Nous allons hériter à parts égales, mais hériter de quoi ? Lettre d’une féministe tunisienne, trentenaire, précaire et désespérée

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Désolée, Monsieur le Président, mais je ne partage pas l’enthousiasme suscité par le dépôt de votre projet de loi sur l’égalité dans l’héritage. J’ai beaucoup de boulot mais aucun salaire, aucune couverture sociale, aucune assurance-maladie et je ne cotise pas pour ma retraite.

Au rythme où ça va, je ne sais pas si j’arriverai même en vie à la fin de l’année. En tout cas, je sais que si jamais j'atteins l'âge de la retraite, je devrais peut-être vendre des mlaouis ou faire les poubelles pour me nourrir. Comme ni mes sœurs ni moi n’allons faire d’enfants, il n’y aura personne après nous. De toute façon, nos éventuels enfants, quel que soit leur genre, n’auraient strictement rien à hériter de nous, comme nous-mêmes n’avons rien à hériter de nos parents. Alors, une question : de quoi les femmes tunisiennes vont-elles être les heureuses héritières à part égale? Nous sommes des centaines de milliers à devoir nous poser cette question.

Nous qui avons été des bonnes filles, qui avons étudié, qui avons cumulé les expériences. Nous qui avons envoyé nos CV dans toutes les langues tout autour de la planète. Nous dont plupart des projets ont été avorté dans l’œuf par votre bureaucratie. Tout cela nous donne de bonnes raisons d’avoir envie de nous sauver, de fuir loin de ce pays et de ne pas avoir envie de faire des enfants pour leur léguer - à parts égales ! - toute cette misère. Malheureusement, les murs sont infranchissables : pas de salaire, pas de Sécurité sociale, pas de visa Schengen. De toute façon, quand on voit les sales gueules des mecs au pouvoir aux quatre coins de l’espace Schengen, l’envie d’aller boire une bière à Berlin ou un verre de vin à Barcelone nous passe.

Votre fameux projet de loi sur l'égalité à l'héritage fait un bruit mondial qui empêche d’entendre les cris des désespérées du pays réel, ce pays réduit au silence, loin du triangle Carthage-La Marsa-Le Bardo. Vous n’avez pas été capable d’affronter un seul des véritables problèmes qui accablent notre société et voilà que vous nous sortez votre projet de loi publicitaire, pour vous attirer les louanges hypocrites de vos patrons à Bruxelles, Washington et Berlin : “Ah! voilà de bons Arabes !”. Nous, les Arabes d’en bas, on n’en a rien à cirer. Que nous soyons en hijabs ou en mini-jupes, nous sommes toutes dans la même merde.

Nous en avons marre : marre des call-centers qui nous payent des misères pour nous faire harceler six jours par semaine, marre des usines dont le patron allemand nous offre généreusement un litre d'huile de maïs pour l’Aïd en récompense de notre savoir-faire et de nos petits doigts si agiles, payés dix fois moins que dans son pays. Marre des associations bidon grassement financées pour permettre à leurs directeurs exécutifs de payer des tournées de bières et d’acheter des sacs à main Michael Kors à leurs copines. Marre de voir sur Facebook les photos des petites malignes qui se sont fait financer un voyage d'études à Disneyworld par une fondation de Washington (ça s’appelle “youth leadership” et “women empowerment”).

Monsieur le Président, 57 années-lumière nous séparent. Je crois que vous et moi ne vivons pas sur la même planète. La vôtre croit aller bien, la nôtre sait qu’elle va mal. Les seules choses dont va hériter ma planète, ce sera votre dette, celle de vos prédécesseurs, et votre échec. Pour conclure quelques suggestions : vous voulez vraiment faire plaisir aux femmes de ce pays ? Alors, donnez-leur, pour commencer, les moyens de s’acheter du vrai café, du vrai fromage, du vrai chocolat, qu'elles remplissent leur estomac de ces denrées, que la plupart d’entre elles ne peuvent plus se payer. Pour le reste, on verra plus tard.

Rim Ben Fraj