"Funny Reich" : le futur serait fasciste, jeune et pas prise de tête ?
Le cœur fasciste d’un soft power fictionnel généralisé, en une série mutante.
Publié en novembre 2015 aux éditions Marque Belge (dont le nom et le logo résonnent déjà comme un savoureux clin d’œil à Blake et Mortimer), « L’impératif imparfait » est le premier épisode de l’étonnant projet de série littéraire « Funny Reich » mené par l’écrivain, essayiste et poète belge Bruno Wajskop.
Dans un futur relativement proche, une épidémie brutale a éliminé les adultes de plus de trente ans, à de rares exceptions près, laissant les « jeunes » réorganiser le monde – on évoque toutefois ici principalement le monde dit « occidental » – à ce qu’ils estiment être leur image souhaitée et souhaitable : cool et fun, positif à outrance, et surtout « sans prise de tête ».
Des générations de personnes plus âgées que moi se sont éteintes brutalement ; sans elles, c’est une somme d’expériences sur la sympathie et l’épouvante qui manque à l’appel. La jeunesse sympa est responsable à elle seule d’un monde à elle seule livré, clés en mains, et j’en suis. Donc je pense.
Pour partir à la découverte de cette table rase pas du tout aussi saugrenue qu’elle pourrait le sembler au premier abord, Bruno Wajskop nous invite à suivre l’apprentissage d’un « Candide » qui ne l’est pas tout à fait, mais qui à coup sûr ne mesure guère, au moins dans un premier temps, les conséquences et les implications de ce qu’il voit, de ce qu’il fait ou des injonctions « soft » auxquelles il adhère.
Gracile avait besoin d’un public. Ne nous encourage-t-on pas à faire un max2show pour nous sentir bien ? Ne nous enjoint-on pas d’être bienveillants et empathiques ? Je manquais de réflexes et d’entraînement pour me prémunir contre ces personnages qui vous happent afin que vous les regardiez parler. Pas question de montrer mon agacement, pas ici. Il y avait là une belle brochette de filles bien habillées et j’avais déjà attiré quelques regards. Mais je pensais à Bonbon. Au fond, que faisais-je là alors que j’aurais pu aller me coucher avec elle ? Ou au moins l’interroger sur sa vie, dont nous n’avions pas plus parlé que de la mienne.
Les rapports de pouvoir se dissolvent-ils dans la fête généralisée des sens et de l’insouciance ? L’injonction aussi soft que permanente à la performance relax et au développement de soi constitue-t-elle un programme politique et social ? Les explorations feutrées et néanmoins redoutables d’Hugues Jallon (« Le début de quelque chose », 2011), de Pascale Petit (« Le parfum du jour est fraise », 2015) ou de Philippe Annocque (« Vie des hauts plateaux », 2014) nous apportent de stimulants éléments de réponse, dans un univers où la consommation fait toujours davantage figure d’ultima ratio, encadrée qu’elle est par une subtile normalisation apparente des échanges, en milieu toujours plus tempéré. Le détour choisi par Bruno Wajskop entraîne son expérience de pensée dans une direction similaire, mais en y ajoutant une touche nettement brutale de perversité policée, dans laquelle la satisfaction des « besoins » jugés ici ou là les plus élémentaires (nourriture, sexe, statut) s’accompagne d’une action déterminée sur le langage à utiliser, et donc sur la pensée « saine » à produire.
Le prénom que je porte [NDLR : Édito] m’a naturellement conduit à me pencher sur le sujet, au moins jusqu’à en déduire que je n’ai jamais eu envie de devenir éditorialiste. La presse, chacun sait cela, se divise en deux catégories. La première, la plus visible, celle à laquelle nous avons tous accès, ce sont les grands médias au service du Lab, qui relaient les prouesses des entreprises lorsqu’elles parviennent à rétablir leur production ou à ranimer la flamme de l’innovation. Cette presse-là nous donne de l’espoir, car elle nous fait rêver à des upgrades. Et puis il y a la presse contestataire, dont l’âme révolutionnaire est méprisable en ce qu’elle produit des graphismes désastreux. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un journalisme libéré des règles et des interdits. La presse valeureuse, avec ses apôtres de la vérité et ses redresseurs de torts, fait partie du Moyen Âge. Les héritiers ont repris les choses en main, et comme chaque fois dans le combat entre ceux qui ont raison et ceux qui savent comment faire, la barre du navire est confiée à celui qui est capable de le diriger vers l’iceberg plutôt qu’à ceux qui connaissent le chemin mais pas la mécanique. La presse m’est utile en ce qu’elle me tient informé des updates nécessaires en toutes choses.
Riche en belles inventions langagières et conceptuelles (à soi seul, l’usage généralisé chez « ceux qui comptent » – ou veulent compter – de la conjugaison à l’impératif imparfait est un savoureux morceau de bravoure), même si l’écriture ne résiste pas toujours à l’envie d’un bon mot quelque peu gratuit, ce premier volume du « Funny Reich » donne nettement envie d’en savoir plus, et de suivre le destin d’Édito dans les villes puissantes du cool et du fun devenus officiellement, non pas le simple « politiquement correct », mais le moteur apparent du monde, pour un meilleur contrôle subtilement automatisé de sa marche. Malgré ses imperfections, ce texte apporte une pierre qui pourrait se révéler décisive à la tradition des dystopies, mises à jour lorsque le politique n’est plus reconnu comme essentiel – à part par celles et ceux bien décidés à diriger nos vies, « en toute liberté, avec les autres guys ».
Funny Reich Vol.1 - L'Impératif Imparfait de Bruno Wajskop aux éditions Marque Belge
Coup de cœur de Charybde2
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