Leopoldo María Panero : ainsi fut fondée Carnaby Street
Les excellentes éditions toulousaines du Grand Os, que j’ai découvertes un peu par hasard il y a quelques mois à travers les deux textes enthousiasmants que sont le « Nocturama » de G. Mar et le « Quoi faire » de Pablo Katchadjian, prévoient pour août prochain la publication de cet assemblage de deux textes longs et d’une douzaine de poèmes courts de l’Espagnol Leopoldo María Panero, dans leur collection Qoi et dans une traduction de Victor Martinez et Aurelio Diaz Ronda.
« Tarzan trahi » date de 1967 et « Ainsi fut fondée Carnaby Street », qui le précède dans cette édition somptueuse, a été publié en 1970. À cette époque, âgé d’une vingtaine d’années (il est né en 1948), Leopoldo María Panero se débarrasse à sa manière de l’encombrant héritage de son père Leopoldo, poète officiel du franquisme, en conduisant notamment de décidées expérimentations psychédéliques et de résolues affirmations de son homosexualité, les deux le conduisant alors à plusieurs internements psychiatriques.
C’était le quatrième paquet qu’il envoyait. Il s’agissait naturellement de pochettes surprise. Certaines d’entre elles contenaient de vieux sourires de maharajas indiens disséqués. D’autres, les yeux d’un alchimiste. Quelques-unes, enfin, l’épée capable de défaire le Nœud Sacré. (« Ainsi fut fondée Carnaby Street »)
S’appuyant sur une redoutable maîtrise de ce qu’on ne nomme pas encore, en ces années-là, la « pop culture », il cultive une vision à la fois hallucinée et affûtée de la mort programmée des rêves d’enfance et de la dissolution mercantile qui s’annonce déjà sous couvert de « libération ». Mobilisant ainsi Peter Pan, Mandrake, Tarzan, Dashiell Hammett, Cecil B. de Mille, Captain Marvel, Disney, Grimm, Andersen ou le mystérieux Homme Jaune, il enchaîne en de cinglants paragraphes, allant de quelques lignes à quelques pages, les mises à mort, conduites avec une rare tendresse, de l’ensemble des mythes ayant pu nourrir nos enfances, sous le signe emblématique des Rolling Stones, à qui est ironiquement dédié « Ainsi fut fondée Carnaby Street », détectant extrêmement précocement, en une analyse gramscienne instinctive, que derrière les chemises à jabot londoniennes c’est déjà la Marchandise qui prépare son triomphe.
Il s’agissait du joueur de flûte de Hamelin. Il avait emmené tous les enfants avec sa flûte. J’aurais voulu qu’il m’apprît à chanter et à danser, et le Sermon sur la Montagne, et les Dix Commandements. Mais, entre-temps, la ville, bien entendu, était pleine de rats et, à présent, bien entendu, sans enfants. Ils furent nombreux à partir à sa recherche. Des visionnaires, des fanatiques, des rêveurs. Nous, pendant ce temps, nous attendions, nous nettoyions les cendriers, nous arrangions un peu la maison. Certains se plaignaient de la goutte, d’autres de la guerre. D’autres encore la désiraient ardemment, des héros, voyez-vous, le cœur mort, une nuit d’été. (« Ainsi fut fondée Carnaby Street »)
Bien que n’utilisant que des formes brèves ou très brèves, il nous offre au long de ces 65 pages un flot quasiment épique. La précieuse postface de Victor Martinez rappelle avec justesse l’irrigation deleuzienne qui sourd de ces vers lancinants et de ces proses aiguës, et la manière dont se fonde ainsi un « simulacre posé sur un vide de sens, organisateur de mythes consommables, producteur de destinées vivantes mais détachées, coupées, séparées d’une conscience historique, finalement peu individuées ».
Les sorcières
Il a suffi d’un geste, d’un mot à vous pour que tout devienne de l’air, ou moins que de l’air… Sorcières qui parliez le langage du vent, à minuit, le langage du vent frappant les fenêtres, le langage du vent craquant dans les greniers, le langage oublié du vent. Le langage de la nuit, le soleil, qu’a-t-il fait de vous ?, sa maladroite clarté, sa brutale exactitude, qu’êtes-vous devenues quand le soleil a pour toujours desséché nos âmes… Que la peur était alors facile, sorcières, sorcières dispersées par le souffle d’un démon plus terrible que le démon même… Quel étrange maléfice empêche la nuit de tomber, oh détruire, détruire d’un geste le monde… (« Tarzan trahi »)
C’est avec une sombre et belle joie que la lectrice ou le lecteur se plongera dans ces phrases tendres, vives et indispensables, où toute une « Logique du sens » s’effondre paisiblement en une si douce apocalypse.
Hugues Robert
Leopoldo Maria Panero dans le film de Jaime Chavarri, El desencanto (Espagne, 1976)