"Orfeo" de Richard Powers : le plus beau roman sur la musique depuis...
"Orféo" est le plus beau roman sur la musique depuis… Slumberland de Paul Beatty (Seuil). Onzième roman de Richard Powers, retour à son amour de la musique pour en sonder les puissances. Bande-son du XXe siècle, fugue pour échapper à une société de surveillance, fugue dans le passé où se trouvent, peut-être, les solutions à un présent problématique et à la mort qui se profile.
Els, le compositeur a consacré sa vie à la musique, de manière passionnée, au point de tout laisser pour elle, tentant de composer non pas de l’agréable, mais du stupéfiant. A la suite d’un malentendu, il se trouve recherché dans tous les Etats-Unis pour bioterrorisme.
Au départ loufoque, cette situation devient peu à peu dramatique, révélant la paranoïa des forces de sécurité, relayée par les journalistes. Le récit de cette errance est entrelacé de souvenirs du musicien, comment il a découvert, sous une unique note, tous les sons qu’elle recèle, puis sa recherche sans fin de mélodies nouvelles. L’auteur nous entraîne dans un univers enchanté, démesuré, complètement dément, de descriptions fracassantes sur toutes sortes de musiques. C’est magnifique, même si on ne connaît rien dans ce domaine. A ce titre, l’évocation du « Quatuor pour la fin du temps » de Olivier Messiaen est un sommet littéraire en regard du chef d’œuvre musical. On lit les pages quasi en apnée, ivre de musique et de mots.
« Sara, dis-tu. En sécurité quand toute sécurité est perdue. Sara ? Faisons quelque chose. (…) Quelque chose de bien. Bien fort. Bien vivant. Une rose que personne ne connaît. Quand elle acquiescera ne serait-ce qu’un peu, tu iras vers la porte et tu la franchiras. Tu courras vers un lieu neuf et vert, de nouveau attentif à des dangers inédits. Tu continueras d’avancer, ta fiole soliflore levée bien haut, comme un chef d’orchestre qui prépare sa baguette à lancer une chose plus heureuse que nul ne le soupçonne. Temps fort d’un petit infini. Et tu entendras enfin à quoi elle ressemble, cette musique ».
"Orféo" renoue avec les thèmes de prédilection de l’auteur qui a toujours souligné son intérêt pour la science et la musique. Il met en exergue l’impact de ces domaines dans la vie et les agissements de ces personnages. L’écriture en est rugueuse, âpre et parfois peu accessible aux profanes de la science musicale. Cependant, la rigueur du style offre très souvent de belles envolées poétiques. C’est la clé de voûte de la prose de Richard Powers qui sait dépeindre avec sobriété la complexité humaine dans chacun de ses choix, chacune de ses souffrances.
Le drame du héros réside dans sa tentative de résoudre une équation mathématique qui lui est chère : faire coexister deux réalités et les faire interagir. Le musicien veut faire de ce monde une partition de musique parfaite et qu’à son tour la musique entraîne le monde dans une danse harmonieuse et sans fausse note. Mais comme Icare, il échoue.
Roman d’une intensité rare, il questionne sur le sens que nous donnons à la vie et aux rêves que nous avons jetés aux vents pour nous conformer au réel, aux normes et à la dure loi du compromis. En fin de compte, Powers n’a jamais aussi bien dénoncé ce monde désaxé qu’en nous décrivant Peter Els comme un homme de trop, un homme inapte à la vie dans une société de plus en plus dictatoriale, uniformisée à outrance. Dyonisiaque contre Appolinien,
Once more !
Jean-Pierre SIMARD
Richard Powers : "Orfeo" , Éditions Le Cherche-Midi