Quand l’appel à la solidarité masque la progression du travail « gratuit »
Le 16 mars 2020, à peine la France s’apprêtait-elle à confiner sa population que déjà, le ministère de l’Éducation nationale, sur son site internet, écrivait avec gravité : « Le caractère exceptionnel de la crise sanitaire que traverse notre pays appelle un engagement exceptionnel de chacun d’entre nous ». Quelques jours plus tard, le 1er avril, 250.000 Français avaient candidaté pour rejoindre la « réserve civique » constituée pour l’occasion.
Les réponses à cet appel aux « bonnes volontés » ne découlaient pas particulièrement d’une philosophie de la « société de l’engagement » loué dans leurs discours par le chef de l’État et le gouvernement, mais avant tout du sentiment d’urgence suscité par la pandémie.
« J’ai été la première à solliciter tous ceux que je connaissais », reconnaît Yasmina Kettal, infirmière de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, membre du syndicat Sud. « Tout ce qui s’est présenté, on a pris. Les étudiants qui sont venus nous aider, les associations qui nous distribuaient de quoi tenir, les masques et les visières confectionnés par les associations de quartier… On avait très peur de ne pas avoir la capacité d’absorber le choc », se souvient l’infirmière.
Quand Christie Bellay, costumière dans le cinéma, mise au chômage technique par l’épidémie, a vu que l’hôpital de Grenoble demandait à son personnel de coudre leurs propres masques, son sang n’a fait qu’un tour. « Pour moi, il était inconcevable de demander à des personnels soignants, qui sauvaient déjà des vies pendant la journée, de confectionner en plus leurs propres protections en rentrant du travail. Je me suis mise à coudre et à les donner aux soignants de l’hôpital Tenon, proche de mon domicile », relate la costumière.
Pourtant, cet élan général de solidarité cache un paradoxe, mieux perçu avec du recul : le choc de la pandémie a permis à l’idée selon laquelle travailler sans rétribution pour son temps ou ses compétences professionnelles pouvait être acceptable, rendant ainsi valorisantes certaines formes de « gratuitisation » du travail, au nom de la solidarité, de la générosité et de ses devoirs de citoyens. Aux États-Unis, on parle de « call-to-service ». Johnson eut son programme Volunteers service to America pour combattre la pauvreté ; Clinton créa les Americorps pour l’éducation et l’environnement ; G.W. Bush fit la promotion de ses patrouilles de voisinage au nom de la « guerre contre le terrorisme », tandis qu’Obama lança le programme United we serve, orienté vers la santé et l’éducation.
Une politique française qui pousse au travail « gratuit »
On observe en France, depuis une trentaine d’années, une chute du nombre de contrats à durée indéterminée – la forme d’emploi la plus protectrice – en parallèle d’une augmentation du nombre de contrats dits « atypiques ». Parmi eux, le CDD, le contrat à durée déterminée, ou le contrat de travail temporaire, mais aussi une multitude de statuts, subventionnés et dérogatoires au droit commun, comme les contrats aidés (qui ont pris diverses formes et noms dans le temps), les emplois francs ou les dispositifs non-salariés du service civique ou du service national universel qui réalisent des « missions d’intérêt général ».
Destinés initialement pour bénéficier aux associations et organisations à but non lucratif, qui depuis les années 1980 éprouvent des difficultés à trouver de ressources pour fonctionner, ces emplois moins coûteux pour les employeurs, se sont peu à peu répandus dans d’autres secteurs, et avant tout dans les collectivités territoriales et les services publics.
Si à court terme, le volontariat a permis de « tenir » pendant la première phase de la crise sanitaire, continuer à compter dessus à l’avenir, dans un contexte de fragilisation croissante du service public, ne ferait qu’aggraver la crise portée par une seconde vague, sanitaire ou économique.
L’engagement auquel enjoint le gouvernement, « qui conduit le jeune à rentrer dans l’ordre social citoyen », n’a plus le même sens que celui qui amenait, autrefois, au contraire, à participer à la société dans un positionnement critique. « Ces nouvelles formes d’engagement produisent du désengagement, conduisent à un rejet du politique », estime Sandrine Nicourd.
Pour aborder la question du travail « gratuit », Maud Simonet a dû s’aventurer dans la littérature féministe. « Le premier travail gratuit, c’est le travail domestique. Je me suis rendu compte qu’elles [les féministes] avaient déjà exploré tous les débats et les questions posées par le bénévolat ».
Ces deux sortes de travail « hors-travail » sont de manière très majoritaire exercées par des femmes. Si on dénie le statut de travail au travail domestique, c’est bien souvent au nom des valeurs « maternelles », de responsabilités et de soins. Et si on refuse de considérer le bénévolat comme un travail, c’est au nom des valeurs d’engagement et de dévouement.
Résister à la « gratuitisation » du travail
Car la grande visibilité du travail « gratuit », ces derniers mois, a aussi fait naître des formes de résistance. Réquisitionnés, les étudiants en infirmerie ont fini par donner de la voix : « On a fait face à des discours de contrainte, de culpabilisation. Parfois, on ne nous donnait pas de masques sous prétexte que nous étions étudiants et qu’il n’y en avait déjà pas assez pour les soignants », relate Vincent Optiz, membre du bureau de la FNESI, le syndicat des étudiants en soins infirmiers.
Certains centres hospitaliers ont tenté de faire passer la mobilisation des étudiants comme l’extension de leur période de stage, rémunérée 0,8 à 1,4 euro de l’heure en fonction de leur année d’étude.
« On n’est pas là pour pallier le manque d’effectifs. Un stage, ça a une visée pédagogique, et l’encadrement n’était pas au rendez-vous », poursuit le jeune syndicaliste. Faute de contrats en bonne et due forme, la FNESI a fait pression sur les régions, qui financent la formation, pour que les faux stagiaires soient au moins indemnisés pour leur travail.
Certaines régions ont ainsi débloqué des indemnisations allant de 500 à 1.500 euros. Mais les étudiants qui ont eu le malheur d’aller travailler dans une autre région que celle de leur institut de formation n’ont pu toucher cet argent.
L’expérience la plus intéressante et la plus médiatique des révoltes contre ce travail « gratuit » a été sans conteste celle des couturières, comme en témoigne Christie Bellay : « Au début, je cousais des masques en me disant que cela aurait un rôle de transition, avant que l’État ne prenne le relais. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Rapidement, le recours à nos services est devenu systématique ».
Christie craque le jour où elle reçoit un carton avec du matériel pour réaliser 600 masques, à rendre la semaine suivante – sans contrepartie. Dans les groupes Facebook de couturières, la parole commence à se libérer.
« La pression était très forte. Un maire s’est rendu en personne chez une couturière pour lui dire que si elle ne s’y mettait pas, il veillerait à ce qu’elle n’ait plus de travail au village. Celles qui voulaient vendre leurs masques, même à prix coûtant, se faisaient insulter sur les réseaux au motif qu’elles manquaient de solidarité », raconte-t-elle.
À l’instar des féministes, ces bénévoles un peu forcées tentent d’évaluer les heures réalisées gratuitement, et arrivent à un total de deux milliards d’heures en deux mois. Elles posent alors des mots sur leurs expériences mises en commun : exploitation, travail illégal, concurrence déloyale. Depuis, elles jurent qu’on ne les y reprendra plus.
On a ainsi pu voir que la crise sanitaire fut l’occasion pour beaucoup d’États de faire travailler des milliers de ces citoyens gratuitement, de bonne foi ou de mauvaise foi. Mais cela a aussi dangereusement caché un besoin de pallier leurs propres carences, au mépris de beaucoup de règles, comme le rappelle dans un article de The Conversation, le professeur Matt Baillie Smith. Mais ce fut aussi l’occasion de mettre en lumière les limites du volontariat de crise par la critique d’un phénomène habituellement peu visible.
Elsa Sabado 14 Octobre 2020
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