Marseille appartient à celui qui vient du large. Par Arnaud Maïsetti
C’est une phrase de Cendrars. L’Homme foudroyé raconte qu’il n’a jamais vécu à Marseille mais que, débarquant du D’Artagnan, « Marseille sentait l’œillet poivré, ce matin-là. » Il savait dès lors que la ville était à lui. « La ville est à celui qui vient du large » parce qu’ici personne ne vient d’ailleurs que du large. On y vient aussi pour cela : la leçon qui dit qu’un large existe, quel qu’il soit.
On sait le piège des élections, l’illusion de représentation qu’elles portent : ou plutôt, on sait combien l’élection remplit tout à fait son rôle de reproduire ce monde à l’identique. Ceux qui possèdent le pouvoir ont trouvé là de quoi se représenter à l’infini, obtenant à peu de frais le consentement de tous qui se laissent volontiers déposséder de tout pouvoir au nom de son exercice. On sait aussi pourtant à quoi elles peuvent servir, et à quoi elles servent peut-être seulement : se compter. Même si la plupart savent qu’il y a d’autres lieux où le faire et d’autres occasions, et qu’on se compte plus puissamment épaule contre épaule, à ciel ouvert et tous pour témoins — plutôt que dans l’isoloir. Que se manifeste davantage la force du nombre dans sa manifestation sensible, au risque de la pluie qui tombe parfois comme des coups, au risque des coups qui pleuvent plus sûrement que la pluie parce qu’ils savent bien le risque qu’ils prendraient à faire que ce nombre soit multitude.
Enfin. On votait, hier : il paraît. Il paraît, parce que si peu se sont rendus dans les écoles maternelles abandonnées par ce pouvoir, sans chauffage et aux toits percés, qu’on peut douter que l’information était connue. Marseille votait, c’est-à-dire sa part minoritaire, souvent la plus docile, celle qui consent plus volontiers à donner son pouvoir, ou parce qu’elle sait être représentée par des semblables qu’eux qui la défendront contre le grand nombre bon qu’à la grogne, qu’à la rue.
Je votais aussi, pour cette histoire vaine et un peu magique de se compter, pour la liturgie aussi de ne pas participer en participant de biais — on est traversé de contradictions dont on se défait mal. Je crois qu’on était plusieurs comme moi, à déposer dans ces boites transparentes moins l’expression d’un suffrage qu’une sorte d’appel à en finir. On est sans illusion. Et sans espoir aussi, si on attend d’une élection le renversement de ce qui porte ce monde droit, et avant tout qui marche droit sur nous, contre nous. C’est peut-être le pire : la pensée ne nous quitte pas qu’ainsi on participerait peut-être à entretenir la bête, qu’on en validerait l’hypothèse, en affermirait l’irréversibilité. On a voté.
Depuis vingt-cinq ans, ceux qui gouvernent la ville le font contre ses habitants. La ville est devenue cette machine écrasante qui broie sous elle les plus fragiles. Quand cet immeuble est tombé rue d’Aubagne, ils ont dit que c’était la pluie. Ils avaient laissé pourrir sur pied les murs, espérant spéculer sur les bâtiments, ou pousser les habitants à fuir. Personne n’a fui, on a retrouvé huit corps sous les pierres. L’horreur racontait ce qu’ils ont fait à cette ville, de cette ville. Les immeubles sont accolés les uns sur les autres : il suffit qu’un tombe pour que tous soient fragilisés. Oui, l’histoire portait le récit de sa vérité. Des centaines d’immeubles sur le point de tomber, des milliers de familles forcer de quitter les lieux, emportant quelques vêtements, une vie parfois qu’on avait mis toute une vie à bâtir.
Ces derniers jours, forcément on y pense ; on y pense presque chaque jour quand on traverse la ville, qu’on voit ces murs et ces inscriptions administratifs, ces arrêtés de péril imminent qui fabriquent comme une ville sinistrée au milieu de la ville, une ville abandonnée, fantôme. La ville tient droit aussi par d’autres inscriptions, ces grafs qui racontent le contre-roman de l’époque, sous des mots illisibles, sans orthographes, des purs cris qu’on ne peut pas prononcer. La dignité de cette ville est là.
Donc on votait. Sans espoir et sans illusion, plein de ces pensées et sans d’autres raisons que d’en finir.
On était nombreux, visiblement, avec ces pensées, ces raisons. Suffisamment pour en finir. Le nombre fait loi, dit-on. À l’entrée de cette école où j’allais voter, l’homme qui fait entrer et sortir avec soin chacun, réclame masque et distribue les stylos (on vote à visage couvert) plaisante : « En espérant que ce maire convienne à tous ». J’ose un petit non, disant que justement, il ne conviendra qu’à une majorité — que c’était peut-être là le problème, cette tyrannie de la majorité — l’homme riait de plus belle. Peut-être que la démocratie représentative bourgeoise n’est plus visible que comme une plaisanterie.
On était nombreux, et justement, il semblerait qu’on était même le plus grand nombre. Pas vraiment la majorité, qui est restée chez elle, et préféra même affronter les méduses, nombreuses ce dimanche dans la mer, que la plaisanterie démocratique. Disons la majorité qui avait pris le risque de la plaisanterie. Largement plus nombreux à vouloir en finir, que d’acquiescer aux assassins et aux accapareurs, comme on disait autrefois.
Pourtant on se réveille ce matin, et on nous dit que rien n’est fait, rien. Celle que la plupart ont récusée affirme qu’elle n’a pas perdu, puisque l’autre n’a pas gagné. Commence enfin le troisième tour, ce pour quoi ces hommes et ces femmes sont là où ils sont : les échanges, tractations, chantages, accords. La démocratie se dévoile comme elle l’est finalement. Ce jeu partisan qui ne fonctionne pleinement que lorsqu’il intervient pour corriger la souveraineté populaire. Là se dévoile son mécanisme, sa pleine justification.
On en est réduit à attendre, à commenter. À observer les attitudes des uns et des autres. Eux, ils oublient rapidement que le pouvoir qui leur est accordé ne leur appartient pas. Ils oublient jusqu’au nom de la ville où ils sont.
Ce qui frappe Cendrars, quand il accoste, c’est que cette ville plus ancienne que Rome est sans ruines. Tout est sous terre, ou emportée. C’est la chance de Marseille, écrit-il. La chance, ça ne s’enseigne pas : on peut apprendre à jouer aux cartes, apprendre à bien jouer et même à tricher — pas à avoir de la chance. La Chance de cette ville ne s’enseigne pas. On voue à cette ville presque immédiatement hostilité ou fascination. On est poreux à ces violences, à ces douleurs. Tout nous atteint parce qu’on perçoit, même sans y être né, même sans avoir rien de commun avec ceux qui la subissent dans leur chair, qu’on lui appartient pleinement au nom même de notre non-appartenance d’origine.
La chance, c’est celle qui rend tous ceux ici d’ici, sans qu’il soit question d’origine.
Rome a été fondé par un homme qui n’y a jamais mis les pieds. Enée est le modèle de ces villes tout autour de la mer dont l’origine est une fiction : pour se dire romain, il suffisait de s’inventer un ancêtre romain, il importait peu que ce soit vrai, et même, il importait que ce fût une fiction. On appelait ça l’origo. Marseille, ville sans origine, lance les appartenances comme des appels.
On votait hier, et presque pour rien, ou pour prouver, si on en avait besoin que ce monde qu’amasse ici Marseille s’élabore avant tout en dépit de nous. Mais Marseille est cette chance que permet que cette violence s’exerce alors pour ce qu’elle est, et pleinement. Qu’on la perçoit telle et qu’elle nous atteint. Davantage qu’ailleurs ? Non. Mais qu’elle sait trouver ici les mots pour s’y accrocher, depuis le large où ils affluent.
arnaud maïsetti - 29 juin 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.