Geneviève Peigné : les poignants messages d’un au-delà d’Alzheimer
Publié en septembre 2015 au Nouvel Attila, ce livre bref et intense (110 pages en incluant une abondante iconographie) de Geneviève Peigné propose à la lectrice et au lecteur de partager une expérience hors normes, à la fois intime, dérangeante, bouleversante et puissamment interrogatrice : quelque temps après la mort de la mère de l’auteure, après un long enfoncement dans la maladie d’Alzheimer, la fille découvre une étagère de romans populaires des années 60 et 70, parmi lesquels de nombreux favoris de sa mère (signés Charles Exbrayat surtout, Agatha Christie aussi, ou encore H.G. Konsalik, Thomas Narcejac ou Georges Simenon), dans lesquels toutes (ou presque) les surfaces blanches disponibles ont été envahies de notations, de brefs mémentos, d’insertions dans les dialogues conçus par les romanciers, retraçant – peut-être – une tentative vaine et indéchiffrable de résister à la perte du langage et du sens qui s’avance peu à peu.
Leur maison est très grande, avec sous-sol, débarras et grenier. La place d’Henri est dans le bureau, le sous-sol dévolu au bricolage, le jardin. Celle d’Odette : la grande penderie débordant de ce qu’on appelait autrefois les effets, tenues et accessoires visant justement à « l’effet produit », étudié jusque dans le grand âge. D’autres couches de vêtements sous housse à la cave. Étagères et petites armoires de la salle de bains : abondance de cosmétiques. Armoire de la chambre à coucher : lingerie couleur nacre. Sinon ? Le domaine de la cuisine est normalement rempli. La norme d’une batterie de cuisine est de cinq casseroles, non ? Elle est respectée. La norme un peu partout dans cette maison a toujours eu tendance à être respectée – puis même cela a cessé de compter, s’est perdu : les convenances qui retiennent de se montrer nue devant n’importe qui… De manger sans boulimie… De ne pas laisser filer sa voiture au Stop ou si le feu passe au rouge… Mais rien d’un défi adolescent dans ces conduites. Cela peut arriver aux plus sages : un cerveau qui n’en veut plus d’être qui vous viviez.
Extraire ou imaginer un sens lorsque le langage et la raison se dérobent, à partir d’une parole fragmentée et vite dérisoire, c’est ce que font magnifiquement, par exemple, Andreas Becker, dans « L’effrayable » et dans « Nébuleuses », ou bien Perrine Le Querrec dans « Le plancher ». Geneviève Peigné a plutôt choisi, me semble-t-il, de laisser retentir le silence de l’incommunicabilité, de laisser peser – et c’est particulièrement poignant – la trace du regret et de la culpabilité : comment se nourrir de ces mots décatis, trop tard parvenus, qui peineront toujours à combler ce qui n’eut pas lieu jadis, entre mère et fille ? Et elle explique avec beaucoup d’honnêteté, dans la dernière partie de ce quasi-poème paradoxal, à quel point ce questionnement fut brutal pour elle, à quel point c’est uniquement lorsque le théâtre sut s’emparer de ces mots griffonnés dans les marges qu’elle put, elle-même, surmonter ici l’abîme qui s’était, presque, ouvert sous ses propres certitudes.
Depuis si longtemps emmurée en elle-même, Odette… Et ne s’échangent jamais entre la fille et elle que des propos sans importance. Il y a de quoi être obsédée par ce point douloureux. Irréparable. Irrattrapable…
Sauf que.
Il y a un rayonnage garni de livres d’Odette dans la bibliothèque du bureau. Plusieurs dizaines de livres de poche, des policiers oranges ou jaunes, collection Le masque. La surprise viendra de là.
La surprise et pourra-t-on dire la rencontre ?
La fille ouvre un premier livre. Quand Mario reviendra.
Mon seul regret sans doute, et il est strictement personnel, lié à mes idiosyncrasies de lecteur, est que l’auteur n’ait pu qu’effleurer, et en creux, la charge sociale et politique de cet écart qui, au moins autant qu’un silence entre mère et fille (que l’on peut d’ailleurs rapprocher avec bonheur du magnifique « Ma mère et moi » de Brahim Metiba), est un écart entre cultures, entre « poésie savante » et « polar populaire » : il y avait là peut-être un gisement pouvant être exploré, travaillant l’incompréhension et le mépris (même bénin) qui entourent un auteur tel que Charles Exbrayat (qui est bien la référence centrale ici, beaucoup plus que Georges Simenon, dont un seul livre est présent sur l’étagère d’Odette, ou qu’Agatha Christie et ses trois romans dans l’échantillon, où Roger Ackroyd ne figure pas, bien qu’il soit convoqué, tous deux auteurs bien davantage « reconnus »), travaillant les passerelles émotionnelles et cognitives qui pourraient exister. Contrairement à ce que suggère la publicité éditoriale autour de l’ouvrage, il n’est pas question ici, en réalité, d’une « relecture » de ces auteurs, d’un questionnement de leur capacité à fournir un « interlocuteur » (le premier titre retenu, d’ailleurs, pour cette « Interlocutrice ») à une lectrice « populaire », mais plutôt du constat que ce gouffre social et culturel ne fut pas franchissable – et ne l’est peut-être toujours pas, provoquant d’ailleurs à mon sens le réel désarroi qui hante l’auteure dans les non-dits de son hommage.
Et chaque matin, Odette rouvre à leur première page les mêmes romans policiers ; en recommence la lecture ; souvenir effacé de ce qui fut lu la veille. Les crayonne de nouveau. De nouveau les souligne… D’où les strates de différentes couleurs dans les marges. Rarement les annotations vont au delà des cent vingt premières pages, espace probable de lecture franchi dans la journée. Plus loin le livre demeure intact. L’écriture a sauté directement aux surfaces blanches qu’offrent les feuilles finales, celles qui séparent les chapitres, ou à la page d’achevé d’imprimer.
Par curiosité, notons qu’Antoine Bello, dans sa puissante « Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet », interroge en profondeur le lien entre mémoire et oubli, dit et non-dit, autour d’Agatha Christie, justement.
« L’interlocutrice », in fine, nous offre un texte qui interroge, trop tard, et n’obtient pas de réponses, et qui en est d’autant plus déroutant et poignant. Une belle tentative qui ne peut laisser intact, peut-être justement par là où elle échoue.
Charybde 2
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