L’injustice crève les yeux ! Hommage à Salvador Allende et aux 300 Chiliens éborgnés dans des manifestations
« Le nombre de blessés oculaires est tel qu'on en vient à penser qu'il est intentionnel. Ceux qui reçoivent les projectiles ne sont pas ceux qui provoquent les incendies ou qui se livrent aux saccages, ce sont ceux qui manifestent pacifiquement. »
En février 1840, Simón Rodríguez [intellectuel vénézuélien, inspirateur de Simon Bolivar] publie à Valparaiso (Chili), dans le journal El Mercurio, onze articles sous le titre de Partidos [Partis]. Dans le premier, publié le mardi 11, il observe : « L'arbre de la liberté doit s'arroser avec du sang, voilà une idée infirmée par la Révolution Française aux temps de la Terreur, et très pertinente, hélas, dans des pays où il devrait s'arroser avec des raisonnements. C'est une fausse idée de croire que, pour s'entendre sur le mode d'action, et établir un principe qui règle ce mode, il soit nécessaire de se battre : le résultat serait une guerre perpétuelle, et, donc, l'anéantissement.
Remarquez que ceux-là mêmes qui ont prôné l'idée de verser du sang pour s'entendre ne se sont entendus entre eux que lorsqu'ils ont cessé de le verser. Même chez un même individu, les yeux ne voient pas autant l'un que l'autre, ni de la même façon, et il n'est aucun objet qu'ils auront vu sous tous ses angles. Mais si, par un étrange hasard, les yeux de deux personnes avaient les mêmes aptitudes, l'intention dans laquelle ils voient ne serait pas la même. - Même en l'appliquant au même objet dans un même but, il y aura donc discordance dans les résultats, et l'homme qui voudrait vivre en paix avec ses semblables doit en être convaincu. »
De son côté, Miguel de Unamuno, recteur de l'Université de Salamanque, dit : « il y a des yeux qui regardent – il y a des yeux qui rêvent, il y a des yeux qui appellent, - il y a des yeux qui attendent, il y a des yeux qui rient – rire agréable, il y a des yeux qui pleurent – des pleurs de chagrin, des yeux tournés vers l'intérieur – d'autres vers l'extérieur ».
Depuis le 18 octobre 2019, les policiers chiliens visent et tirent sur les yeux des manifestants au Chili. Le docteur Dennis Cortés, président de la Société Chilienne d'Ophtalmologie, a dénoncé, le 4 novembre, devant la Commission des Droits Humains du Sénat du Chili, le fait que c'est le chiffre le plus élevé au monde de blessures oculaires par armes non létales dans des manifestations ou des zones de conflit, au-dessus du chiffre enregistré en France pendant la crise des Gilets jaunes, lors des protestations de Hong Kong, ou dans le conflit israélo-palestinien. Ennio Vivaldi, recteur de l'Université du Chili, institution à laquelle appartiennent nombre de blessés, a observé que « le nombre de blessés oculaires est tel qu'on en vient à penser qu'il est intentionnel. Ceux qui reçoivent les projectiles ne sont pas ceux qui provoquent les incendies, ou qui se livrent aux saccages, mais ceux qui manifestent pacifiquement ».
Quelques jours après le putsch au Chili, Teresa Silva demanda la permission de visiter les ruines du palais de la Moneda. C'est incroyable, mais on la laissa entrer. À un certain moment de son parcours, elle tomba sur les lunettes de Salvador Allende. Elles étaient par terre. Comprenant leur valeur historique, elle les récupéra et les conserva dans une boîte de gâteaux, et, 23 ans après, les remit au Musée Historique National où elles sont conservées sous température et humidité contrôlées, pour qu'elles continuent à faire partie du patrimoine du Chili. Les lunettes brisées d'Allende symbolisent la guerre contre le socialisme, et le début du néolibéralisme au Chili, d'abord sous la forme d'une dictature, puis sous la forme d'une démocratie représentative. Aujourd'hui, il n'y a pas de lunettes cassées, mais il y a des lésions oculaires. Les deux choses sont liées. Le message de l'oligarchie est clair : « si vous protestez, vous finirez comme Allende ».
Les lunettes d'Allende nous font penser aux lunettes que Simón Rodríguez se mettait sur le front comme s'il voulait ainsi s'éclaircir les idées. A travers ces lunettes, il vit « les lumières et vertus sociales » (1) pour les sociétés américaines. Chaque œil chilien est mutilé parce qu'il représente, dit le poète chilien Pablo Neruda, un « petit poulpe de notre abîme qui extrait la lumière des ténèbres ». C'est pourquoi, au Venezuela, chaque pas que nous faisons est suivi par les yeux de Chávez, tandis que, pour la droite fasciste, ses yeux constituent un danger pour le néolibéralisme. Son regard, sur des immeubles, des voitures, des bus, des tee-shirts, carnets, graffiti, panneaux électoraux, ou publicitaires, le rend omniprésent, nous rappelant qu'il est toujours présent dans le quotidien des Vénézuéliens.
Le gouvernement pinochettiste de Sebastián Piňera est convaincu qu'Allende a élevé des corbeaux (2), aussi faut-il leur arracher les yeux avant qu'ils fassent de même. « Une petite lumière, près de l'œil, nous dit Rodríguez, empêche de voir de grandes lumières au loin et rend sourd aux suggestions de la raison, tout comme un bruit aigu, tout près de l'oreille, empêche de percevoir l'harmonie d'un concert ». Les affameurs du peuple chilien ont fermé les yeux expressifs de Daniela Carrasco, appelée la Mime, parce que son regard les gênait et parce qu'il leur rappelait Marcel Marceau marchant précautionneusement sur une route entre la France et la Suisse, l'index sur les lèvres, demandant à quatre cents enfants de garder le silence pour que les nazis ne les assassinent pas (3).
Les lunettes de Simón Rodríguez et de Salvador Allende, et les yeux de Chávez et des Chiliennes et des Chiliens entrevoient un monde meilleur, et, cela, l'ennemi du peuple le sait.
Simón Rodríguez
NdlT
(1) Titre d'un ouvrage de S. Rodríguez.
(2) Allusion au proverbe espagnol : « Elève des corbeaux : ils t'arracheront les yeux ».