Rosebud. De Citizen Kane au porno gonzo de Guillaume Richard
Des deux côtés de la rose
Un livre peut être comme la rose dont la valeur emblématique rayonne pour tout cinéphile marqué par Citizen Kane et son fameux sésame : Rosebud. Le livre est une fleur qui s’ouvre en béant de fièvre. La rose comme le livre qui s’y dédie offrent deux côtés, comme deux lèvres : un côté pile qui tombe un peu trop pile poil et un côté face qui fait tomber le masque, l’auteur à poil en révélant que sa cinéphilie est un jardin intranquille où ont poussé des fleurs du mal. La cinéphilie est une manière de prendre soin de soi en prenant soin des films qui prennent soin du cinéma, cela on le sait bien. Mais on n’y comprendrait rien si l’on ne voyait pas que le remède est un poison, le pharmakon d’un pharmacien qui un jour a découvert que les images ne sont pas inoffensives. Les images mordent, elles infectent et les blessures qu’elles infligent sont le destin des cinéphiles, ces jardiniers qui cultivent les roses maléfiques de leur addiction.
Bouche bée et bouton de fièvre
Rosebud est le sésame fétiche de nombreux cinéphiles. Le mot magique pour entrer en cinéphilie par l’une de ses voies privilégiées, Citizen Kane (1941), premier long-métrage d’Orson Welles et canon de l’histoire du cinéma, marque un hiatus à ressaisir autant comme ouverture que comme béance. Ce qui s’ouvre est une question haussée à la valeur d’un paradigme, l’exemple qui vaudrait pour tous les exemples : ce qui s’ouvre laisserait bouche bée. On dirait avec Jean-Luc Nancy qu’il en va du sens même, non pas de quelque chose mais per se, en soi et pour lui-même, ici la question d’une énigme (l’existence de Charles Foster Kane) qui à la fin délivre un mystère (le sens même du film d’Orson Welles). Le sens est la pesée de son opacité, il est inappropriable, incommensurable, impénétrable (Le Poids d’une pensée, l’approche, l’approche, éd. La Phocide, 2008, p. 21).
Entre le sésame (« bouton de rose » en français) et l’objet à quoi il se rapporte (une luge du temps de l’enfance), il y a un film qui repose sur l’écart glissant entre les choses et les mots, le bâillement qui accueille d’autres choses (par exemple une boule à neige) et d’autres noms (ainsi le château de réclusion de Kane, Xanadu, dont le nom vient de Samuel Taylor Coleridge), et puis des narrations fragmentaires, de la profondeur de champ et des perspectives hypothétiques. Tout un néo-baroquisme qui a rayonné bien au-delà de son champ d’exercice, par exemple avec Watchmen.
Rosebud se rapporte à la bouche qui le prononce, une bouche rendue monstrueuse avec le gros plan, parce que le sens est monstrueux. Le sens ? Un excès qui pèse sur toute existence et qu’aucune narration, enquête journalistique et roman biographique, ne saurait contenir. Le bouton de rose engage à l’excroissance, bouton de fièvre (comme sur la lèvre de la Nahla de Farouk Beloufa), une inquiétante efflorescence – une fleur du mal peut-être.
Ou une fleur de paradis que le dormeur aurait ramenée de son rêve en la retrouvant dans sa main au moment du réveil : La Fleur de Coleridge de Jorge Luis Borges (l’écrivain argentin s’est inspiré du poème Kubla Khan de Samuel Coleridge où l’on trouve d’ailleurs mention de Xanadu), devenue depuis la rose blanche dans la bouche de Jean-Luc Godard à la toute fin des Histoire(s) du cinéma.
Si Rosebud est un sésame qui donne la fièvre, il est d’abord celui-là : un mot, un seul, suffit pour dire que suffire ne saurait jamais suffire. Le sésame ouvre au sens comme une bouche souffle un dissémination de signes, une floconneuse pulvérulence qui fait sens en assurant que le sens excède tous les signifiants dont il est la condition et qu’il autorise. L’objet auquel se rapporte le sésame et que l’on découvre enfin, loin d’enclore le sens, brûle alors le cercle en ouvrant aux boucles, aux tourbillons dans le devenir d’une vie qui continue après son arrêt, mort d’un homme et fin du film – une survie. Si Rosebud est un mot magique, c’est précisément pour sauver une vie de son incorporation dans le capitalisme. Sauver l’enfance d’un garçon qui a été la première marchandise de son empire, son tombeau monumental. Sauver l’objet métonymique de cette enfance en le sauvant des équivalences marchandes dont les ruines s’accumulent sans suffire, pierres pour pyramides. Sauver le film avant que les flammes ne le consument, comme la luge. Parce que le secret est perdu pour tout le monde, sauf pour le spectateur à qui le secret est confié, secret du film et du cinéma compris.
Si Orson Welles s’est imposé à Hollywood en premier des modernes, c’est en concevant avec Herman Mankiewicz le dispositif horloger protégeant son film de la tyrannie de la marchandise, ajointé au récit morcelé du capitaliste en nouveau Roi pêcheur, triste souverain de terres vaines où s’amoncellent les marchandises répétant la violence première – un enfant a été vendu par sa mère.
L’un des sésames de la cinéphilie qui les vaudrait tous propose donc un mot magique susceptible de sauver l’art du cinéma du commerce des films. Si ceux-ci peuvent survivre, c’est dans l’irréductible opacité du sens. Cette fièvre qui fait venir des boutons aux lèvres et fait éclater une boule à neige en voyant dans ses flocons un poudroiement de spores. Ce vertige dont les effets de parallaxe sont des écarts parallactiques déliant les paroles et les images, déboîtant les rails du faux et du vrai, entrelaçant des archives de fiction à la manière des bandes d’actualité et un perspectivisme narratif raccord avec les expérimentations romanesques courant alors de Henry James à John Dos Passos.
Rosebud est un mot de passe qui nous laisserait ainsi bouche bée, la passe du sens au risque de l’aporie, la fièvre herméneutique qui invite à interpréter et, partant, donne à délirer. Un schibboleth.
Fente labiale et blessure à déchiffrer
Rosebud est un schibboleth, son paradigme en cinéma depuis Citizen Kane. Le mot de passe est fort d’une polysémie sporagineuse (le terme hébreu peut signifier la rivière ou l’épi, le fleuve que l’on passe muni du rameau en signe de reconnaissance). Ce mot scelle une alliance « sur le seuil de l’imprononçable » pour citer Jacques Derrida en souvenir de l’épisode biblique des Ephraïmites soumis à l’épreuve de franchir le Jourdain (Schibboleth. Pour Paul Celan, éd. Galilée, 1986, p. 45).
Une blessure à déchiffrer et le poème en est une. Une blessure à déchiffrer et un film aussi. Un livre, enfin, celui qui oserait y revenir alors même que tant semblerait avoir été dit, sachant aussi bien que tant resterait encore à dire dès lors que le sens est effectivement « restance », toujours à venir (Jacques Derrida, Béliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème, éd. Galilée, 2003, p. 47). Guillaume Richard nous invite à lire son premier essai en engageant son lecteur à nouer une alliance avec lui, sans jamais la prononcer. C’est dire la difficulté de lire son Rosebud qui est pourtant un livre très simple, mais dont l’apparente modestie coiffe cependant un ensorcelant exercice de dénudement. On en sortira désœuvré, pénétré des effets d’une mise à nu qui est une histoire de cinéphilie, l’aventure singulière de l’auteur qui se raconte des deux côtés de sa cinéphilie.
On pourrait dire que Rosebud. De Citizen Kane au porno gonzo se compose de deux parties, mais le formuler ainsi en réduirait d’emblée la portée, imprévisiblement insidieuse. On préfère avancer qu’une fente en ouvre le corps par le milieu. Son hiatus témoigne alors que le livre est ouvert comme on peut s’exposer en parlant à cœur ouvert. Le livre bée au sens d’une béance qui en indiquerait la fente labiale, les lèvres de la blessure à déchiffrer tout en résistant à l’être. La première partie se propose déjà de comprendre le sens du Rosebud issu de la bouche de Citizen Kane pour en évaluer ensuite les effets de sens, qui peuvent tenir de la résonance involontaire ou de la correspondance assumée, dans des films postérieurs (à l’exception d’un seul). Un corpus de films élus est mis ainsi à l’épreuve de la validité heuristique du Rosebud comme une image de la pensée créée par le cinéma.
On en résumerait ainsi l’idée : Rosebud est le nom d’une image qui a la rose pour emblème, la blessure pour secret et le risque de l’affection comme infection pour qui en devient le sujet par-delà l’écran. Rosebud est alors le nom d’une variété d’images qui affectent comme les roses et qui infectent comme des fleurs du mal, et dont Guillaume Richard propose d’en composer le bouquet.
L’auteur y insiste d’entrée de jeu en marquant la valeur négative de l’événement associé à sa proposition de rosebud qui se différencie ainsi d’une poétique romantique de la rose (p. 11-12). S’il y a un secret au sens où Jacques Rivette en a parlé, le secret est l’enjeu d’un partage entre les films et le livre qui les a élus. Le secret partagé est vrillé d’obsessions, pigmenté de symptômes, avec ses aveux de face et, de dos, leur part d’inavouable. « Cet essai est un livre noir et maléfique : les lecteurs sont prévenus » (p. 13). Noir et maléfique,e Rosebud l’est en étant aussi un livre malade comme François Truffaut a pu parler, devant Marnie (1964) d’Alfred Hitchcock, de « film malade ».
D’un aveu l’autre. Pour notre part, on voudrait commencer par avouer notre relative déception à l’égard de ce premier moment, un premier mouvement qui se déroule très classiquement et que l’on soupçonne d’être un poil trop convenu. On va tatillonner mais c’est exprès, une ruse sûrement, on le comprendra bientôt. On pourrait ainsi relever que l’auteur ne mobilise pas le travail titanesque accompli par Youssef Ishaghpour au sujet du cinéma d’Orson Welles. C’est pourquoi on peut s’étonner que l’auteur cite quand même ce dernier, mais uniquement à partir d’une note dédiée au travail d’Abbas Kiarostami. On songe alors à la fleur glissée dans les pages du cahier à la fin d’Où est la maison de mon ami ? (1987) mais ce film n’est pas évoqué (p. 21).
Ce qui induit la remarque suivante : l’élection des films retenus par l’analyse témoigne d’une sur-focalisation nord-américaine (y dominent Francis Ford Coppola, Christopher Nolan et David Lynch) ou de cinéastes étrangers ayant travaillé à Hollywood (Miloš Forman et Roman Polanski), à peine tempérée par quelques films français ou belges (significativement, le premier film extra-hollywoodien est un film français cité comme contre-exemple, Une liaison pornographique), le Nosferatu de Friedrich Murnau associé à son remake par Werner Herzog, ainsi que l’évocation du séminal Chien andalou de Luis Buñuel.
Même si la référence, tardive, au cinéma de Douglas Sirk, qui aurait mérité toutefois quelques développements, délivre une belle citation du cinéaste dont l’éclosion marque le seuil du passage à la seconde partie du livre : « On me demande pourquoi il y a tant de fleurs dans mes films. C’est parce que les maisons y sont des tombes, des mausolées » (p. 83).
La cinéphilie est un jardin de rayonnements verdoyants, c’est également un temple, une maison des morts, une chambre verte.
Pourtant, des roses, il y en a, tant et tant dont les poussées ponctuent le cinéma, par exemple chez Pier Paolo Pasolini et Jean-Luc Godard, deux auteurs certes consacrés mais qui auraient pu un peu aider à contrebalancer un fort tropisme hollywoodien. Sans compter des cinéastes issus d’autres régions, comme Ghassan Salhab qui, porté par la poésie de Paul Celan et sa Rose de personne, a dédié un essai à Rosa Luxemburg : Warda. Une rose ouverte (2019). Les linguistes s’accordent à poser que warda, la rose en arabe, est à l’origine du terme latin rosa qui a donné la rose en français.
La toile d’araignée tissée entre les branches du rosier
Guillaume Richard a beau s’armer de toutes les précautions rhétoriques nécessaires, il assume aussi de faire l’économie de toute une tradition culturelle, littéraire en particulier, liée à la rose dont les boutons se sont historiquement disséminés dans les films, en occident (de la rose d’Aphrodite à celle associée à la Vierge) et en orient (Le Jardin de roses de Saadi). Dante évidemment (l’auteur de La Divine Comédie est pourtant cité page 53 mais sans faire mention de la rose finale) et tant d’autres, Le Roman de la rose et les Rubaiyat d’Omar Khayyam, Ronsard et Silesius, Keats et Celan, Gertrude Stein et Jean Genet. Ce dernier a d’ailleurs parlé d'un « miracle de la rose » et Jacques Derrida y est revenu en marquant la double opération accomplie par la fleur pour l’écrivain, figure de rhétorique et motif résistant à sa symbolisation, castration par l’écriture et hymen sans déchirure, l’objet qui est lisible tout en restant indéchiffrable – un pharmakon (Glas, éd. Galilée, 1974, p. 67).
Rosebud serait-il remède et poison pour son pharmacien qui s’avouerait drogué ? L’aveu mériterait d’avoir les yeux tranchés, mais au risque de la surdité quand le rosebud inaugural est une parole contrevenant en effet à l’idée qu’« au commencement, tout se joue donc dans la vision » (p. 55).
En vérité, notre déception est un leurre immunisé contre toutes les preuves qui trancheraient nettement en faveur de sa décidabilité. Elle a en tous les cas fonctionné en se révélant, avec la lecture de la seconde partie du livre, un piège pour le lecteur, l’indice peut-être fantasmé d’une forme de duplicité, voire de réjouissante perversité. La déception se retourne alors en « déceptivité » capable de fendre nos écorces culturelles. L’orchidée aura ainsi attiré la guêpe et nous qui croyions tranquillement butiner participions à faire fonctionner la machine à pollinisation. On croyait la rose paradoxalement manquer à l’endroit de sa nécessité et nous étions en fait toujours à l’intérieur, c’est après coup que nous le comprenons.
C’est que la rose du cinéphile qui, dans son jardin, en cultive les efflorescences a un autre côté, un dos comme l’enfer est le double négatif ou inversé du paradis.
Rosebud de Guillaume Richard avance en fait masqué en marquant au détour d’une page la vérité du masque, par exemple quand une phrase pèse d’un sens plus grand qu’elle : « une toile d’araignée tissée entre les branches d’un rosier qui se déploie sur des proies qu’elle met à l’épreuve » (p. 31).
Le vin cinéphile, la rose et les épines (pharmacopée, pharmacologie)
La cinéphilie canonique a sur la lèvre un bouton de fièvre en ayant dans le dos une fleur plantée par l’amateur de pornographie gonzo. Passer d’une partie à l’autre est un grand moment, l’œil tranché du lecteur qui se découvre alors chien andalou. D’un côté parce que l’on expérimente avec l’avertissement une variation impromptue du panneau mythique « No Trespassing » ouvrant Citizen Kane (p. 86). Mais comment faire autrement que transgresser le liminaire préventif ? De l’autre parce que le passage est une fente à forte dimension schizoïde, comme dans un film de David Lynch, abondamment cité en fin de première partie, voilà que l’on ne s’en étonnera pas. Pour le lecteur, passer de la première à la seconde partie, c’est comme entrer dans le cercle des douze sycomores de Twin Peaks, c’est comme ouvrir au cœur de la forêt sombre les rideaux rouges permettant d’accéder à la Loge. On ne se répétera jamais assez combien ces images sont saturées de sexualité en ayant le pouvoir de rappeler à toutes les images qu’elles sont des membranes qui ont des plis, ventres, fentes et orifices. Et non moins les pages d’un livre, qui sont d’autres lèvres, des pétales encore.
Le cinéphile aux goûts cultivés, très classiques, dévoile alors un autre visage – de dos. Le dos de qui ne craint pas de se mettre à poil pour avérer que la cinéphilie tient de l’armoire à pharmacie, avec ses remèdes et ses poisons. Son livre est comme un manuel de pharmacopée obsessionnelle, avec ses roses d’un genre unique qui sont les emblèmes de blessures secrètes dont les images sont les gardiennes et les relais, pollinisation et addiction, affection et infection. Le cinéphile est comme un autre Roi pêcheur, avec au flanc la blessure des roses qui sont des fleurs du mal, ces images brutales et fatales de prolapsus rectal, ces roses du désert que ses amateurs ensorcelés nomment rosebud.
Le gonzo ne qualifie plus seulement une pratique journalistique, rock et ultra-subjective popularisée en 1970 par Hunter S. Thompson à qui Las Vegas Parano (1998) de Terry Gilliam est dédié. Gonzo n’est pas qu’une marionnette du Muppet Show, le casse-cou muni d’une trompette mal embouchée. Gonzo, ce terme aux origines imprécises et créoles, qui serait issu de l’italien signifiant bizarre ou excentrique ou de l’irlandais parlé à Boston afin de décrire le dernier homme debout après une longue nuit d’alcool, qualifie désormais la production dominante de l’industrie pornographique réduite à son os : des scènes de sexe sans narration filmées en caméra subjective. Dans ce désert qui représente un bord extrême de l’industrie des images en mouvement, d’étranges roses morganatiques sont apparues dans le courant des années 2010. « Dans ces films, les pornstars pratiquent ce qui a été appelé par les actrices elles-mêmes, non sans une certaine poésie, un rosebud, qui est en réalité "un prolapsus rectal – pour résumer, la paroi interne du rectum sort de votre anus, ce qui donne l’impression que votre trou du cul ressemble à une rose du désert" » (p. 93).
Rosebud est le schibboleth des images quand elles se disent des deux côtés, images schizo, versos et rectaux (on aurait dû écrire recto mais le prolapsus invite au lapsus, cet autre bouton de fièvre).
Un schibboleth qui, pour nous inspirer de Julia Kristeva, objecte contre la correction cinéphile l’abjection qui réintroduirait dans le rapport supposé apollinien aux images le fait qu’elles balancent entre répulsion et fascination (cf. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, éd. Fayard, 1983).
Rosebud ouvre la bouche en exposant son bouton de fièvre, la bouche en cœur avant de l’avoir en cul. Les roses de la cinéphilie ont deux versants et l’un servirait non pas à se soigner de l’autre mais à supporter la blessure qui est vertige, percée du fantasme logée dans l’œil et qui en jaillit comme une giclée, un court-circuit lynchien entre Un chien andalou et Vertigo. On évoquera ici un étonnant montage proposé par Jacques Demy, avec la rose dont le cœur accueille tantôt un œil, tantôt une bouche, la fleur associée à la Fée des Lilas dans Peau d’âne (1970). La rose est une bouche qui a son derrière, une fleur qui de face sent bon en ayant un sombre fondement. Fond et fonds (au sens de l’archive), fondation et fondement ont des résonances godardiennes qui rebondissent entre les pages du livre de Guillaume Richard et les expliciter marque l’alliance avec l’auteur de la phrase suivante : « Chacun a le pouvoir de faire pousser une rose à l’extrémité de son corps dont c’est peut-être le secret le plus étonnant et le plus dangereux. Faut-il pour autant s’en effrayer ? » (p. 96).
On repense alors au nain qui déclare dans Fire Walk With Me : « Par cet anneau, je t’épouse ». Et puis, forcément, à la fleur bleue d'Henri Ofterdingen de Novalis qui a inspiré un documentaire brésilien projeté au Cinéma du Réel en 2019, A rosa azul de Novalis de Gustavo Vinagre et Rodrigo Carneiro. La fleur bleue y devenait rose poussant dans un cul.
Tout cela ne va pas sans humour également. On se régale ainsi du ton expert et érudit à l’œuvre dans cette seconde partie, plus technicien qu’avec la partie précédente. On rit aussi à la lecture de cette précaution : « Toutes ces correspondances ne sont certainement pas le fruit du hasard » (p. 98). Il n’empêche : l’aveu s’assume (« Notre première rencontre avec un rosebud pornographique... », p. 99) en racontant comment le cinéphile propre sur lui est devenu le captif amoureux des « déesses et démons » qu’il aura rencontrés dans son trajet de spectateur, troublé par la vérité longtemps cachée, à savoir que « la pornographie est le plus cinématographique de tous les cinémas » (p. 106). Les ultimes références à David Cronenberg comme à Une sale histoire (1977) de Jean Eustache relèvent moins de replâtrages repentants que des liaisons souterraines d’une cinéphilie qui sait avoir deux côtés. Une cinéphilie deux fois trouée, devant et derrière, par le « court-circuit œil-sexe » (p. 110).
La cinéphilie a deux versants, ce n’est pas un dualisme équilibré, c’est une schizophrénie qui essaie de soigner ses fêlures avec les médocs de la pharmacie pop-gnostique et toc avant d’avoir la beauté, tragique, d’en assumer les poisons qui font vivre ceux qui en dépendent. Se faire lecteur de Rosebud le livre, c’est dès lors sceller l’alliance avec l’ami qui, un jour, a découvert que la rose cinéphile est un trou qui a deux côtés, face et dos, devant et derrière, avers, envers et revers – versos et rectaux.
On aime les pages consacrées par Guillaume Richard au Jour du vin et des roses (1962) de Blake Edwards, envers occidental et enténébré des Rubaiyat solaires du poète perse Omar Khayyam. Le vin cinéphile est tiré d’un jardin de roses et d’épines – une pharmacologie, horticole et viticole. Parmi les épines, la plus troublante est aussi la plus longue en reliant la dédicace inaugurale au père disparu à l’une des toutes dernières phrases du livre : « les rosebuds existent, ce n’est pas que du cinéma. Et combien l’emportent avec eux dans leur tombe, par fierté, honte ou refus de se dévoiler et de se soigner ? » (p. 119). Pour notre part on y tient : on n’interprète rien, on expérimente toujours. À qui voudrait en savoir plus, on répondra avec un autre schibboleth partagé par les fins du Mépris (1963) de Jean-Luc Godard et de Mulholland Drive (2001) de David Lynch : « Silencio ».
La perle à deux trous, la rose dans la croix du présent
Si le premier ouvrage de Guillaume Richard a tout du petit bijou, c’est en ressemblant à Séverine (Catherine Deneuve) décrite ainsi dans Belle de jour (1967) de Luis Buñuel : une perle à deux trous. Le bijou à deux trous, Hegel en aurait énoncé la raison en pensant à l’ordre secret de la Rose-Croix : « Reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et s’en réjouir, ce discernement de la raison, c’est la conciliation avec la réalité » (préface aux Principes de la philosophie du droit, 1820).
L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.