1 SDF sur 2 jugé par un tribunal est condamné à de la prison ferme (contre 13.5% de ceux qui disposent d'une adresse). Explications

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Les publics défavorisés en capital économique, social et scolaire sont nettement surreprésentés en prison. Faut-il en conclure à une plus grande sévérité de la justice à leur égard ? Virginie Gautron a mené, avec Jean-Noël Retière, une vaste enquête afin de comprendre les mécanismes complexes par lesquels les hommes ne sont pas tous égaux devant les tribunaux correctionnels.

OIP : Dans quelle mesure la condition sociale des prévenus a-t-elle une incidence sur la façon dont ils sont traités par les tribunaux correctionnels ?

Virginie Gautron :
 D’un point de vue statistique, la réponse judiciaire dépend davantage de la gravité des faits, des antécédents judiciaires ou de critères liés à la procédure elle-même. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être jugé en comparution immédiate ou celui d’avoir été placé en détention provisoire multiplient chacun par huit la probabilité d’une condamnation à un emprisonnement ferme. Néanmoins, certains facteurs socio-démographiques ont une forte incidence sur ces variables pénales. Être né à l’étranger ou sans domicile fixe multiplie par trois les chances d’être jugé en comparution immédiate et par cinq d’être placé en détention provisoire. Mais on ne peut pas en déduire que les magistrats discriminent volontairement ces publics. Ce sont les garanties de représentation qui vont le plus nettement jouer dans le choix de procédure. Opter pour la comparution immédiate ou la détention provisoire permet de s’assurer que la personne ne disparaîtra pas avant l’audience de jugement.

En quoi le fait d’être né à l’étranger affecte-t-il les garanties de représentation à l’audience ?

Virginie Gautron :
 Le raisonnement des magistrats est le suivant : quelqu’un qui a potentiellement des attaches à l’étranger peut fuir, donc ne pas se présenter le jour du jugement. Ces représentations relèvent, du moins pour partie, de réels constats. On vérifie statistiquement que les SDF sont souvent absents à l’audience, les personnes nées à l’étranger également, bien que dans une moindre mesure. Plus pauvre, disposant moins souvent d’une adresse personnelle, ce public cumule tous les facteurs de vulnérabilité qui vont jouer ensuite dans le processus pénal.

Ces inégalités de traitement sont-elles assumées par les magistrats ?

Virginie Gautron :
 Oui, car ils ne les perçoivent pas comme des discriminations. Ils invoquent les garanties de représentation comme un critère légal, donc légitime.

Quels autres éléments favorisent un placement en détention provisoire ?

Virginie Gautron :
 La probabilité de détention provisoire est multipliée par cinq en cas de récidive légale [N.D.L.R. : réitération des mêmes types de faits dans un certain délai], et par un peu plus de trois s’il y a eu trois condamnations antérieures ou plus au casier judiciaire. Il y a aussi plus de détentions provisoires pour les infractions à caractère sexuel et les trafics de stupéfiants, parce que ce type de faits entraîne souvent l’ouverture d’une instruction. En revanche, la situation professionnelle joue assez peu, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Au stade de la détention provisoire, cette variable est écrasée par le poids des autres facteurs : nature des faits, antécédents, domiciliation et lieu de naissance. Au stade de la condamnation, l’absence d’emploi multiplie en revanche par 1,5 la probabilité d’une peine d’emprisonnement ferme. Ce n’est pas énorme, alors que beaucoup de juges disent hésiter davantage à incarcérer une personne insérée, pour éviter de contribuer à sa désinsertion professionnelle.

En même temps, les personnes insérées avant leur détention se réinsèrent plus facilement à leur sortie que les précaires, dont la situation devient plus désespérée après un passage en prison…

Virginie Gautron :
 Oui, une fois sortis de détention, la peine d’emprisonnement joue de façon encore plus défavorable pour certains publics, et notamment les minorités. Des études l’ont montré aux Etats-Unis : les minorités sortant de détention avec un casier judiciaire ont de plus grandes difficultés à trouver du travail. Les règles d’inscription au casier judiciaire concourent à renforcer cette discrimination. Un certain nombre de sursis vont disparaître relativement rapidement du bulletin n° 2 une fois la condamnation arrivée à terme, ce qui ne sera pas le cas des condamnations fermes. La réinsertion des publics marginalisés s’en trouve encore davantage compliquée.

Quelle est l’importance de l’état de récidive sur la peine prononcée ?

Virginie Gautron : Au stade du prononcé de la sanction, la récidive légale n’est plus significative statistiquement, alors que le nombre de condamnations antérieures l’est beaucoup plus. Si au moins trois condamnations figurent au casier, le risque de prononcé d’un emprisonnement ferme est multiplié par 37 ! C’est donc l’inscription dans une carrière délinquante conséquente – davantage que le critère, très juridique en définitive, de la récidive légale – qui justifie l’emprisonnement. Il y a derrière cela une philosophie pénale de gradation des réponses : lorsqu’une personne commet une nouvelle infraction, la sanction prononcée est souvent plus sévère que la précédente. Les magistrats mobilisent les antécédents au titre de la personnalité, puisqu’ils sont censés juger un acte, pas un casier judiciaire. La gradation des réponses se fait néanmoins au regard du casier, il y a là un petit paradoxe. Autre facteur pesant sur les peines prononcées : les politiques ont fait du taux d’exécution des peines un indicateur croissant d’efficacité, utilisé en dépit du bon sens. Or, le meilleur moyen d’améliorer le taux d’exécution est de placer la personne en mandat de dépôt, puis de l’envoyer derrière les barreaux. Si vous prononcez un sursis avec mise à l’épreuve (SME), vous prenez plus de risques. Les juges prononceraient probablement plus de SME ou de contraintes pénales s’ils étaient assurés de la réalité des prises en charge. Ils craignent de concourir à décrédibiliser la justice en prononçant des peines qui ne seront pas mises en œuvre.

Photo Bernard Lebars

Photo Bernard Lebars

D’autres variables jouent sur le prononcé d’un emprisonnement ferme ?

Virginie Gautron :
 L’absence à l’audience joue de manière très importante : elle multiplie par sept la probabilité d’un emprisonnement ferme. En ce qui concerne les caractéristiques socio-économiques, la question des revenus est à manier avec précaution dans la mesure où l’on se base sur du déclaratif et que l’ensemble des ressources n’est pas toujours pris en compte. Sous ces réserves, nos données révèlent qu’un prévenu qui touche moins de 300 € par mois a trois fois plus de chances d’être condamné à du ferme que quelqu’un qui gagne 1 500 € ou plus. Les prévenus aux faibles ressources sont également moins condamnés à des peines d’amende (1,3 fois moins) ou de stages (de citoyenneté, sécurité routière, etc.), dont le coût doit généralement être assumé par la personne condamnée. En revanche, le critère du lieu de naissance n’apparaît pas au stade du prononcé d’un emprisonnement ferme. Ce sont les variables de placement en détention provisoire et de jugement en comparution immédiate qui expliquent davantage l’emprisonnement ferme pour les prévenus nés à l’étranger. Ce qui m’amène à penser qu’il faudrait vraiment interroger l’utilisation de la comparution immédiate : cette procédure aboutit à ce que des publics comme les étrangers et les SDF écopent de peines bien plus lourdes qu’une personne ayant commis les mêmes faits jugée dans le cadre d’une autre procédure.

Avez-vous observé des variables plus subjectives, qui ne peuvent apparaître dans les statistiques, mais jouent un rôle important dans les sanctions prononcées ?

Virginie Gautron : Quelque chose qui me semble essentiel a été constaté grâce à l’observation d’audiences : l’importance de la présence des proches le jour du procès. Que les parents ou la petite copine soient présents pour soutenir le prévenu a un réel impact. D’autres variables liées à l’attitude du prévenu au cours de l’audience ressortent des observations : la façon dont celui-ci s’adresse au magistrat, sa manière de se présenter, sa capacité à s’inscrire dans les attentes de l’institution, à faire amende honorable, à trouver les bons mots : « Monsieur le juge, je regrette, je ne recommencerai pas. » Certains magistrats disent aussi : « Quand on voit arriver quelqu’un avec le nez rouge, la peau bouffie, on sait tout de suite qu’il y a un problème d’alcool. » Cela pose question en termes d’objectivation, mais ce genre d’observation va bel et bien peser sur la décision, parce que les juges n’ont pas conscience qu’interviennent alors leurs représentations subjectives. Notons aussi que les aptitudes des prévenus à répondre aux codes judiciaires peuvent être socialement déterminées.

Est-ce que le décalage social entre ceux qui jugent et ceux qui sont jugés intervient également ?

Virginie Gautron : Oui, le regard porté et les décisions prises peuvent diverger entre un magistrat issu d’un milieu populaire et un autre ayant toujours évolué dans un milieu privilégié. Une multitude de facteurs intervenant dans une décision ne sont pas palpables, de l’ordre des valeurs, de la morale. En ce sens, nous avons proposé un cas pratique dans le cadre de nos entretiens avec les magistrats : un chauffeur routier se fait interpeller au volant sous emprise de l’alcool à la sortie d’une boîte de nuit à 4 h du matin. Marié, il a deux enfants. La question était : doit-on lui retirer le permis alors que son métier est de conduire ? Pour certains, le fait qu’il soit chauffeur était une circonstance aggravante, pour d’autres, il fallait éviter le retrait de permis pour ne pas lui faire perdre son emploi. Mais l’un d’eux s’est aussi demandé : est-ce normal qu’un père de famille se trouve en boîte de nuit à 4 h du matin ?

Vous évoquez aussi la pauvreté des informations dans les dossiers pénaux sur la situation socio-économique des prévenus. Les décisions sont-elles prises en méconnaissance de la situation des personnes jugées ?

Virginie Gautron :
 Elles sont prises avec un niveau de connaissance très insuffisant, c’est clair. Des enquêtes sociales figurent dans un peu moins de 3 % des dossiers. Il en va de même pour les expertises psychiatriques. Le niveau de diplôme est renseigné moins d’une fois sur deux, celui du revenu une fois sur deux, la profession exercée trois fois sur quatre. Cet état de fait est évidemment lié au manque de moyens de la justice, combiné aux effets des procédures de jugement rapide (traitement en temps réel). Les enquêtes sociales ont un coût et elles prennent du temps. Dans la logique de célérité qui prévaut aujourd’hui, ces étapes passent bien souvent à la trappe. Au-delà du manque d’informations, le problème est celui de leur fiabilité : souvent, on a uniquement un procès-verbal, des fiches de renseignement qui vont indiquer les revenus, mais parfois figurent les seuls salaires, d’autre fois également les allocations familiales… Ce n’est pas normalisé. Ces informations sont en outre souvent recueillies sur un mode déclaratif, ce qui peut générer des biais importants.

Est-ce que les mêmes publics surreprésentés en prison sont sous-représentés dans le cadre de peines « alternatives » comme le SME ?

Virginie Gautron :
 Les personnes nées à l’étranger pâtissent en effet d’un moindre prononcé de SME. On retrouve l’idée d’un défaut de garanties de représentation et donc la crainte que la peine ne soit pas exécutée. Étonnamment, cela ne se retrouve pas au plan statistique pour les SDF. Dans le cadre de nos entretiens, plusieurs magistrats n’ont pourtant cessé de répéter : « On ne prononce pas ou peu de SME pour les SDF, parce qu’ils ne répondent pas aux convocations, ils ne respectent pas leurs obligations. » Ce décalage entre nos résultats statistiques et le terrain s’explique peut-être par la grande hétérogénéité des pratiques. Dans l’une des juridictions étudiées, le prononcé de SME pour les SDF ne posait pas de problème, parce qu’une association socio-judiciaire implantée localement proposait une vraie prise en charge, hébergement compris, à l’attention de ce public. Dans la base statistique, ces cas de figure sont fondus dans une moyenne.

Certaines difficultés de mise en œuvre des « peines alternatives » pour les publics en grande difficulté sociale montrent-elles que ces mesures n’ont pas été pensées de manière adaptée ?

Virginie Gautron : Oui, certaines n’ont pas été suffisamment pensées en fonction des publics concernés : le caractère payant des stages en est un exemple. Il manque aussi une réflexion au niveau local, les juridictions s’impliquant assez peu dans la mise en place de dispositifs adaptés à leurs publics pour l’exécution des peines. Il y aurait notamment une réflexion à mener et des partenariats à nouer pour remédier à l’obstacle des garanties de représentation. Ou pour assurer la mise en oeuvre de mesures de milieu ouvert pour certains publics. Par exemple, on nous a dit dans plusieurs tribunaux qu’il était quasiment impossible de trouver des places de travail d’intérêt général (TIG) pour des gens du voyage : « parce que les mairies n’en veulent pas », parce qu’il y a « une vraie réticence du corps social ». Dans une juridiction, à l’inverse, tout un travail avait été entrepris avec une association de gens du voyage pour faire évoluer les représentations sur ce public auprès des structures susceptibles de les accueillir. Dès lors, il y avait moins de difficultés à leur trouver des places. De la même manière, un procureur de la République d’une juridiction étudiée estimait que le caractère payant des stages n’était pas viable. Bien que ce ne soit pas prévu par la loi, il a décidé d’instituer des stages gratuits, financés notamment grâce au Fonds interministériel pour la prévention de la délinquance (FIPD).

Vous écrivez « les indicateurs de fragilité sociale étant pour certains porteurs d’autres variables prédictives, il n’est dès lors pas illégitime que les classes socialement les plus défavorisées apparaissent plus sévèrement traitées par le système pénal ». Pouvez-vous expliquer ce point de vue ?

Virginie Gautron : Il existe des corrélations importantes entre le passé pénal, les infractions commises, et les caractéristiques socio-économiques des personnes. Par exemple entre le fait d’être sans emploi, d’avoir un casier plus chargé et de commettre une infraction plus grave. Donc, évidemment, à casier plus lourd, condamnation plus lourde. Il y a un seul groupe pour lequel cette logique ne fonctionne pas : le public né à l’étranger. Pèse sur ce groupe le soupçon d’un casier virtuel, démontré par Thomas Léonard. Le réflexe d’un certain nombre de magistrats est de se dire : « Certes il n’a pas de casier en France, mais il en a peut-être un à l’étranger. »

D’autres facteurs qui pourraient être importants tels que l’origine étrangère ou le fait d’être défendu par un avocat commis d’office n’apparaissent pas dans vos travaux. Pourquoi ?

Virginie Gautron : Nous ne pouvions multiplier le nombre de variables, il a donc fallu faire des choix. Quant à la question des origines, elle recoupe l’épineux sujet des statistiques ethno-raciales. Pour ma part, j’y suis favorable, car je considère qu’objectiver les discriminations permettrait de mieux les combattre. Néanmoins, le risque d’instrumentalisation de ces données est bien réel. Il faudrait imposer un cadre très strict, en réservant leur accès aux organismes publics par exemple. De manière générale, les études sur les déterminants des peines prononcées (sentencing) et les potentielles discriminations sociales ou ethno-raciales sont rares en France, en comparaison des pays anglo-saxons. Il faut dire que ce champ de recherche est pavé de pièges à surinterprétation. Il est très difficile de démêler l’incidence d’un facteur par rapport à un autre. D’où l’importance de coupler une étude statistique à des entretiens qualitatifs et des observations. Parfois, il y a aussi en France des difficultés pour accéder aux terrains de recherche, et surtout un manque d’informations collectées par les administrations sur la situation sociale des personnes. Enfin, peu de moyens sont dégagés pour ce type de travaux. Nous avons obtenu des financements pour examiner plus de 7 000 affaires dans cinq tribunaux correctionnels, c’est rare. Le champ de notre recherche se limite néanmoins à la manière dont le prononcé des peines ajoute à d’autres discriminations. On sait par exemple qu’une sélection est déjà opérée en amont par la police à travers le ciblage des contrôles d’identité. Pour obtenir une image globale des discriminations dans le cadre du traitement des délits, il faudrait d’autres études.

Un entretien mené par la section française de l’Observatoire International des Prisons

Virginie Gautron est chercheuse et maître de conférences en droit pénal et sciences criminelles à l’Université de Nantes. Elle a publié des travaux sur les politiques pénales, les dispositifs locaux de coproduction de la sécurité, la coordination police-justice. Elle travaille actuellement sur les soins pénalement ordonnés.