La réalité de la crise au-delà des fantasmes : ce qui est en jeu, c'est le taux de profit
Certains imaginent le monde après le coronavirus. Parmi eux, Wall Street. Cette vision crue est radicalement opposée aux espoirs des âmes naïves, explique Luis Casado.
La question est dantesque : comment écrire quelque chose sur le coronavirus et ses conséquences sans tomber dans la banalité, en répétant de manière écholalique - et in extenso - ce que disent les épidémiologistes, les scientifiques, les chercheurs, les médecins, les journalistes, les politiciens, les experts, les économistes, les sociologues, les collapsologues, les chamans, les millénaristes, les prêtres, les hommes d'affaires, les gourous, les diseurs de bonne aventure, les comploteurs, les paranoïaques, les psychopathes et autres bienfaiteurs de l'Humanité ?+
Heureusement, la lecture de la presse planétaire clarifie la pensée, améliore la digestion, allège la démarche, prévient la chute des cheveux, soulage l'aérophagie et guérit la mauvaise haleine.
J'ai lu une interview de l'éminente chercheuse espagnole Pilar Mateo. Là, Mateo rappelle un fait qui, sans relativiser le danger du coronavirus, le met en perspective : « Les gens ne se rendaient pas compte que des millions de personnes dans le monde mouraient de maladies que nous pouvons avoir ici, comme cela a été démontré maintenant ».
Il s'agit notamment du virus Ebola, de la maladie de Chagas, de la dengue, du paludisme, de la leishmaniose, du chikungunya et du zika. Il n'est pas interdit d'ajouter le virus hanta, ni la pauvreté, le dénuement et la misère pour avoir un tableau plus complet. La grande différence est que lorsque ce sont des gueux qui meurent -ceux qui n'ont pas de pouvoir d'achat et donc ne génèrent pas la moindre opportunité de business-, cela ne fait ni chaud ni froid à Hollywood, à la télévision, aux médias, à l'opinion qu’on dit publique et aux princes qui nous gouvernent.
D'autres, comme John Mauldin, mon analyste financier préféré, s'inquiètent pour ce qui constitue LEUR activité, à savoir le marché. Johnny ne peut se permettre d'être pessimiste sans courir le risque de voir disparaître ses clients, ceux qui le paient pour savoir comment gagner encore plus d'argent. C'est pourquoi Johnny s'efforce de paraître modérément optimiste, c'est-à-dire pas au point que ses clients puissent ignorer ses conseils. Lisez ça :
« Le sentiment du marché reflète le sentiment humain qui, dernièrement - et c'est compréhensible - a été très négatif, étant donné la grande incertitude qui entoure la pandémie de coronavirus. Il y a un mois, nous ne savions pas où tout cela allait, mais c'était potentiellement grave ».
John Mauldin attribue au marché des caractéristiques anthropomorphiques que l'homme n'attribue généralement qu'aux dieux. Ainsi, le marché a des sentiments, il s'excite, il se pâme, s’enthousiasme, déprime ou exulte. Wall Street, un peu moins romantique, le décrit en lui accolant des adjectifs animaliers : le marché est bullish (taurin) = haussiers'il fonce comme un train, ou bearish (« oursier » = baissier) s'il tousse, pâlit, éternue et se plaint de maux de tête.
Heureusement, tout n'est pas perdu. Mauldin est un homme sensible, très sensible, ce qui lui permet de feindre facilement d'être optimiste :
« Je peux presque commencer à ressentir le changement de sentiment. On annonce de nouveaux médicaments et de nouvelles thérapies, et des dizaines de vaccins sont en cours de développement. Il est fort probable qu'un ou plusieurs d'entre eux fonctionneront avant la fin de l'année. Leur déploiement sera difficile, mais faisable. Ce changement de sentiment, combiné à un soutien fiscal généreux et à des injections de liquidités, donne confiance aux investisseurs, et nous voyons donc les cours des actions monter ».
Ainsi, des thérapies improbables et des vaccins embryonnaires sur lesquels personne ne parierait un centime au moment où nous écrivons ces lignes, ajoutés – voilà la vraie java- à la générosité de l'État et au relâchement de sphincters de la Banque centrale, expliquent que la Bourse ne finira pas par couler définitivement. Bref, il y a beaucoup à gagner de la spéculation boursière.
Il convient de noter que ce professionnel du marché libre n'est pas le moins du monde affecté dans son credo par l’invocation de l'intervention de l'État dans l'économie. Par conséquent, le fait que la FED - la banque centrale des USA - émette des dollars à la chaîne ne lui semble avoir aucune relation de cause à effet avec la spéculation boursière. Ni avec une éventuelle augmentation de l'inflation, étant donné que ce dogme a déjà servi à se purifier.
Par définition, le fait qu’un investisseur dispose de liquidités et n'a a priori pas besoin de l'argent que la Fed distribue allègrement est un fait qui ne caresse pas ses lobes pariétaux. L'important est que la fête spéculative continue grâce à l'argent qui n'est plus jeté depuis un minable hélicoptère mais depuis des avions cargo genre Antonov-225.
Une autre publication financière, européenne, celle-là, décrit le monde après le coronavirus selon Wall Street.
« En regardant le parcours d'Amazon, de Tesla ou de Procter & Gamble, les investisseurs estiment que le monde de demain sera plus « cartellisé », plus mondialisé et plus technologique. À l’inverse de ceux qui défendent une démondialisation et un retour au local ».
En d'autres termes, vive la « destruction créative » (un concept que, soit dit en passant, Schumpeter a copié de Marx et d’Engels) : honneur aux vainqueurs, haro sur les perdants.
La publication susmentionnée précise :
« La crise liée au coronavirus devrait annoncer une démondialisation, un retour aux circuits courts et aux économies à échelle humaine. Wall Street fait une prédiction radicalement opposée. Le monde de demain sera comme celui d'hier, mais plus cartellisé, plus mondialisé, plus technologique et plus virtuel. Avec la victoire des puissants, à commencer par les géants de l'Internet, malgré la correction (boursière) du vendredi 1er mai ».
Vous avez aimé ? Vous allez adorer ce qui suit :
« C'est ce que suggère la bourse des USA, dont le principal indice, le S&P 500, n'a perdu que 12% depuis le début de l'année, alors que le CAC 40 (français) a déjà perdu 25%. La catastrophe est effroyable, avec 65 000 morts, 30 millions de chômeurs et une récession de 5,7 % en 2020, selon le Fonds monétaire international. Mais Wall Street rêve de surmonter la crise, dopée par la « main invisible du marché », c'est-à-dire la Réserve fédérale (FED) et le Congrès, qui, instruits par la crise de 1929, inondent le marché de liquidités et de subventions ».
Comme vous pouvez le voir, la « main invisible du marché » a un nom, un siège et un drapeau qui flotte dessus. Celui des pirates. Les liquidités abondantes et les subventions non moins abondantes d'argent public ont un destinataire et un but clairs : la « communauté financière », et un nouveau tour de vis au vil garrot de l'accumulation de la richesse dans quelques mains.
Le Wall Street Journal - le quotidien de la finance planétaire - ose affirmer : « La hausse de la bourse n'est pas aussi folle qu'il n'y paraît ». La publication européenne explique :
« Elle (la bourse) a fait une sélection draconienne parmi les actions (...) L'effondrement n'est pas général, et déjà les gagnants (Silicon Valley, oligopoles riches en cash-flow comme la grande distribution) et les perdants (énergie, transports, PME, agriculteurs) apparaissent. Ainsi que les gagnants parmi les perdants, les géants Exxon ou Chevron qui peuvent profiter de la faillite des producteurs indépendants de pétrole du Texas ».
Ils auraient pu ajouter, comme Don Corleone : « Ce n'est rien de personnel, juste du business ».
Bien sûr, le Wall Street Journal et d'autres journaux utilisent librement le langage approprié pour appeler ce qui, selon la théorie économique, n'existe pas : les oligopoles, les cartels et les subventions à l'activité privée avec de l'argent public.
Et les perdants, les victimes de la « destruction créative » ? Ils sont évidemment l'une des variables d'ajustement des crises du capitalisme. Surtout celle-ci, déclenchée par la catastrophe sanitaire, sachant que tôt ou tard elle aurait été déclenchée pour une autre raison : Marx et Engels avaient déjà identifié le problème sous-jacent en 1848, dans le Manifeste :
« Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même. »
Notez que parmi les perdants mentionnés par la presse financière ne figurent que les entreprises tuées par la crise : pas un mot sur les millions de travailleurs qui perdent leur emploi et avec lui les moyens de gagner leur vie et de nourrir leur famille. Les auteurs du Manifeste l'ont dit clairement, sans fioritures ni périphrases :
« [...] la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail et qui n'en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre ; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. »
Paul Krugman, un économiste yankee bien connu, lance un cri d’alarme : « Ne faites pas attention au Dow Jones ; concentrez-vous sur les emplois qui sont en train de disparaître... »
Parmi les conséquences de la crise actuelle, la très probable réduction des salaires au niveau planétaire apparaît comme un danger évident. Cela prendra trois formes principales : une baisse des salaires nominaux, un allongement du temps de travail, ou les deux simultanément. La préservation, et même l'augmentation, du taux de profit est à ce prix. Voilà ce qui est en jeu.
Ceux qui l'ont oublié sont des âmes généreuses mais naïves victimes d’illusions et rêvant à monde fantasmé. Pendant ce temps, la lutte des classes continue. Le milliardaire Warren Buffet, faisant sien l'aphorisme selon lequel « celui qui prévient n'est pas un traître» a averti : « Il y a une guerre des classes, c'est un fait, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner».
Les dernières nouvelles du front semblent lui donner raison.
Luis Casado, le 4 avril 2020
Merci à La Pluma/Tlaxcala
Source: http://www.lapluma.net/2020/05/04/un-mundo-de-fantasia/
Date de parution de l'article original: 04/05/2020
URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=28867