre de Mỹ Lai et ses centaines de civils vietnamiens, femmes et enfants y compris, abattus – massacre dissimulé pendant plus d’un an par l’armée américaine), de se pencher sur la confrontation au passé – confrontation que l’on trouve aussi au cœur, par exemple, de l’atypique « Moon » (1995) de Tony Hillerman, ou du « Codicille » (1995) de Tom Topor.

My Lai. Photo : Ronald L. Haeberle

J’avais vingt ans quand c’est arrivé. Aujourd’hui, j’en ai plus de soixante-dix. Et depuis tout ce temps, je n’ai pas dormi. Je survis dans un état de veille, tel un somnambule marchant sans fin sur une terre dévastée.

Impossible d’oublier, de seulement m’échapper un instant. On m’a appris très tôt à aimer mon pays, à respecter le drapeau, à honorer les grands hommes. Mais surtout, on m’a fait croire que pour servir notre nation, je devais être prêt à faire n’importe quoi.

Je m’éveille en sursaut, assailli par les bruits de la rue, malmené par les cris des chauffeurs de cyclos, agressé par les klaxons des taxis.

J’avais réussi à sommeiller quelques instants, quelques minutes grignotées à ce temps qui n’en finit jamais, mais je retourne devant ce buisson aux reflets bleus, qui bouge dans le matin, et sur lequel je pointe mon M16.

Je regarde, je vois, je vise et je tire. Pour moi, c’est devenu facile, instinctif. Je ne me pose aucune question. Je regarde, je tire, et je regarde encore – coup d’œil de vérification – pour savoir sur quoi je viens de tirer.

My Lai. Photo : Ronald L. Haeberle

Sur un terrain imaginaire encombré, « Retour à My Lai » apporte une pierre intéressante, même si elle n’est pas totalement convaincante, à l’édifice, sous la forme d’un parti pris minimaliste se refusant à la brutalité directe de la majorité des récits de guerre (loin, donc, de David Morrell, de Michael Herr ou de Tim O’Brien) – tout en ne cachant rien des atrocités de l’époque -, et cherchant plutôt, par le contraste entre les scènes de la vie militaire à Danang et aux alentours en 1968, la vie américaine déstabilisée du principal narrateur de retour « chez lui » (et la tragédie karmique vécue par la suite), et le personnage énigmatique d’une pianiste internationale virtuose (dont la figure rappellera à certaines ou certains celle de la violoncelliste de Iain Banks, à bord du cargo panaméen de « Canal Dreams »), à instiller un subtil parfum de nostalgie et de regret face à l’horreur, et de laisser la place à une infime possibilité de rédemption. Cherchant une place délicate dans un tissu littéraire fort dense, ce roman, malgré quelques maladresses, ouvre bien une perspective fort intéressante.

Je longe la mer de Chine en me promenant dans le Bach Dang.
C’est une allée interminable où semble se déverser toute la population.

Un enfant me frôle en courant. Il me crie quelque chose que je ne comprends pas.

En arrivant ici, on nous avait donné un petit lexique avec les mots les plus usuels, une sorte de manuel à l’usage des soldats. Aucun de nous ne savait parler vietnamien, mais nous avions identifié certaines expressions qui pouvaient nous sauver la vie : ce n’était déjà pas si mal.

Dans le port, c’est la fête. On glorifie sans doute une divinité locale, mais les vraies raisons de cette liesse m’échappent. Soudain, je réalise que je n’ai jamais vraiment compris ce pays. En étant passé à côté de lui, d’une certaine façon, je suis aussi passé à côté de ma propre conscience.

Je marche au milieu d’une foule heureuse. Je me faufile parmi tous ces corps, toutes ces silhouettes qui m’ignorent. Elles m’entraînent malgré moi vers l’intérieur de la ville. Je me laisse porter sans réagir. Ce soir, j’appartiens entièrement à Danang, et le passé n’existe plus.

Retour à My Lai de Dominique Legrand, éditions Castor Astral
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