La prise de la ville, par Arnaud Maïsetti
Dans les cafés et dans les bars, dans les rues et partout je vais toujours à la recherche d’une prise pour me brancher : je rentre dans les cafés et toujours je demande : « vous avez une prise où je pourrais me brancher ? » Souvent on me dit non, on me regarde de travers, on cherche à savoir si je vais consommer, je dis oui, que je vais prendre un café (s’il vous plaît, et je regarde le prix, et je fouille dans mes poches, je compte les centimes, je tends la monnaie que je pose sur la table, et je m’assoie, je me branche), comme ici où j’écris, dans un café quartier Saint-Roch à Montpellier où j’attends d’aller au théâtre, ce soir, et en passant, j’ai vu qu’il y avait des prises alors je suis rentré, j’écris, je lis, mon café est maintenant froid et imbuvable et je n’ose pas en demander un autre, c’est ainsi.
La prise dans les villes est une quête de chaque instant quand on est, comme moi, bien souvent lâché dans les villes entre deux heures et qu’il faut bien les écrire pour ne pas leur appartenir vraiment et s’en arracher. Dans ce combat mené contre l’errance, contre la ville et ce temps, la machine n’est pas une alliée. Je possède une heure à peine d’autonomie - le mot est-il juste ? n’est-ce pas la machine qui possède une heure à peine d’autonomie avant de réclamer, comme une mort de faim, de quoi se charger. Pour écrire, il faut une prise : écrire contre la ville exige de lui réclamer d’être une alliée dans le combat contre elle, ses organisations inadmissibles.
Il faut bien ruser.
Si seulement je trouvais la prise de la ville où je pourrais me brancher en continu sans rien demander à personne.
Cette prise existe : elle est plantée au milieu de la ville, au milieu de la route qui traverse la ville.
À l’endroit précis, ici, où la ville puisait ses forces, où elle se chargeait en énergie, passaient les hommes et roulaient leurs voitures, indifférentes et dociles, féroces et aveugles ; la ville puisait ses forces, elle aussi indifférente et docile, mais plus féroce encore, et chaque seconde plus chargée en énergie par le flux intarissable du flux. La ville puisait ses forces.
On ne se demande pas assez d’où vient que la nuit est un jour, dans nos villes, d’où vient qu’elles imposent ce faux jour dans les nuits jamais assez noires et profondes, on ne se demande pas assez pourquoi les jours sont si obscurs de nos jours. On les voudrait pourtant davantage pleins de nous-mêmes, avec moins de lâchetés et moins de tristesse partout répandues en nouvelles qui passent comme de l’électricité dans les téléviseurs toujours allumés.
Ici, la prise de la ville relie immédiatement le vide avec le rien, c’était le secret : il fallait y penser. Dans ces jours où on va, d’une nuit à l’autre, d’une contre-réforme à une autre, il suffit de regarder où on marche pour voir que c’est toujours sur cette terre, et qu’elle fait toujours défaut, qu’elle manque tant, qu’elle est toujours trop remplie comme un document administratif.
À cet endroit, la ville puise l’énergie continue qui la maintient dans cet état morne et vague de ville à l’état humain. C’est ce qui sépare la forêt de nos rues : l’électricité. Simplement cela, et rien d’autre. La prise de la ville en témoigne : partout dans nos maisons, les prises sont branchées à d’autres prises, qui le sont à d’autres, jusqu’à une prise unique, plantée au centre exact de la vile et reliée au centre exact du monde. Ici, c’est ici. Je l’ai regardée longuement comme une bête crevée, et comme l’image du monde : ce n’était pas une image, c’était à peine le monde.
Que la révolte n’est pas seulement un devoir sacré, mais le seul geste qui nous reste pour demeurer des vivants parmi les morts, c’était la pensée de ces jours, et le geste de ces jours, minuscule pensée et minuscule geste dans le chaos immense de l’époque. Que la révolte ne suffira pas, qu’il faudra peut-être aussi faire de la nuit des jours pleins, renverser les lois comme on marche à minuit sous la lumière des néons pour mieux voir son ombre avancer contre soi et s’abattre contre des murs qui les abattraient, oui. C’était la pensée obsédante de ces jours passés et de tous les autres jours jusqu’au dernier.
La ville possédait sa prise : il suffirait de la trouver pour débrancher les énergies fausses qui la maintiennent en l’état ? Il faudra plus, mais c’est un début.
Prendre la ville : prendre la ville par son milieu, son centre, ses bords. Prendre la ville par le bout de sa lorgnette ; prendre la ville. La ville ici pendue à elle-même, et moi marchant sur elle comme si de rien n’était. Rien n’était. Et moi aussi, je n’étais qu’un homme seul qui marchait non sur la ville, mais à la surface déjà mille fois parcourue des choses.
La voix de Dylan hurlait : « The ghost of ’lectricity howls in the bones of her face / Where these visions of Johanna have now taken my place ».
La prise de la ville était fichée ici, abandonnée à son triste sort ; mais nous, nous ne nous abandonnerons pas à notre sort parce que notre sort n’existe pas, que nous sommes libres d’être ceux-là qui marchent nuit et jour contre tout ce qui nous lie et nous dicte de marcher là le jour ou ici la nuit, et si la tristesse que nous portons est pour ce monde c’est au nom d’une joie plus terrible encore d’un monde conducteur d’énergie plus vitale que seulement se brancher pour demeurer au monde. Le fantôme de l’électricité souffle dans les os de ton visage : les fils reliés entre eux par l’énergie conduiront à autre chose que les nouvelles anciennes du vieux monde, et nous finirons bien un jour par danser sur ces fils au-dessus des ruines et par-dessus le temps.
arnaud maïsetti - 4 mai 2018
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.