Entretien avec Michel Embarek : "Personne ne court plus vite qu'une balle"
Disciple avoué de Dashiell Hammett, Michel Embarek l'est tout autant d'Henri Vernes et sa detective story des aventures de Victor Woodrow nous est ici démontée, ventre à l'air, pièce par pièce.
Avec son chanteur alter-mondialiste trouvé mort à La Nouvelle Orleans et son polar qui file sur trois continents en remontant les traces laissées par de sombres embrouilles, Embarek, sous les traits de son détective, Victor Woodrow, s'amuse à retisser quelques vérités historiques au fil d'un roman d'aventures haletant : Personne ne court plus vite qu'une balle… Une tentative de remettre de la vie à la Nouvelle Orléans après Katrina, un Manu Chao plus faux que nature, des dignitaires vietnamiens haut en couleurs, une ville de Normandie en proie aux affres de la totale corruption sont quelques uns des ressorts ici mis en place. L'auteur se confie. Il fait bien.
G&O : D'où sort ton histoire ?
Michel Embarek : Les trois premiers Victor Woodrow étaient construits sur trois niveaux d’histoire, tous, que je maîtrisais sans problème. Mais, depuis un moment, même très longtemps, j’avais envie d’écrire un livre d’aventures. Parce que pour moi, le plus beau livre du monde c’est l’Ile au trésor de RL Stevenson. Donc j’avais envie d’écrire un livre d’aventures, et je me suis dit, pourquoi pas faire un simple livre linéaire d’aventure chronologique,. Donc j’ai écrit ça en 2014, j’ai remis le manuscrit avec six mois de retard à cause d’événements extérieurs. Une fois, je suis resté trois mois sans avancer tellement c’était raide, et puis, arrivé à la fin, je me suis dit « putain, si ça se trouve, je me suis complètement raté ». Bon ben il court après le pognon, il découvre des tas de trucs, il cherche du fric à tout prix, il leur faut du fric pour financer cette putain de tournée des lanceurs de marteau, il leur arrive 36 000 aventures…
Autrement comment le livre est né ? Comme souvent avec moi, y a un mec au bistrot, à Buenos Aires, -je me souviens très très bien de la scène- bon je ne saurai peut-être pas y retourner je sais pas ce qu’on foutait là-, c’est une espèce de grande esplanade, avec plein de bars, et je bois un coup avec un mec que j’avais rencontré et le type me raconte un tas de trucs sur un musicien, parce qu’il est plutôt dans le business musical sud-américain, et de là il me raconte les pires horreurs sur un musicien. Et moi je tombe du placard, je ne suis pas au courant du tout. D’abord, j’ai quitté ce milieu depuis 30 ans, et en plus c’est un musicien à propos duquel j’ai a priori plutôt de la sympathie. Et c’est vrai que… Ça ne s’arrête pas là, parce que le mec me raconte un truc, il me raconte des vols de musique. Ce qui est raconté dans le livre : voler du son. De là, je me suis mis à écouter la musique dans les bus, dans les taxis, dans la rue, c’est vrai que j’ai reconnu plein de trucs. Plein, plein de trucs. Ce fameux musicien il jouait partout aussi bien en Argentine qu’en Uruguay, il était partout. Et c’est parti de là, de cette idée. Ça c’est la base, quoi. D'en faire une histoire, qui passe par la Louisiane, le Vietnam et la France. Souvent un livre part d’une histoire qu’on m’a racontée ou dont j’ai été témoin. Le premier, La mort fait mal, le premier de la série des Woodrow, part de l’incendie criminel d’un grand magasin, que j’ai couvert comme journaliste. Mes livres tournent autour tous autour des mêmes choses : la corruption, la spéculation immobilière, la spéculation foncière, voilà.
G&O : C’est Michel Hammett Embarek ?
M.E. : Si tu veux, si dans les quatre bouquins, dans le premier il y a une ville qui s’appelle Noisy-les-Bauges, dans le deuxième c’est Béni Purin, dans le troisième c’est Saproville -sapro étant le suffixe grec qui veut dire moisissure-, c’est un hommage à Hammett et à la Moisson rouge. C’est Poisonville à tous les étages.
G&O : J’avais noté. Et comment t’arrives à intégrer des personnages quand tu me disais il y a peu que c’était pas Tanguy et Laverdure, tes deux héros…
M.E. : Non au début… Dans celui-là, il y a la volonté de rendre une sorte d’hommage à Bob Morane. Et à Henri Verne. Mais dans les précédents, non. C’est deux anciens. Bon Victor, il est détective privé et il a gardé un pote black qui a fait le Vietnam avec lui. Au départ, y a pas la volonté de faire Bob Morane et Bill Ballantine. Dans le dernier, oui. Ils font la paire, quoi. Vraiment. Puisqu’on était dans l’aventure, autant y aller à fond et cela crée une évolution dans le climat du bouquin. On tombe sur des endroits et ça délire à chaque fois d’une autre manière.
G&O : Et nos deux aventuriers alors ?
M.E. : Si tu veux, il y a un truc qui m’intéressait, assez classiquement, le livre débute en Louisiane, pays qui m’échappe, cher à mon cœur, non seulement la Louisiane mais la Nouvelle-Orléans. J’avais envie d’aller les faire râler un peu dans leur coin, un coin un peu paumé là, quand ils vont chez les pêcheurs, d’origine vietnamienne ou, parce qu’ils sont américains maintenant, les pêcheurs de crevettes. C’est un coin, c’est raide, hein. Un coin assez raide de Louisiane. J’avais beaucoup parlé de la Nouvelle-Orléans dans le livre précédent, donc là c’est un peu moins présent, j’avais beaucoup parlé de Katerina, de la démolition, de la reconstruction, donc là c’est moins présent. Et puis après, le Vietnam je trouvais ça, bon j’y suis allé assez longtemps, j’y suis resté deux mois, et franchement je trouvais ça passionnant, de faire retourner deux anciens de la guerre du Vietnam, dans le Vietnam d’aujourd’hui, quoi. Parce qu’il y a vraiment des mecs qui en ont chié pendant la guerre du Vietnam, qui retournent aujourd’hui à Saïgon, et quand ils débarquent à Saïgon, c’est Manhattan, tu vois. Ils débarquent dans un pays -il y a eu juste après que j’ai remis le manuscrit- il y a eu un sondage mondial, sur l’appréhension qu’avait les habitants de tas de pays au monde, l’appréhension qu’ils avaient du capitalisme. Les Vietnamiens plébiscitent le capitalisme à 98%. C’est le plus fort taux d’adhésion au capitalisme. Donc tu vois pour deux mecs qui se sont tapés la guerre du Vietnam, qui y retournent aujourd’hui, c’est ce qu’ils disent dans le bouquin, on aurait mieux fait de leur balancer des frigos. Et des machines à laver, plutôt que des bombes, quoi. Il y a une espèce de réflexion sur la guerre, quoi, des trucs totalement idiots. Ils voulaient juste, bon le système s’est effondré en 1990, en même temps que le mur, mais, parce que c’était une guerre extrêmement compliquée, puisque, dans les troupes du Nord, il y avait beaucoup de gens qui n’étaient pas communistes, qui étaient juste nationalistes. Ils voulaient juste qu’il n’y ait plus d’occupation dans leur pays. Ils s’étaient tapés les Chinois, les Français, les Japonais, les Américains, ils voulaient juste être dans leur pays. Il y avait énormément d’intellectuels, par exemple, qui étaient nationalistes, mais pas du tout communistes. Donc, le système tournait très très mal, il reposait uniquement sur la terreur, en 1990. Encore aujourd’hui, il y a une police politique. Aujourd’hui au Vietnam, tu peux tout faire, tout. Tu peux importer des Cadillac, tu peux boire du Red Bull, tu peux avoir facebook, tu peux aller au Starbuck café, tu peux faire du karaoke, tout. Tu veux construire une villa sans permis de construire, si t’as arrosé le bon mec qu’il fallait, tout est possible, sauf de dire du mal du parti et de dire du mal de l’armée. Et pourvu que le parti et l’armée y trouvent leur compte financièrement, voilà. Donc tu te retrouves, ces mecs qui ont fait la guerre du Vietnam, dans les rizières, avec les embuscades, je parle aussi de la façon dont les Australiens, qui ont énormément participé à la guerre du Vietnam, ont mené la guerre de façon totalement différente, voire beaucoup plus cruelle.
Je trouvais intéressant de confronter ces deux mecs qui s’étaient tapés le Vietnam, à la situation actuelle, 40 ans plus tard, les faire retourner à Koutchi, dans ces endroits-là, de découvrir le bonheur de tirer à la kalachnikov, c’est quand même un hymne à la kalachnikov, une arme remarquable, absolument remarquable,
G&O : On va te traiter de terroriste si tu dis ça.
M. E. : Ah, non, mais c’est une arme extraordinaire. Mois j’en avais jamais touché, tu vois. Là au stand de tir à Koutchi, le chargeur c’est 5 $, j’y aurais passé la journée, quoi. Ben si tu veux, moi j’aime le tir. Je ne suis jamais allé à la chasse de ma vie. Mais j’aime manipuler les armes, et j’aime le tir de précision. Et là, t’as tout. En plus, non seulement t’as l’arme, tu paies le chargeur, t’as le moniteur, le moniteur qu’est enfouraillé, tu sais, des fois que tu te tournes et tout, il t’en mets une, non, non, le vrai stand. C’est génial. J’étais aux anges. C’est la plus belle journée de ma vie au Vietnam.
G&O : Et cette histoire de film pipeau à Saïgon, c'est quoi ?
M. E. : Donc ça, c’est un des trucs qu’est dans le livre. L’autre truc c’est, je ne sais pas si c’est une révélation, parce que il y a des tas de gens qui devaient être au courant, mais moi je l’ai appris de la personne même, qui a tourné les images, qui est une vieille dame, qui travaillait comme cameraman, à la télévision nord-vietnamienne, les fameuses images du char enfonçant les portes du Palais présidentiel, c’est un remake. C’est elle qui me l’a raconté. Elle m’a expliqué que le régime sud-vietnamien s’est effondré tellement rapidement, à partir de la prise de Da Nang, que les journalistes arrivaient plus à suivre. Ça allait trop vite. Ce qui fait que quand les troupes nord-vietnamiennes sont rentrées dans Saïgon, il y a des mecs qui ont foncé dans la ville, puis il y a un lieutenant avec son char et d’autres chars derrière, ils ont foncé au palais présidentiel, bam, il a enfoncé les grilles, et il est allé se positionner devant les marches. Elle dit mais nous, on était quatre kilomètres derrière. Donc, quand on est arrivé au palais, bon ben ça va pas du tout ça. Bon, donc on a fait remettre les grilles comme on a pu sur les gonds, parce que les mecs avaient tout pété, et puis il a fallu faire reculer le char. Faut connaître l’endroit c’est tout petit, il a fallu faire reculer le char, dans un endroit comme là autour, ce qui est un bordel sans nom, et faire ré-enfoncer les grilles par le char. Et si tu regardes bien les images, les grilles tu ne les vois quasiment pas parce que de toute façon, il n’y a pas, sur les images, les grilles tu vois qu’elles n’explosent pas, elles tombent quoi. Parce qu’en fait, elles sont juste posées pour l’image. Et elle, elle a tourné les images.
G&O : Trop bien.
M.E. : Et après, on revient à Sapreville, et là, on est dans le Woodrow, ou le Embarek classique, la spéculation immobilière, l’usine qui ferme, le terrain, le machin, et en même temps, toute l’histoire de ce chanteur, qui a voulu se lancer dans le commerce équitable, le fameux commerce équitable, et Victor Woodrow explique bien que quand le commerce est équitable, ça ne peut pas marcher, que dans le commerce il faut qu’il y ait toujours un mec qui morde l’oreiller, et effectivement, voilà.
G&O : Ouais, ouais, ouais, d’ac, d’ac.
M. E. : Mais il y a aussi un truc que j’ai découvert, totalement découvert, parce que j’aime bien aussi mélanger l’histoire, les polars -c’est pas un polar historique- mais j’ai découvert un truc, j’ai découvert ça d’abord en Argentine, et après je me suis intéressée à ça. En Argentine, on connaît tous l’histoire des bébés enlevés, les femmes détenues qui accouchaient, on leur piquait leur bébé, qui étaient remis à des grandes familles argentines. L’histoire des bébés argentins, les grands-mères de la place de Mai, tout ça. Ce qui a été très très mal raconté, non seulement mal, mais de façon assez dégueulasse, par Karyl Ferey dans Mapuche, de toute façon tout ça était déjà dans Bastille Tango de Jean-François Vilar, en 1983. Tu peux y aller ça me dérange pas. Si tu veux, les bébés enlevés en Argentine, pendant la junte, il y en a 30 000.
G&O: Ah, ça fait beaucoup, quand même.
M. E. : Ben, non. Parce que ça fait rien du tout, par rapport aux bébés enlevés sous le franquisme. Parce que là ça a duré de 1937 à 1975. Et les bébés enlevés du franquisme, il y en a 300 000.
G&O : Le truc qui m’a le plus bluffé, c’est l’embrouille immobilière de la fin.
M. E. : Ah, le blanchiment ? Ah, mais ça, je l’avoue je ne l’ai pas inventé. Là, deux trucs : tout ce qui concerne le truquage de marchés publics, j’ai un consultant, quant à l’affaire de blanchiment d’argent, j’avais une autre combine. Et, je ne peux pas dire. On va dire que au ministère de l’Economie et des finances, j’ai un ami, je déjeune avec lui, on discute et puis je lui raconte mon histoire de blanchiment d’argent, pour mon prochain bouquin. Le mec me regarde et il me dit : « ouais, bon, ben c’est vachement classique comme truc ». Et là, il me raconte une histoire balaize de blanchiment, que je multiplie par 50 ou 60, ou je ne sais pas combien. Voilà. Mais ça, ça vient d’un vrai dossier, sauf que le mec n’avait monté qu’une solderie. Pas un réseau de solderies.
G&O : C’est joli.
M. E. : Mais il faut arriver à tout combiner. Ce que j’expliquais souvent aux étudiants à Sciences Po, c’est que, en fait du fais du Lego. Tu as un tas de pièces, au départ, dans ta boîte, tu brouilles tout et puis après tu emboîtes. Alors, des fois ça s’emboîte bien, puis au bout d’un moment, non, ce n’est pas bien du tout, tu déboîtes, tu remboîtes autrement, voilà. Il faut arriver à emboîter le chanteur pseudo-suicidé, la Nouvelle-Orléans, le vol de rubis, la spéculation immobilière, le blanchiment d’argent, et tout ça. Si tu veux, je ne sais jamais comment ça va évoluer. Je sais comment ça va évoluer jusqu’à un certain point. On va dire jusqu’à environ la moitié du bouquin. Mais après, en général, au départ, je ne sais pas. Je ne sais pas, parce que j’ai écrit un seul bouquin dont je connaissais la fin, c’était il y a longtemps, c’était chez Flammarion, c’est quand je bossais avec Françoise Verny. Le livre était entièrement découpé, avec des graphiques et tout, des couleurs, des tensions, des baisses, des trucs et tout, et en fait, je ne me suis jamais fait autant chier qu’en écrivant ce roman. C’est un beau roman, mais je me suis fait chier en l’écrivant. Parce que je connaissais la fin, je savais comment ça allait se terminer, Flammarion m’avait carrément salarié. Au lieu d’avoir une avance, ils me payaient tous les mois.
G&O: Et ton suivant, tu en as déjà écrit un bout ?
M. E. : J’en ai écrit quasiment la moitié. Mais c’est pas du tout un polar, pas du tout. On va dire que c’est un roman rock historique. Qui se passe entre décembre 1968 et décembre 1971.
G&O : Gene Vincent ?
M. E. : Par exemple. Mais c’est plus compliqué que ça. Ça fait 30 ans que je dis un jour j’écrirai un roman sur Gene Vincent. Il y a trois mois, deux-trois mois, je bois un café avec la mère de mon fils, et je lui dis : « tu sais le roman sur Gene vincent, là, dont je te parlais, quand on était mariés, je m’y suis collé ». Et elle me dit : Putain, il serait temps ». Bien. Mais c’est un roman. C’est-à-dire, qu’il y a une vraie chronologie, des dates qui sont vraies, mais le reste c’est un roman, je me suis interdit de lire des bio, des machins, déjà je sais beaucoup de choses sur lui, mais si tu veux, c’est pas une bio. C’est un roman.
G&O : Dans le même registre que le Furnel ?
M. E. : Non, parce que si tu veux le Fournel il est un peu à clé, quand même. C’est Téléphone, mais il ne l’a jamais dit. Il est un peu à clés. Alors que là, je ne peux pas encore raconter, mais, il y a les vraies gens.
G&O : Mais tu les fais vivre autrement ?
M. E. : Mais ils sont là, si tu veux. Il y a Wolfman Jack, y a les managers, y a les vraies gens. Les musicos, sauf que ça se passe autrement que ça s’est passé dans la réalité. Bon, ça va très très vite à écrire. Si tu veux pour moi, ça c’est compliqué à monter, il y a du boulot pour monter un truc comme ça. Parce que ça, c’est une mécanique de précision. Il faut que les trucs s’emboîtent. Là, c’est un roman, un 200 pages, sympa, marrant, tendre. Ça va assez vite à faire. Bon, j’ai bossé tout l’été. J’ai pas foutu le nez dehors, de l’été. Je suis resté dans ma cambrousse, pas enchaîné à l’ordinateur, parce que vraiment, c’est beaucoup de plaisir, c’est très tranquille à écrire.
En général entre deux romans, je prends un an à rien foutre, donc là, comme j’en ai enchaînés deux, après, j’ai promis, et je me suis promis, de ne rien foutre pendant deux ans.
Jean-Pierre SIMARD
Personne ne court plus vite qu'une balle de Michel Embarek , éditions de l'Archipel