Istanbul je t'aime. Seconde défaite du candidat d'Erdogan, par Tieri Briet
La mer Noire était devenue la seule échappée quand l'été est revenu d'un seul coup. Je devais fuir à nouveau, quitter la France des escrocs et des amours avortées, retourner à l'écriture aussi loin que possible. Quand on les chasse, mes amis Rroms s'en vont vivre un peu plus loin, ils déplacent leur campement en espérant un voisinage plus accueillant, et cette fois ils y croient à nouveau, chargés d'un espoir absolument indestructible.
Je n'ai plus d'abri à l'intérieur de mon pays, plus d'autre refuge que cette petite maison construite comme une cabane de planches et de parpaings au bord de la mer Noire, à l'intérieur d'un quartier rom de Constanța. À l'autre bout de l'Europe, entre Bulgarie et le delta du Danube, un port que Panaït Istrati avait raconté dans ses livres et où j'aimais revenir me nourrir de beureks arméniens.
Pour patienter ce matin, je fabrique une petite carte de la mer Noire en écorce de bouleau, en attendant les résultats des élections d'Istanbul. L'écorce de bouleau servait aux zeks des grands goulags de Sibérie pour inscrire leurs poèmes quelque part. Et le soir, la plus grande ville-planète de la Turquie, l'ancienne capitale de l'empire Ottoman a dit Non à l'AKP, le parti de la dictature qui persécute et emprisonne ses opposants. Mais ce soir c'est une fissure qui s'est creusée d'un coup. Après l'invalidation des premières élections, Ekrem Imamoğlu, le candidat du parti social démocrate, est à nouveau élu.
Je pense à la joie du député Selahattin Demirtas au fond de sa prison, à celle du romancier Ahmet Altan emprisonné à vie. Les peuples d'Istanbul ont décidé d'en finir avec la dictature islamo-fasciste. Le règne sans partage est enfin entaillé et j'ouvre une bouteille de bière noire à la santé de Mehmet et d'Aslı qui me manquent encore plus d'un seul coup, lui à Istanbul et elle en exil à Francfort. La bière noire, c'est mon champagne des très grandes occasions et cette victoire en est une.
C'est grâce au vote des minorités qu'Ekrem Imamoğlu vient d'être élu. Non seulement celui des Kurdes et des Arméniens, mais aussi celui des Juifs et des Orthodoxes, celui de la communauté LGBT d'Istanbul que la police persécute, celui des journalistes de Cumhuriyet et des magazines underground. Mon amour pour cette ville est sans bornes et je bois à leur santé, à leur intelligence politique et à leur incroyable pacifisme face aux violences de l'État-AKP. Bien sûr que j'en pleure de joie. Il y a de l'or dans mon verre et du miel dans ma gorge. Istanbul je t'aime.
Tieri Briet, le 24 juin 2019
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
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