Navalny, suite I. Le syndrome chinois.

Je suivais le direct du procès Navalny sur la chaîne russe indépendante « Dojd » et j’essayais de me concentrer pour comprendre ce que disait la juge, parce qu’une des particularités des procès russes est la performance, j’allais dire, respiratoriale, des juges qui sont capables de parler à toute vitesse, d’une voix absolument monocorde, en s’arrêtant à peine au point. Bref, j’essayais d’écouter ça, quand la voix, déjà très indistincte de la juge en direct a été recouverte par celle des commentateurs : la chaîne RT Russia (officielle, et présente en France : il y a des journalistes français qui collaborent à ça, que la honte soit sur eux) venait d’annoncer la sentence, alors même que la juge n’en était qu’aux attendus. Dix minutes plus tard, la juge, en direct, l’annonçait bien. — RT Russia la connaissait avant que la juge la prononce.

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Navalny a, en Russie même, où son nom n’était jamais prononcé par les médias officiels, occupé, d’un seul coup, toute la place. J’ai comme l’impression qu’on ne parle plus que de lui. Et les canaux officiels de la télé lui consacrent des heures et des heures d’invectives, — dans un style incroyablement ordurier, haineux. On dirait que les émissions de débats et d’information sont devenus des lieux d’injures et de haine : coupez le son (ou baissez-le, si vous ne comprenez pas, parce que tout le monde hurle), et regardez les yeux des intervenants — et ne voyez qu’une seule chose : la haine, l’envie de tuer.

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Navalny est en prison pour deux ans et demi, dans une affaire pour laquelle, sur jugement de la Cour européenne, accepté par la Russie, il a été mis hors de cause et a reçu, de l'Etat russe, un dédommagement. Mais ce procès-là n’est que le début des procès qui l’attendent, et il est évident que, si rien ne change, il restera en prison au moins autant que Mikhaïl Khodorkovski.

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En même temps, les explications à propos du « palais » (la vidéo de Navalny a 100 millions de vues), sont toutes tombées à l’eau. D’abord le palais n’existait pas, ensuite il existait mais le Kremlin ne voulait pas dire à qui il était, ensuite il s’est révélé qu’il était à Arkadi Rotenberg (le milliardaire le plus proche de Poutine), et qu’il était en travaux pour être... un appart-hôtel. Qu’il était en travaux, constants, Navalny l’avait bien dit... Et un bloggeur sur youtube a soudain posé une question virale : si, de fait, les plans montrés dans le film de Navalny étaient vrais, et que, de fait, c’étaient les plans d’un appart-hôtel... où étaient les toilettes/salles de bain pour chaque appartement ?... Bref, l’explication du Kremlin est tombée, une fois encore dans le ridicule, et on a vu l’impuissance de Poutine à se sortir du piège dans lequel il s’est enfermé lui-même.

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Les gens sont sortis, et la répression est de plus en plus vaste . Quatre mille, cinq mille personnes, détenues dans des conditions de plus en plus précaires, souvent dans des bus, debout, sans nourriture, sans possibilité de sortir pour aller aux toilettes, pendant des heures et des heures — voire, dans certains cas, quarante heures, — un tweet d’un journaliste de « Dojd » résumait la sensation générale : « aujourd’hui la Russie a réintégré le sein de la république biélorusse ». Et il est clair que le modèle, pour la répression, c’est Loukachenko. Ou que, comme c’était évident pour chacun, Loukachenko, par la façon dont il a réprimé les manifestations contre lui, obéissait à des consignes russes, ou, disons, au minimum, montrait l’exemple aux Russes. — Il manque encore, si j’ose dire, les tortures physiques, systématiques : mais tout le monde sait que les commissariats et les prisons en Russie sont des lieux de torture, en tout cas potentiellement.

Et puis, les gens arrêtés, pour la première fois, sont poursuivis, simplement pour avoir manifesté alors que la manifestation n’était pas déclarée, et, tous, ils en subissent les conséquences : les étudiants se retrouvent expulsés de l’Université, les enseignants voient leur contrat interrompu. A titre d’exemple, un éclairagiste de la Philharmonie de Moscou, qui avait manifesté, s’est fait mettre dehors par le directeur, pour « avoir souillé la réputation » du théâtre. Et c’est vrai dans toute la Russie. Parce que, les manifestations ont eu lieu dans toute la Russie, — ce qui est totalement inédit (je l’ai déjà dit), et ce, d’autant plus que nous sommes en plein hiver, et que, dans la plupart du pays, les températures sont largement, très largement, en-dessous des — 10°. Bref, les gens sortent en dépit de tout. — À Tchéboskary, par exemple, en Tchouvachie, patrie de Guennadi Aïgui, c’est, parmi des dizaines d’autres, sa fille Anna qui a d’abord disparu, — arrêtée — et qui est réapparue avec un procès sur le dos, pour avoir manifesté. Elle encourt, dans le meilleur des cas, des amendes considérables — qu’il faudrait bien qu’elle paye.

On arrête les journalistes. Le directeur de «Médiazone » est aux arrêts pour un mois pour avoir retwitté une caricature (Benoît Vitkine a parlé de cette histoire hallucinante). Je pourrais multiplier les exemples et les cas.

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En même temps, l’ancien premier ministre, Medvédev, est réapparu (on ne voit pas du tout le premier ministre en titre, Michoustine), pour dire que, vu la situation, la Russie était prête, à contre-cœur, bien sûr, à rendre son internet totalement autonome. Ça veut dire, concrètement, interdire, comme en Chine, Google, Facebook, YouTube, bref, brouiller toutes les sources d’information qui ne viendraient pas d’un organe officiel. Et il est évident que ça va vers ça. Les lois, d’ores et déjà, existent pour le faire.

La Russie officielle se tourne, très ostensiblement, vers la Chine. Il s'agit, pour l'instant, de faire très peur — pour que les gens comprennent que, oui, ça peut être vraiment pire. Que les policiers pourraient tirer, à balles réelles — et que, pour l'instant, ils ne le font pas. Mais le fait est que l’indignation de la population est de plus en plus grande, de plus en plus large.

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Les démocraties européennes et les USA demandent, naturellement, « la libération immédiate » de Navalny. — Et là, une chose m’a frappé. Certes, notre président l’a demandée aussi, cette libération. Mais il y a eu une délégation de diplomates du monde dit-libre qui ont assisté au procès en tant qu’observateurs, dix-sept pays. Pas la France. Un diplomate suédois a même été arrêté parce qu’il regardait la façon dont les OMONS frappaient les gens après l’annonce du verdict. J’ai comme l’impression (ou me trompé-je ?) que les diplomates français, cette nuit-là, n’ont pas risqué de prendre un rhume, ils sont tranquillement restés chez eux, à l’ambassade.

Parce qu’il y a Yves Rocher, et qu'Yves Rocher est notre honte, pour ne pas dire notre principe de réalité.

(ma chronique aura deux parties, et la deuxième, consacrée à la France, me demande plus de temps... Rappelons-le, je le revendique, et c’est fondamental : je ne suis pas un journaliste d’investigation, je suis — si je le suis — un écrivain, en tout cas un observateur : j’essaie de traduire en mots ce que je vois...)

André Markowicz, le 4 février 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.