Arundhati Roy : Pourquoi je retourne mon prix du Cinéma au gouvernement de Narendra Modi
Se joignant à d'autres intellectuels ou cinéastes indiens, Arundhati Roy, l'auteure du "Dieu des petits riens", a rendu ses prix au gouvernement en protestation contre la multiplication des crimes contre les minorités et le climat d'intolérance qui règne dans le pays.
Épargnez-moi s'il vous plaît le vieux débat Parti du Congrès-contre-BJP. On est au-delà de tout cela. Bien que je ne croie pas que les prix et récompenses soient une mesure du travail que nous faisons, je voudrais ajouter le Prix du Cinéma national (indien) pour le meilleur scénario que j'ai gagné en 1989 à la pile croissante des prix retournés. Je tiens aussi à préciser que je ne rends pas ce prix parce que je suis "choquée" par ce qu'on appelle la "montée de l'intolérance" favorisée par le gouvernement actuel. Tout d'abord, "l'intolérance" n'est pas le bon mot à utiliser pour qualifier les actes consistant à lyncher, tirer sur, brûler et assassiner en masse des êtres humains. Deuxièmement, nous avions eu beaucoup de préavis de ce qui nous attendait - je ne peux donc pas prétendre être choquée par ce qui est arrivé après que ce gouvernement a été élu avec enthousiasme par une majorité écrasante. Troisièmement, ces horribles meurtres ne sont que le symptôme d'un malaise plus profond. La vie est un enfer pour les vivants aussi. Des populations entières - des millions de Dalits ["Intouchables", NdT], d'Adivasis [aborigènes, NdT], de musulmans et de chrétiens - sont contraints de vivre dans la terreur, ignorant quand et d'où l'attaque viendra.
Nous vivons aujourd'hui dans un pays où, lorsque les voyous et les apparatchiks de l'Ordre nouveau parlent de "massacre illégal", ils entendent la vache imaginaire qui a été tuée - pas l'homme réel qui a été assassiné. Quand ils parlent de relever "des preuves pour examen médico-légal" sur la scène du crime, ils entendent la nourriture dans le réfrigérateur, pas le corps de l'homme lynché. Nous disons que nous avons "progressé", mais quand des Dalits sont massacrés et leurs enfants brûlés vifs, quel écrivain d'aujourd'hui pourrait dire librement, comme le fit autrefois Babasaheb Ambedkar, que «pour les intouchables, l'hindouisme est une véritable chambre des horreurs", sans être attaqué , lynché, se faire tirer dessus ou emprisonner ? Quel écrivain peut écrire ce que Saadat Hasan Manto a écrit dans ses "Lettres à l'Oncle Sam"? La question n'est pas de savoir si nous sommes d'accord ou non avec ce qui est dit. Si nous ne disposons pas du droit de parler librement, nous allons nous transformer en une société souffrant de malnutrition intellectuelle, une nation d'idiots. À travers le sous-continent on assiste à une course vers le bas – à laquelle l'Inde Nouvelle a adhéré avec enthousiasme. Ici aussi, désormais, la censure a été sous-traitée à la foule d'émeutiers.
Je suis très heureuse d'avoir retrouvé quelque part dans mon passé un Prix national que je pouvais rendre, car cela me permet de faire partie d'un mouvement politique initié par des écrivains, des cinéastes et des universitaires* dans ce pays qui se sont dressés contre une sorte de malfaisance idéologique et une attaque contre notre QI collectif qui va nous déchirer et nous enterrer très profondément si nous ne nous levons pas maintenant pour dire ça suffit. Je crois que ce que les artistes et les intellectuels font en ce moment est sans précédent, et na pas de parallèle historique. C'est de la politique par d'autres moyens. Je suis si fière d'en faire partie. Et j'ai tellement honte de ce qui se passe aujourd'hui dans ce pays.
PS : Pour la petite histoire, j'ai rendu le prix de la Sahitya Akademi** en 2005 lorsque c'était le parti du Congrès qui était au pouvoir. Alors, s'il vous plaît, épargnez-moi ce vieux débat Parti du Congrès-contre-BJP. On est au-delà de tout cela. Merci.
Arundhati Roy
Traduit par Fausto Giudice
NdT
* Au cours des deux derniers mois, plus de 40 romanciers, essayistes, dramaturges et poètes ont rendu leurs récompenses à l'institution littéraire la plus prestigieuse du pays, la Sahitya Akademi., Ils ont en particulier critiqué l'institution pour ne pas avoir condamné les assassinats de militants laïques. Les deux incidents qui ont le plus irrité les intellectuels et créatifs indiens ont été l'assassinat de Malleshappa Kalburgi, un chercheur primé dont les fréquentes critiques de ce qu'il considérait comme des superstitions et des fausses croyances avaient provoqué la colère des extrémistes hindous, et le lynchage en septembre d'un manœuvre musulman, soupçonné d'avoir mangé de la viande de bœuf. Pour les hindouistes, majoritaires en Inde, les vaches sont sacrées.
Le cinéaste Sanjay Kak, qui était parmi les 24 personnalités du cinéma qui ont rendu leurs prix nationaux de cinéma jeudi à Mumbai, dit que ceux qui protestent avaient "déployé leur visibilité - et leur crédibilité – pour articuler l'inquiétude croissante d'un grand nombre d'Indiens, qui sont moins visibles, mais ne sont pas moins perturbés par ce qui se passe autour d'eux ".
La star de Bollywood Shah Rukh Khan s'est également prononcé contre "l'intolérance extrême" en Inde. Salman Rushdie était aussi parmi les auteurs qui ont récemment mis leur poids dans le débat, déclarant à une chaîne locale de télévision : «Ce qui est en train de s'insinuer dans la vie des Indiens, c'est une violence dont le degré de brutalité est nouveau. Et elle semble être autorisée par le silence des organes officiels, le silence de la Sahitya Akademi ... par le silence du bureau du Premier ministre ".- The Guardian, 5 novembre 2015
**Arundhati Roy avait reçu le prix de l'Académie nationale des Lettres pour son livre d'essais The Algebra of Infinite Justice.
Merci à Tlaxcala
Source: http://indianexpress.com/article/opinion/columns/why-i-am-returning-my-award/
Date de parution de l'article original: 05/11/2015
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