Victoria n'existe pas - roman, grec, terrible
Décomplexée par la crise économique, la violence raciste, verbale en attendant pire, dans un saisissant dialogue en train.
Publié en 2013, traduit en français en 2015 chez Quidam par Nicolas Pallier, « Victoria n’existe pas » est la première œuvre littéraire du professeur de science politique et critique athénien Yannis Tsirbas.
Au hasard d’une rencontre, dans un train de banlieue à Athènes, entre deux inconnus, un flot de parole décomplexée se déverse avec une brutalité complice : l’un raconte à l’autre, avec une hargne que masque fort mal sa jubilation désespérée, les « changements » survenus dans son quartier mythique, Victoria, avec l’installation progressive d’immigrés, puis, ces dernières années, de réfugiés. De grasse anecdote en témoignage recuit de mauvaise foi, il suppose acquise une complicité de facto que l’autre, confronté à cette violence verbale – qui va jusqu’à échafauder benoîtement de terrifiants plans d’éradication qui n’ont plus rien de purement verbal -, ne parvient pas à affronter. Tentant au début de détourner le torrent haineux satisfait de soi-même, il se résigne rapidement, et encaisse en silence, intérieurement glacé, stupéfié, et ne sachant au fond que répondre réellement.
Je regarde par la fenêtre les arbres qui défilent à toute vitesse, parfaitement alignés. Il poursuit.
– Mon gars, je sors de l’immeuble et juste devant y’a des Pakistanais avec des draps. Caleçons, chaussettes, marcels, gants, bonnets. Parfois même des poissons. Ils s’installent avec leur grosse poiscaille, là, sur des cartons, et ils la vendent. Sans glace je te dis, rien. Une infection. T’en as un autre qui vend des bananes. Des sacs de pain. Je passe en face, je prends la rue Acharnon pour aller au travail, et là je dois faire un vrai slalom. Je suis obligé de marcher au milieu de la rue, un jour je vais me faire faucher par une bagnole. Et puis y’a les coiffeurs. Je te jure, ils se font couper les cheveux en permanence ces gens-là. Les salons de coiffure sont ouverts du matin au soir, avec la queue jusque sur le trottoir. Dans chaque pâté de maison, t’as un coiffeur avec une enseigne arabe. Je sais pas ce qu’ils ont comme règle qui leur dit de se faire couper les cheveux tout le temps. C’est écrit dans le Coran ça ?
Je fais signe que je n’en ai aucune idée. Je lui demande où il se fait couper les cheveux.
– Chez Mary, rue Alkiviadou. Au début elle était rue Heyden, dans un demi-sous-sol. Huit euros elle me prend. Normalement c’est douze. D’accord, elle me connaît depuis que je suis gamin, et puis faut dire que j’ai plus beaucoup de cheveux maintenant, elle me fait un prix.
Il rit de sa blague. Je souris.
En soixante pages, Yannis Tsirbas parvient à déverser, d’une écriture glaçante dans sa joie affectée et ses images à la fois sordides et primesautières, un torrentiel constat d’échec de longues années politiques. Entrecoupées de cruels et hallucinés monologues d’acteurs malgré eux du drame en gestation, drame que raconte l’inconnu avec faconde et certitude, ces pages disent la misère et la haine – et l’impuissance face à elles – mieux que bien des essais. Non pas tant constat vériste en lequel il se serait habilement déguisé, « Victoria n’existe pas » offre une impressionnante leçon – non-professorale – des conséquences de nos résignations, de nos lâchetés perpétrées au long cours du « Not In My Backyard » et de l’acceptation tacite de notions potentiellement frelatées telles que les « seuils de tolérance », les « communautarismes » et autres « intégrations culturelles », qui engendrent progressivement le désarroi et l’absence de volonté. Yannis Tsirbas nous dit aussi ici, plus subtilement encore, que face à la montée de la violence décomplexée, l’individu raisonnable et fraternel est vite seul – et taxé, en guise d’insulte désormais, d’être « politiquement correct » – s’il n’y prend garde collectivement.
(…) pour que ma mère soit contente je compte lui demander de m’amener un livre illustré avec ce genre de photos qui montrent des foules rassemblées des manifestations des guerres des combats ça me fait quelque chose quand je vois beaucoup de monde rassemblé je flaire quelque chose comme du grabuge ce qui me plaît bien et comme une justice aussi autant de gens rassemblés chaque fois ils ont forcément raison et au moins si tu es avec eux au milieu de la foule tous ceux qui sont autour de toi sont d’accord avec toi et toi aussi tu es d’accord avec eux et tu le sais et ils le savent eux aussi et y’a besoin de rien dire de plus c’est pas une mince affaire ça.
Il faut rapprocher ce beau texte d’un autre, court et saisissant également : l’excellent « Ces nuits sont à toi, Alexis » (2014), de Marie Cosnay et Myrto Gondicas. Ce que dit Anne Vivier, sur son blog Racines, de « Victoria n’existe pas », est ici.
Victoria n'existe pas de Yannis Tsirbas aux éditions Quidam
Coup de cœur de Charybde2
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