A ceux qui posent cette question idiote : “Pourquoi le mot “Nègre” serait-il tabou ?”
En septembre dernier, une professeure de l’Université d’Ottawa donne un cours. Elle utilise le mot « nègre » pour illustrer comment des groupes marginalisés peuvent récupérer des mots péjoratifs. Une étudiante lui a fait remarquer que ce mot ne peut pas être utilisé par une personne blanche, avant finalement de porter plainte auprès du doyen de l’Université. L’institution a suspendu temporairement la professeure. On imagine la virulence des débats depuis. Dans le contexte du meurtre de Samuel Paty, et de la chasse aux sorcières décoloniales et féministes dans les universités souhaitée par certains, l’affaire fait aussi du bruit en France. Disons-le tout de suite, pour nous, l’étudiante n’avait fait qu’énoncer une évidence, intégrée par tous les amateurs de rap qui ont une cervelle : un rappeur noir peut dire “my niggers”, voir même “mes négros”, et cela n’aura jamais le même sens que si un rappeur blanc se mettait à parler des “nègres”. Cela ne se fait pas, et il n’est pas dur de comprendre pourquoi. Alors ce que tous les rappeurs comprennent, pourquoi des universitaires ne le comprennent pas ? Voici en tout cas un point de vue canadien sur la question.
Pourquoi seules les personnes noires pourraient-elles en faire un usage légitime ? Comment pouvons-nous, comme personnes blanches, respecter cette limite à la liberté d’expression sans plier devant une tyrannie intégriste et tomber dans l’autocensure ? Autrement dit : à qui appartient le langage ? À qui appartient la culture ? Et voilà, on rejoint tout le débat, si difficile et polarisé lui aussi, autour de l’appropriation culturelle.
Je voudrais procéder par comparaison. Mon but est d’arriver à susciter de la compréhension plutôt qu’une levée de boucliers. Je ne prétends pas régler la question, apporter l’argumentation définitive. Au contraire : nous sommes, nous les canadiens, un peuple pris avec des questions difficiles, dans un monde pris avec des questions difficiles, et les peuples ont besoin de temps pour cheminer et ouvrir les voies de leur avenir commun.
Voici des éléments de comparaison :
Colons.
Putain.
Droits de l’homme.
Handicapé mental.
“Béesse”.
J’arrête ici, cette seule énumération me donne mal au cœur. Tous ces termes ont été ou sont utilisés en diverses circonstances par des gens parfois dans un but méprisant, mais aussi sans mauvaise intention et parfois même avec les meilleures intentions du monde. Tous, ils blessent. Car tous, ils diminuent la dignité des personnes désignées. Faut-il expliquer en quoi ?
Colon : le Canadien-français arriéré, ignare, limité à son petit lopin de terre et à ses chicanes de clocher. Tous les Québécois. [Dans un autre contexte et avec un autre sens, le colon israélien arrachant les terres des Palestiniens].
Putain : la fille de joie, celle que des hommes sont trop contents d’utiliser et de mépriser à la fois. Toutes les femmes qui ne se plient pas aux règles patriarcales de possession des femmes. Toutes les femmes.
Droits de l’homme : ces droits supposés universels, égalitaires et fraternels, mais qui excluent les femmes dans une bonne partie de la planète et ici même dans certains secteurs. Le refus des élites françaises de changer ce terme pour droits humains, sous prétexte que ce serait un anglicisme !
Handicapé mental : le stigmate qualifiant d’incapables ceux et celles qui ne fonctionnent pas de la même façon que la soi-disant majorité. Tous ceux qui ne sont pas du même avis que nous. Le mépris pour toutes les personnes affectées par une limitation.
Béesse : une personne recevant des prestations d’aide sociale, qu’on appelait autrefois bien-être social, d’où B.S. Injure envers les personnes en situation de pauvreté, avec les sous-entendus accusateurs de paresse et de fraude, et même la prétention qu’on devrait leur enlever certains droits. Toute personne en situation de pauvreté.
La plupart des gens lisent cette liste sans y déceler à première vue des injures. Mais pour toutes celles et ceux qui ont vécu ces situations et qui ont pris conscience du mépris à leur égard, ces termes évoquent une réalité à la fois difficile sur le plan de la sensibilité et inacceptable sur le plan socio-politique. Car il s’agit toujours de termes inventés par des groupes dominants pour désigner des groupes dominés. Et toujours, les groupes dominants expliquent aux groupes dominés qu’ils n’ont pas à se sentir outrés, qu’objectivement le mot signifie ceci ou cela, qu’autrefois c’était une insulte mais plus maintenant, que la liberté d’expression est une grande conquête qu’on ne doit pas brimer, etc., etc.
Ah oui, voilà les grands mots lâchés : groupes dominants et dominés. Une lecture gauchiste (autre insulte) et marxiste (quel stigmate !) de la situation. Je dirais plutôt : de grands mots nécessaires pour déchiffrer les événements sociaux. Arthur Lamothe, cet immense cinéaste québécois, avait intitulé un de ses films « Le mépris n’aura qu’un temps ». C’était en 1969. Le mépris dure encore. Le temps de l’ignorance, de l’insensibilité. Un enfer pavé de bonnes intentions.
Tout ça pour essayer de dire que le mot N*** porte en lui une telle charge de mépris, de douleur, d’oppression, historique et actuelle, que nous, du groupe non-noir, sommes malvenus de vouloir décider quand on peut l’utiliser alors que le groupe noir essaie de nous communiquer ce qu’il charrie AUJOURD’HUI.
On peut camper dans une position inflexible, à la défense de la liberté d’expression, de la fierté d’être nous-même, de la liberté universitaire, de la république, alouette. On peut aussi, tout en défendant les libertés, faire un bout de chemin, s’ouvrir au sens que les mots revêtent dans l’histoire, à leur charge politique.
On peut choisir d’attiser les oppositions. On peut aussi chercher l’ouverture de part et d’autre. Chercher l’humanité commune, ce qui passe par la reconnaissance de notre rôle dans l’histoire et de nos possibilités actuelles d’en modifier la direction.
J’ose suggérer que pour décider avec sagesse de ce qu’on dira ou non et de comment on le dira, il faut tenir compte de l’auditoire. Je sais, c’est un principe pédagogique de base, mais du principe à la mise en œuvre, il y a un gouffre.
Tenir compte de l’auditoire, c’est tenir compte de sa sensibilité ; je ne parle pas de la vaste panoplie des sentiments proprement individuels, mais de la sensibilité des collectivités. En tant que femme, j’ai encore des frissons quand il est question du massacre de l’école Polytechnique de Montréal (le meurtre, le 6 décembre 1989, de 14 étudiantes par un homme qui entendait dénoncer le féminisme à l’université) et je suis outrée lorsque quelqu’un en parle comme d’un événement quelconque, tellement cet événement a profondément atteint la collectivité des femmes dont je suis et contre laquelle il était dirigé. Si j’étais noire, si je portais l’histoire collective des noires en héritage culturel, je saurais à quel point le mot N*** charrie douleur et oppression, non seulement dans le passé d’esclavage, mais aussi dans la situation actuelle des populations noires américaines, brésiliennes, européennes… et dans les difficultés de tout le continent africain, en proie depuis des siècles à la rapacité de sociétés pour qui ces populations noires ne comptaient que comme main d’œuvre.
Ce qui m’amène à dire que les sentiments collectifs ne peuvent pas être ramenés à de simples sentiments. En effet, ils prennent naissance dans des vécus collectifs, dans une histoire qui se déroule sur des temps longs, et souvent dans des rapports de force avec d’autres collectivités humaines. Ce qui en fait des réalités politiques.
Qu’on le veuille ou non, dès qu’on prend la parole devant un auditoire, on s’inscrit dans ces espaces politiques. D’où la nécessité d’un jugement sur l’à-propos de ces propos. Qui est concerné par les propos tenus ? Comment se situe la personne qui parle par rapport à ses interlocutrices ? Dans quelle actualité se déroule la conversation ? Que charrie le vocabulaire utilisé ?
L’objectivité, disait Fernand Dumont dans son cours d’histoire de la pensée sociologique, n’existe pas comme qualité abstraite. Ce qui est à rechercher, c’est le processus de désubjectivation, qui nous permet de sortir des limites de notre moi ou de notre culture pour accéder à un regard plus large. Je nous souhaite d’être capables d’inclure dans notre culture commune la conscience des inégalités historiques qui rendent des communautés ou des identités plus sensibles à certains événements. Elles sont ainsi parfois plus fragiles, mais aussi plus clairvoyantes à propos de la justice, des droits humains et des chemins à prendre pour rendre nos sociétés plus humaines ; je serais tentée de dire pour les rendre plus écologiques, si tant est que l’écologie est l’art de vivre des relations constructives dans notre environnement, qu’il s’agisse de la nature ou des autres collectivités humaines.
Élisabeth Germain