Le Black bloc travaille-t-il pour la police ? Débunkage d’un procès stalinien

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C’est reparti. Depuis samedi, on revoit faire surface les mêmes photos censées démontrer la collusion entre manifestants et policiers, pourtant déjà débunkées cent fois, les mêmes accusations typiquement conspirationnistes venues de l’extrême-droite mais reprises en choeur à gauche, genre c’est le milliardaire juif George Soros qui finance de sa poche l’achat des k-way noirs qui coûtent dix balles chez Décathlon et le coût apparemment faramineux de banderoles taguées sur un vieux drap, et ainsi de suite.

Un désaccord qui devrait être politique - on a le droit de préférer aux manifestations combatives les défilés pacifiques, en nourrissant l’illusion que la gentillesse et la bonne volonté affichée des manifestants suffiront à faire fondre le cœur des média et convaincre le gouvernement de revenir sur la bonne voie - est soldé, et donc évité, évacué, par une accusation proche de l’hystérie des “provocateurs à la solde du gouvernement”.

C’est le procédé typique du procès stalinien, fausses preuves à l’appui, qui a ses racines dans la chasse aux “hitléro-trotskystes, gauchistes, anarchistes et casseurs” menée par le Parti Communiste Français après mai 68, et qui fait aujourd’hui l’unanimité dans tous les partis politiques, de l’extrême-droite à la “gauche de gouvernement” et au-delà, ce qui en soi devrait déjà alerter. Quand on chasse en meute avec Le Pen, Philippot, Ciotti et Alliance Police, pour ne citer qu’eux, on risque d’attraper des puces. Et quand on réclame avec eux la mise hors d’état de nuire de ces “individus bien connus des services de police, antifas, anarchistes, autonomes” et leur arrestation avant même les manifestations, et donc pour leurs idées, dignes du bagne, on tombe dans un gouffre.

Nous voilà donc obligés de retomber dans ces querelles poisseuses typiques des réseaux sociaux autour de “révélations” aussi fantastiques que conspirationnistes. L’occasion, puisque circulent à nouveau les images de la manifestation Place d’Italie des Gilets jaunes, une nasse, une catastrophe, une boucherie, de republier cette mise au point, qui démontrait la bêtise, et/ou la mauvaise foi, les deux ne s’excluent pas, des “preuves” qu’on avait cru y voir de la collusion maléfique entre Black Bloc et policiers.


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Voilà, le verdict est tombé. Pierre T. fait partie des manifestants qui ont cassé la stèle du maréchal Juin place d'Italie lors du premier anniversaire du mouvement des gilets jaunes. Il a écopé de deux ans de prison dont un ferme et une amende de 72 519 euros. Qu’en disent les complotistes, gauche et droite réunis, qui avaient inondé les réseaux sociaux  de messages comme celui-ci ? Continueront-ils à nous répéter que les Black Blocs sont des policiers, et les policiers des Black Blocs ?

La question qu'on se pose (qu'à vrai dire, on ne se pose même pas, même plus, tant la réponse est hélas évidente : personne), c'est combien de gens, parmi les milliers de ceux qui ont posté, partagé et répandu dans les réseaux sociaux la thèse selon laquelle l'homme qui passe en procès aujourd'hui, et a été interpellé chez lui, à Mantes-la-Jolie (Yvelines) le 28 novembre, pour avoir "saccagé la stèle du maréchal Juin", était un policier en civil déguisé en black bloc. La réponse devrait être claire aujourd'hui : c'était faux.

Sur quoi s'appuyaient-ils, ces "complotistes de gauche" (ou de droite, les deux partageant la même thèse : "les Black Blocs sont des flics" sinon qu'on les arrête tous ! ce qui est aussi la thèse des syndicats de police), à qui on ne la fait jamais, et se font une idée qu'ils défendent mordicus, selon le fameux adage : "C'est mon opinion et je la partage", à partir de deux photos hors contexte, d'une vidéo non croisée avec d'autres, de la répétition insensée des mêmes posts partagés pendant des mois, alors qu'il est déjà prouvé qu'ils reposent sur une vision complètement faussée des faits et de la réalité ? Deux photos mises côte à côte : une où on le voyait à côté d'un bouclier de policier - ce qui était sensé prouver qu'il en était un lui-même - et une autre où on le voyait casser la stèle. Pour le bouclier, nous disposons d'une vidéo complète où on voit une dizaine de manifestants poser avec leur trophée - ce bouclier arraché à un policier. Ils ne se sont pas demandé une seconde comment un policier en civil qui cherche à passer pour un casseur et infiltrer le Black Bloc serait assez bête pour arriver avec un bouclier de CRS. Ils avaient la preuve qui leur crevait les yeux, et cela suffit pour mettre le cerveau en mode pause.

Le même jour, dans la même manifestation, ils ont partagé par milliers (y compris des gens assez connus, hélas) une vidéo de trente secondes où on voyait confusément des silhouettes noires se réfugier derrière un cordon de CRS, pour en conclure que les Black Blocs (un nom idiot, mais admettons) étaient bel et bien tous des policiers. Ta-ta ! preuve éclatante ! la main dans le sac ! Vue au ralenti, une autre vidéo, prise sous un autre angle et plus longue, montre qu'il s'agissait en fait de deux policiers de la BAC qui traînaient de force un manifestant qu'ils avaient arrêté, avant de le jeter par terre et de le menotter à l'abri derrière les CRS.

Une troisième vidéo prise ce jour-là, qui a aussi beaucoup tourné, montre des policiers de la BAC en civil et cagoulés chassés de la manifestation par le Black Bloc ou du moins des combattants. Révélation des révélations : ils sont toujours là, rôdent, essaient de s'infiltrer pour faire du saute-dessus sur des manifestants, et sont systématiquement repoussés dès qu'ils sont reconnus comme ce qu'ils sont : des policiers. Des dangers. La seule chose que prouve cette vidéo, c'est qu'ils ne sont évidemment pas les bienvenus chez eux dans le Black Bloc. Et le savent très bien. D'où leur fuite à toutes jambes ce matin-là.

Bref : trois exemples d'une interprétation tellement tordue des faits qu'elle revient à faire entrer dans les têtes que des fake news, à force d'être partagées, répandues et répétées, sont la "vraie Vérité qu'on nous cache". Celle-ci a la particularité assez comique de diffamer à la fois la police (accusée soit de ne pas faire son travail en évitant d'arrêter les Black Blocs qui sont en fait des flics - voilà pourquoi : basique ! - soit de faire pire encore en cassant des stèles (une fois qu'elle a posé son bouclier de CRS, faut quand même pas exagérer sa bêtise) ou en brûlant des voitures, voire en s'amusant, comme à la récré, à s'échanger entre potes policiers tirs de LBD et lancers de pavé, dans le vague des nappes de gaz, avant de se retrouver à la troisième mi-temps au bar de la caserne pour s'envoyer des bourrades entre potes qui se sont bien battus) et les Black Blocs ou ultra-jaunes ou n'importe quel citoyen assez révolté pour se battre. Lesquels se retrouvant réduits par ces messieurs-je-sais-tout au rôle de simples flics, ou "appariteurs" (le défunt Coluche faisant paraît-il foi sur ce qui se passe aujourd'hui dans nos rues).

On reconnaît là la rhétorique du PCF en mai 68 et dans les années qui suivirent - tout ce qui est à gauche du PCF n'est qu'une bande de "provocateurs", hitléro-trotskystes, "anarchistes allemands", maoïstes, voyous, casseurs, lumpen-prolétariat, "à la solde du grand capital". En cinquante ans, ce discours a eu le temps d'infuser, même s'il n'explique rien de ce qui se passe aux quatre coins du monde en ce moment. De ce point de vue, il est le parfait miroir du discours de la frange de l'extrême-droite qui voit dans le mouvement des gilets jaunes un complot ourdi par les élites de Bilderberg & co pour encourager une guerre civile qui amènera au pouvoir la dictature cosmopolite du nouvel ordre mondial, qui régnera ainsi sous prétexte de ramener l'ordre dans le chaos qu'elle aura créé et financé en sous-main de façon machiavélique.

Quel a été l'effet de cette vision complotiste du monde depuis la manifestation des Gilets jaunes Place d'Italie ?

D'abord, un affaiblissement du mouvement par les divisions et suspicions entre manifestants qu'elle a créé. A qui se fier ? Faut-il maintenant avoir peur de tout le monde ? Ce n'était plus le cas dans les manifestations l'an dernier, où tout le monde se serrait les coudes dans les joies et dans les peines. Cette méfiance des uns envers les autres est revenue aujourd'hui. On entend même des manifestants "pacifistes" dire banco au préfet Lallement en se proposant d'attraper eux-mêmes et de livrer aux policiers d'autres manifestants. Chose inimaginable, et qui scandaliserait tous les participants aux manifestations, pourtant aussi divers qu'ailleurs, au Chili ou à Hong Kong. C'est donc le langage de la désunion. Qui achèvera de décourager tout le monde d'aller manifester.

Ensuite, croyant mettre en accusation la police, elle ne fait que renforcer ses tentations les plus autoritaires, et donc le gouvernement qui l'utilise et la manipule. Il est désolant, et stupéfiant, d'entendre des gens qui se disent de gauche abonder dans le sens de syndicats policiers très très à droite en applaudissant leurs propositions d'arrêter préventivement ("On les connaît, cela pourrait se faire, il faut contraindre le gouvernement à en donner l'ordre, et envoyer bouler les "droits-de-l'hommistes" précautionneux du conseil constitutionnel et les juristes qui rappellent qu'on ne peut, en démocratie, arrêter et inculper des gens que pour des délits qu'on les soupçonne d'avoir réellement commis, et non pour leur réputation, leurs idées ou les fiches qu'auraient établies sur eux les services de renseignement"). Cela c'est ce qui s'est passé dans le Chili de Pinochet. Très exactement.

Applaudir, et pire encore, souhaiter, réclamer, appeler à la "mise hors d'état de nuire" des opposants politiques, par "mesure de précaution", dans un monde où des média traitent désormais rituellement de terroristes les cheminots syndiqués qui "prennent en otage" la France, où des députés de la France Insoumise sont dénommés des "islamo-gauchistes", où le Syndicat Indépendant des Commissaires de Police dresse une liste de journalistes (David Dufresne étant «un imposteur», Taha Bouhafs «le menteur», Gaspard Glanz «l’harceleur», et le très poli pourtant Alexis Poulin, comme ceux qui le voient sur le plateau du 28mn d'Arte peuvent en témoigner, «le haineux»), où le préfet de police peut dire à une dame qui lui dit soutenir les Gilets jaunes qu'elle est n'est pas du "même camp" que lui, c'est une faute politique immense, une irresponsabilité inouïe. Le jour où ces voeux seront entendus, il n'y aura plus de liberté en France. Ce sera à la libre interprétation du pouvoir. Poutou, Besancenot et Gael Quirante ? Dangereux ou pas ? Jerome Rodrigues ? Maxime Nicolle ? Eric Drouet ? Houria Bouteldja ? Gaspard Glanz ? Taha Bouhafs ? Julien Coupat ? Les dirigeants de Sud Rail ? Melenchon ? Frédéric Lordon ? François Ruffin ? Juan Branco (on sait ils sont en guerre mais c'est pas le problème) ? Alain Badiou ? Danièle Obono "l'indigéniste" ? Extinction Rebellion ? Et nous ? Et tant d'autres ? Il n'y a déjà plus de place dans les prisons surpeuplées. Il faudra construire des camps. Cela s'est vu. Cela s'est fait. Et beaucoup de gens ont approuvé. Sans rire, quand on voit qu'Alexis Poulin lui-même est dans la ligne de mire, on a bien le droit de se demander qui va, comment, et où, tracer la ligne.

Première conclusion : ne tombez pas là-dedans. Vous pensez vraiment que le monde s'effondre parce que tombe une vitrine de banque, brûle une poubelle, une voiture ? Non, ce n'est pas pour ça que votre monde s'effondre. C'est parce que votre compte en banque s'effondre. C'est parce que vos droits sociaux s'effondrent. C'est parce que les inégalités s'accroissent. C'est parce que la Terre et ses habitants sont surexploités, jusqu'au point de rupture. C'est parce qu'on détruit l'idée même de société et de solidarité entre tous en nourrissant les divisions, en attisant les haines, en entretenant les peurs. Autant que possible, il faut garder la tête froide. Raisonner. Se méfier dès qu'on voit l'entonnoir à gaver arriver.

Deuxième conclusion : ce n'est pas parce qu'on répète quelque chose que c'est vrai. Ce n'est pas non plus parce qu'on trouve ça "logique" que c'est vrai. Et encore moins parce qu'on est satisfait que cela corresponde aux idées qu'on s'est déjà faites que c'est vrai. De tous ceux qui ont écrit "dans la minute" sur ce qui s'est passé , et en ont fait un buzz et un souk énormes - nous avons fait de notre côté tout ce que nous pouvions, sur les réseaux sociaux et dans L'Autre Quotidien, pour démontrer la faiblesse de leurs preuves, toutes fausses, il n'y a plus aucun doute là-dessus, concernant ce qui s'est passé le 16 novembre place d'Italie - nous faisons pourtant le pari qu'aucun ne s'excusera, ne changera d'avis, ou informera tout simplement des suites de ce dont il prétendait nous informer (et même nous "alerter" !)

C'est triste, mais c'est comme cela.

On continuera donc à lire, comme un rituel, dans des groupes Facebook de Gilets jaunes des posts de geignards qui veulent accéder à la respectabilité et "aux responsabilités", Sophie Tissier en étant un parfait exemple, prétendant que "les Black Blocs, eux, ne vont jamais en prison, ne sont jamais arrêtés, jamais blessés", même si des dizaines de manifestants ces derniers mois ont été arrêtés, jugés, emprisonnés, même si le terme "black bloc" ne veut en réalité rien dire, ne décrit et ne définit réellement personne, même si c'est assez désarmant de naïveté de penser qu'un manifestant qui décide de résister, peut-être une seule fois dans sa vie, ce jour-là, est quelqu'un de fondamentalement différent de tous les autres. Vit, dort et se douche en kway noir. Se reconnaît tout de suite. Et va naturellement se déclarer tel devant un tribunal. Eh bien non, c'est juste qu'il ne leur arrive jamais rien. Ils auraient un sauf-conduit. Attendraient tranquilles chez eux l'arrivée sur leur compte des chèques signés George Soros, Le Maire ou Castaner. Seraient des employés du "nouvel ordre mondial" fantasmé par les antisémites obsédés par les franc-maçons; ou ben, alternativement ou peut-être simultanément, qui sait, du vieux, vieux "parti de l'ordre" français, qu'assurent une myriade de ministres de l'intérieur depuis toujours.

Nous attendons tout de même des excuses de ceux qui essaient de se faire une réputation dans leur petit milieu sur internet en répandant des mensonges et des absurdités qui plaisent. Ou au minimum des tentatives de se justifier. Pas le silence. La dénégation des faits. L'ignorance organisée au service de la propagande. Ces chasseurs de réputation sur internet (de gauche, de droite) n'ont ni le courage de reconnaître leurs erreurs, ni celui de se vanter d'avoir eu la peau de quelqu'un dont ils ont diffusé des milliers de photos pour le dénoncer. Ce qui est un choix dans la vie.

https://www.lautrequotidien.fr/