Gilets jaunes : ne croyez pas la télé!

Parfois, la vie du chercheur rencontre l’actualité de façon inattendue. Hier après-midi, au musée du Jeu de Paume, alors que je terminais mon intervention à la journée d’études «Les conséquences de la photographie» en évoquant l’automédiation des gilets jaunes, la séance a été brusquement interrompue et l’auditorium évacué. Quelques casseurs menaçaient de s’en prendre au musée, et avaient mis le feu à un véhicule à proximité. Nous sommes sortis par le jardin des Tuileries, un peu sonnés, rejoignant l’atmosphère émeutière et l’odeur des gaz lacrymogènes, après avoir disserté doctement du rapport au réel de la photographie.

Ma confrontation avec les événements de ce samedi 1er décembre, troisième week-end de mobilisation nationale des gilets jaunes, n’a pas été très longue. Situés non loin du centre névralgique de la mobilisation, nous avions observé pendant la journée le défilé des manifestants rue de Rivoli, et j’ai été confronté peu après notre fuite à un barrage à l’angle du quai d’Orsay et de la rue de Solférino. Assez toutefois pour constater l’écart avec les comptes rendus des journaux télévisés du soir, obnubilés par la violence et le point de vue policier, relayé sur BFMTV par un sous-fifre du ministère de l’intérieur, assurant contre toute vraisemblance que tout était sous contrôle.

Outre le génie signalétique du gilet jaune, qui crée une identification immédiate et dessine dans le paysage urbain les mouvements des groupes, comme un surligneur géant, ce qui apparaissait de manière évidente était la maîtrise de l’espace par le mouvement.

Les préoccupations de décompte du nombre de manifestants est totalement obsolète. Car l’occupation spatiale des gilets n’a rien à voir avec le regroupement en bataillon d’une foule sur une avenue. Si la métaphore guerrière pouvait venir à l’esprit, c’était plutôt dans sa dimension tactique. Malgré ou plutôt à cause des blocages policiers, la signature visuelle des gilets jaunes se déplaçait sans cesse, en petits groupes mobiles, inscrivant sa souveraineté sur le territoire parisien, franchissant la Seine sans souci des itinéraires balisés, et venant interrompre la circulation à la vitesse de l’éclair, malaisément suivie par le cordon policier.

Qu’on était loin de l’obéissance syndicale, incarnée par le respect du tracé préfectoral Bastille-Répu, et par la pression des rangées de CRS venues intimider les manifestants. Grâce à cette mobilité tactique, hier, ce qui sautait aux yeux, c’est que les gilets jaunes avaient pris Paris. Avec force, mais sans violence. Car à l’exception des points de crispation qui attiraient les caméras, dans le reste de l’espace urbain, la manifestation des gilets était plutôt bon enfant. Des visages joviaux accueillaient les demandes de franchissement des barrages, sûrs de la sympathie du public à l’égard du mouvement.

Le sentiment d’être face à une réalité totalement inédite, dans sa manière d’apparaître, sans l’encombrant folklore des banderoles et des pancartes, et dans sa gestion souveraine de l’espace urbain, s’effondrait dès la confrontation avec le miroir télévisé. La caricature des mouvements sociaux est un classique du compte rendu médiatique. Mais l’ampleur de la distorsion atteignait ici des sommets.

Comme mes amis photographes sur Facebook, aimantés par le pittoresque des situations d’affrontement et par la rassurante identification d’une figure connue – l’apocalypse sur fond d’incendie –, l’information privilégiait le schéma des violences émeutières, aplatissant l’intelligence et la nouveauté du mouvement par l’imposition du filtre de la casse. Pas étonnant qu’une mobilisation qui refuse toute médiation soit si mal traitée par les médiateurs professionnels, qui sont en réalité aussi dépassés que la police par les caractères inédits de l’action.

André Gunthert, le 2 décembre 2018

André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.