Cette année à Jérusalem, notes disjointes à propos d’un photoshop. Par André Markowicz
Cette année à Jérusalem,
notes disjointes à propos d’un photoshop.
On a fêté les soixante-dix ans de l’Etat d’Israël. C’est un grand mot, « fêté ». Disons qu’en Israël, on l’a marqué — mais qu’il n’y avait personne de l’extérieur, à part l’ambassadeur des USA (qui est, lui-même, un ultra-sioniste fanatique) et même l’ambassadeur du Honduras, si je comprends bien, voulait venir, et a fini par renoncer. Et Netanyahou, englué dans des scandales de corruption, n’a pas été autorisé à prononcer de discours. Et donc, il n’y a juste rien eu.
L’anniversaire de la création de l’Etat d’Israël tombe tout près « du jour de la Shoah », et de l’anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie. Et, à l’occasion du « Jour de la Shoah », visiblement, mes amis FB Dory Manor et Gilles Rozier ont vu cette image que vous voyez. Je parler de cette image. En faisant, comme je fais, un détour. Parce que tout est là.
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Pendant quasiment deux mille ans, enfin, je ne sais pas pendant combien de temps, mais très longtemps, il y a eu ça, ce rêve, « l’année prochaine à Jérusalem ». Ça ne voulait pas dire que mes très inconnus ancêtres, tous autant qu’ils étaient, voulaient, là maintenant, en prononçant ces mots faire le voyage jusqu’en Palestine et revenir pour raconter au coin du feu comment c’était. Ça voulait dire, je crois, surtout, une foi affirmée au quotidien dans une permanence au-delà toutes les frontières, au-delà toutes les vies individuelles — il y avait cette appartenance-là, non pas à une terre, mais à une ville tellement inaccessible, tellement rêvée qu’elle ne pouvait être que spirituelle, désirée, — une patrie aérienne et écrite, prononcée dans l’éternité.
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Il y eu les mouvements sionistes, — ceux de droite, ceux de gauche. Les gens qui décidaient, de plus en plus nombreux, surtout parmi les intellectuels (ou ceux, tout bêtement, qui avaient les moyens), de quitter l’Europe de l’Est, ou l’antisémitisme était endémique, quotidien, irrespirable, et de s’installer là-bas, en Palestine. Les plus radicaux des nationalistes juifs, rappelons-le, se sont battus contre les Anglais, pour « libérer » la Palestine du joug anglais, dans une région où la présence juive était infime. Il n’y avait que des Arabes, qui avaient été là depuis toujours, — enfin, depuis assez longtemps pour dire qu’ils étaient là chez eux. Oui, parce que, avant, il y a 100 000 ans, en Palestine, il y avait une population d’homo sapiens, et qui ont été remplacés (cas unique) par des Néanderthal, avant de les re-remplacer à leur tour. Je dis ça, parce que, n’est-ce pas, même les origines ont des origines.
Et puis, il y a eu la guerre. Et, tout de suite après la guerre, il y a eu ce problème : en fait, dans beaucoup de pays de l’Est, les Juifs n’étaient pas assez morts. Il y en avait qui revenaient, théoriquement chez eux, et quand ils arrivaient chez eux, les gens qui, pendant qu’on les exterminait, s’étaient emparés de leurs biens, s’étaient installés, et, très souvent, les survivants n’avaient tout simplement plus aucun lieu — juste plus rien. Et qu’est-ce qu’il fallait faire de tous ces réfugiés ? Les réfugiés, on sait ça, on ne sait jamais où les mettre. D’autant qu’aucun pays occidental, comme d’habitude, ne les voulait, passé un certain quota. Et bon, avec tous les aléas qu’on sait, toutes les difficultés, toutes les hésitations, et tout et tout, il y a eu Israël. Un pays où — plus jamais ça. Et ça a commencé, ce « plus jamais ça », par l’exode (l’expulsion ?) de quelque chose comme 700000 personnes, — et on appelle ça, « la nakba », c’est-à-dire « la catastrophe ». Sauf qu’en Israël, cette catastrophe-là, on n’a pas le droit de la commémorer.
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Soixante-dix ans plus tard, Israël est la seule démocratie de la région. Oui. Et il y a plein de gens qui vivent tout à fait normalement en Israël, des gens formidables, comme partout ailleurs. Enfin, non, pas partout, mais dans tous les pays dits « démocratiques ».
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Et pourtant, on parle d’impasse en Israël, mais je ne vois pas d’impasse. Je vois la continuation, jour après jour, et à tous les niveaux, d’une même politique que j’appellerais de « voilement ». Je veux dire de séparation, aussi complète que possible, entre deux populations conçues comme radicalement différente et inconciliable, les Juifs et les Arabes. Je parle des territoires occupés. — Ce qui me frappe, après plus de cinquante ans d’occupation de ces territoires, et de fragmentations, d’encerclement, colline après colline, de chaque village par des colonies immédiatement bétonnées et, pour la plupart, construites comme des villes de banlieue occidentales, c’est que jamais, semble-t-il, l’Etat d’Israël ne s’est soucié du développement économique des populations qu’il occupait. Il ne s’est soucié que de « sécurité » — sécurité de qui ? évidemment pas de ces gens brimés, mais des gens même qui les brimaient, qui leur prenaient ce qu’ils avaient, les empêchaient de vivre tranquillement, leur imposaient, à tout bout de champ, des contrôles humiliants et interminables, bref, les faisaient vivre, tous, hommes, femmes et enfants, dans un état de stress et de honte constants, dans lequel les seules structures sur lesquelles ils pouvaient s’appuyer étaient non pas des partis politiques, impuissants par nature, puisque sans existence légale, mais les religieux. C’est-à-dire que, pendant le demi-siècle que dure l’occupation, l’Etat d’Israël s’est concentré à faire une chose : à produire une radicalisation de la résistance, radicalisation qui, à son tour, justifie la répression, et l’absence de dialogue. Mais, de développement économique, aucun. Des restrictions, et des murs. Des routes réservées aux Juifs, d’autres aux Arabes. Des bus réservés aux Juifs, d’autres aux Arabes. Et toujours sous prétexte de sécurité, prétexte qui, en tant que tel, montre la faillite délibérée de la politique d’Israël. Je dis « délibérée », parce que le pire est là : jamais les populations occupées n’ont été considérées comme susceptibles de ne plus l’être, c’est-à-dire soit d’être totalement assimilées aux populations citoyennes, soit d’être mises en situation d’avoir un Etat indépendant. — L’indépendance de l’Etat palestinien — il suffit de regarder une carte des colonies pour le comprendre — est totalement impossible : non seulement sans continuité territoriale, mais sans aucun accès à des sources d’énergie ou d’eau indépendantes de l’Etat d’Israël, sans parler de ses ressources financières. Parler de la solution des « deux Etats » est, dans l’état actuel des choses, une sinistre tartufferie — qui est celle de la « communauté internationale ». Il n’y aura pas deux Etats. Dans le meilleur des cas, il y aura deux bantoustans et une république sud-africaine.
Il s’agit, très simplement, pour l’Etat d’Israël, de nier l’existence d’une partie de la population qu’il contrôle. Je dis la nier — la recouvrir d’un voile. Faire comme si elle n’existait pas, ou ne pouvait être qu’une source de troubles, — islamistes, terroristes, lanceurs de pierres (auxquels répondent les coups de feu). Bref, la seule chose qui compte est de contenir, et d’avancer. Le fait qu’une monstruosité comme Gaza soit possible, avec un blocus militaire total, impose de constater cette évidence. Historiquement parlant, qu’est-ce donc que Gaza, sinon un ghetto ?
J’écris le mot, et je m’arrête. Un ghetto. C’est-à-dire, historiquement, un lieu réservé d’où l’on ne peut sortir qu’avec l’autorisation de celui qui vous y a enfermé. — Et les ghettos étaient des lieux de vie : je veux dire des lieux où les gens vivaient (les pogroms, même aux pires moments, n’ont jamais été constants). Et si les nazis ont appelé « ghettos » les lieux où ils parquaient les gens, c’était aussi pour les tromper : parce que le concept de « ghetto » avait des références historiques, que n’avait pas l’entreprise nazie. Les « ghettos » nazis n’étaient pas des ghettos. C’étaient les premières étapes des camps de la mort.
Et donc, historiquement, Gaza est un ghetto.
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Si la politique d’Israël ne suscite pas davantage de critiques, c’est pour une seule raison. A cause de « la catastrophe ». Israël est le pays de « Yad Vashem » — institution, dont, d’ailleurs, est le yiddish est une langue absente. Et parce que, de fait, Israël a été le refuge d’une grande quantité de survivants. Mais, moi, le génocide, je le redis encore, je me refuse à l’appeler « Shoah » (« catastrophe » en hébreu), parce que ce mot hébraïse, comme je l’ai dit jadis « israélise », quelque chose qui n’est pas seulement israélien. Ou plutôt, qui est tout sauf israëlien.
Non, ce n’est pas parce qu’une fois par an, pendant une minute, tout le pays se fige en écoutant une sirène, qu’Israël est le pays gardien de la mémoire du génocide.
Ce qui fait vivre cette mémoire, c'est notre mémoire à tous — et, j’allais dire, notre conduite à tous.
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Du coup, dans le marasme nationaliste et identitaire qu’est la vie politique d’Israël d’aujourd’hui, il y a cette photo, qui est loin d’être unique. — Des détenus dans un camp (sans doute à leur libération), et puis des soldats de Tsahal. Le photoshop de la patrie. Et c’est écrit « Israël est vivant ».
D’abord, selon la personne qui a fait le montage — et c’est la doctrine sioniste au pouvoir en ce moment, — il y a eu les Juifs faibles, les victimes des camps, et maintenant, il y a les Juifs forts, — et, les uns, en plus, sont en noir et blanc… les autres sont en couleur. Il y a, aujourd’hui, non plus une foule impuissante de victimes, mais une armée moderne.
Que fait-elle, cette armée ? quelle vie impose-t-elle à d’autres êtres humains ? — pour les quasi-fascistes qui sont au pouvoir en Israël grâce à cette autre parodie de la démocratie qu’est la proportionnelle intégrale (puisqu’elle donne le rôle d’arbitres aux partis les plus infimes), ça n’a strictement aucune importance, puisque ces gens ne sont pas Juifs, et qu’Israël est le pays des Juifs.
Et ils peuvent tout se permettre, ces quasi-fascistes, parce qu’ils ont pris sur eux, comme je l’ai dit, l’onction de la Shoah. Et ce détournement de l’horreur absolue qu’a été le nazisme pour leurs visées à eux est une des choses les plus obscènes que je connaisse.
Ça, oui, décidément, il n’y a pas moyen d’oublier Jérusalem.
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses célèbres posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime, entre deux travaux littéraires, sur les "affaires du monde". Nous lui en sommes reconnaissants.