L'âne de Poutine, par André Markowicz

J’ai trouvé sur YouTube un film diffusé sur une chaîne officielle de la Russie (Rossia 24). Ça s’appelle « Le Président », et ça date de 2015. Je ne l’ai vu que maintenant, parce que je n’ai pas la télé : je n’avais pas entendu parler de ce film. Ce film est fait par un des lèche-culs les plus abjects et les plus vulgaires de la télévision russe, Vladimir Soloviov — qui s’occupe de plein de talks-show politiques. C’est un film à la gloire du «Président », — de Vladimir Vladimirovitch Poutine.

Je ne vais pas, là, maintenant, — et surtout à un public français qui n’y a pas accès, parce que le film est évidemment en russe, — vous expliquer tous les mérites de Poutine, « leader du camp conservateur de l’Europe et des Etats-Unis » (sic), depuis l’enfance jusqu’au jour d’aujourd’hui, et je ne vais pas vous redire ici toutes les façons dont Soloviov montre, en parlant lui-même, ou en faisant intervenir les amis de Poutine (mais pas tous, et loin de là), comment le Président a sauvé la Russie, comment il a redressé l’économie, comment il a relancé le patriotisme et la grandeur nationale, comment c’est un vrai fils de la Russie éternelle et orthodoxe, mais comment, en même temps, il respecte (dixit Kirill, patriarche de toutes les Russies), les autres religions, comment, surtout, il a toujours respecté la loi à la virgule près, — ce que fait remarquer Soloviov en lui demandant de confirmer lui-même au cours d’un entretien. On regarde ce film, et on est pris de nausée.

Qu’on en arrive à un tel degré de flatterie.

Qu’on en soit revenu, finalement, à l’ère de Brejnev — avec cette différence, fondamentale, que Poutine, lui, a toute sa tête, et toutes ses dents. Et qu’il laisse faire. Qu’il pense, donc, que ce degré de bassesse, finalement, ne lui fait pas de tort. Au contraire. Qu’il pense que c’est, en fait, absolument normal et nécessaire. Et nous, on regarde, épisode après épisode, et on se sent, soi-même, gêné.

Le film dure deux heures et demie, et il n’y a pas une seule critique : Khodorkovski n’a pas payé ses impôts, les Tchétchènes étaient tous des partisans de Bassaïev (pas un mot sur le pouvoir légal de Aslan Maskhadov, assassiné par les troupes de Poutine). Et les méchants manifestants de la place Bolotnaïa ont « franchi la ligne rouge » quand ils se sont mis à frapper les policiers — qui ont dû répondre. Et les méchants Géorgiens qui ont attaqué, en 2008, les Ossètes, — tout est du même acabit. Il y a, bizarrement, très peu de choses sur l’Ukraine, — si ce n’est, évidemment, les larmes de joie de toute la population russe quand la Crimée est revenue dans le giron national. Non, on vous explique même (images à l’appui) comment Poutine a commencé par jouer du piano avec un seul doigt, et Peskov, son porte-parole, raconte qu’il ne sait pas quand il a eu le temps, tout seul, d’apprendre à jouer avec, carrément, l’ensemble de ses dix doigts. Et comment, aussi, lui qui n’était jamais monté sur des patins, il a été capable, à force de travail, de jouer au hockey. Et de faire du ski : « monter-descendre, monter-descendre, pendant trois heures, sans s’arrêter, sans faire une pause »… et le résultat est clair : le président Poutine, aujourd’hui, il fait du ski. — Je n’exagère rien.

Et puis, vers la fin, Alexéï Miller, directeur général de Gazprom, explique qu’un jour il est allé, incognito, dans un monastère, et que la mère abbesse l’a reconnu et lui a dit : « vous savez, il y a de plus en plus de fidèles qui demandent des messes ou des actions de grâce en reconnaissance pour le Président de la Fédération de Russie ». Et la séquence suivante (entre 2h14.10 et 2h.16.50) évoque le premier voyage que Poutine a fait au mont Athos, en 2005. Et là, imaginez-vous, dit un moine (je transcris) :

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« Après une réception solennelle dans la capitale du mont Athos, la ville de Karyès, Vladimir Vladimorovitch [Poutine], lui-même, personnellement, a pris le volant, et il est parti vers le Monastère de Saint Pantéleïmon, et juste à la sortie, à droite, il y avait un âne d’Athos. D’abord c’est une voiture de police qui est passée, ensuite c’est moi dans ma voiture qui suis passé, et derrière moi, il y avait le Président, et, juste devant lui, cet âne, pour une raison quelconque, d’un seul coup, il s’est lancé sur la route et il s’est mis à courir au milieu de la voie, devant le Président. Lui, il essayait de le dépasser par la gauche, l’autre il allait à gauche, il essayait à droite, il prenait la droite, la situation que c’était… Et donc le Président avait compris qu’il y avait quelque chose de pas normal, et il suivait l’âne. Je vous dirai, une chose pareille, c’était du jamais vu sur le mont Athos, qu’un âne, je vous dirai, se mette à courir devant un moyen de transport, n’importe lequel, et qu’il ne laisse pas le dépasser, — tout ça, jamais on n’avait vu ça. Et quand, sur le chemin du retour, on rentrait, et que la voiture de police est passée, et que je suis passé, moi, on a vu que l’âne était resté où il était, et il regardait notre cortège, c’était comme s’il nous attendait. Et donc, on roule devant lui, et il nous laisse passer sans obstacle, on passe, et on regarde la suite. Et quand la voiture de Vladimir Vladimirovitch débouche, n’est-ce pas, du tournant, l’âne, il l’attendait, il se précipite sur la route, — et là, déjà, il y avait la voiture de police qui regardait ça, et moi aussi dans la mienne, — et il commence à courir dans le sens inverse, vers le haut, ce qui est plus dur, en montée, et là encore, pareil, au milieu de la route, devant la voiture du Président, et quand l’âne — de fatigue, ou quoi — ralentissait, Vladimir Vladimirovitch ralentissait aussi, il ne le dépassait pas, il avançait au pas. L’âne, on a vu qu’il commençait à s’essouffler, et alors, Vladimir Vladimirovitch a obliqué la gauche, il a commencé à le dépasser, il est arrivé juste à son niveau, — on filmait, depuis les voitures, — et il s’est arrêté, lui aussi, d’un seul coup, il s’est arrêté net, et pendant plusieurs minutes — je ne peux pas dire combien, je n’ai pas compté, bien sûr — ça, on l’a bien vu, qu’il ne bougeait plus. Je vous le dis honnêtement, je ne prendrais pas sur moi d’éclaircir cette affaire, mais, sans aucun doute, je veux remarquer une chose, si ça s’est produit, c’est un signe envoyé par la Mère de Dieu, la protectrice du Mont Athos, là, il y a eu un signe, je ne sais pas lequel, pour le Président, mais lui, je crois bien, il comprendra mieux que moi. »

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*Je vous jure. « Pendant plusieurs minutes », il y a cette rencontre avec l’âne. Vladimir Soloviov a considéré que cette séquence n’était pas ridicule, non — elle était diffusable, et diffusable à la fin de son film. Et il n’y a aucun commentaire : il y a ce gros moine qui raconte que l’âne galopait devant la voiture de Poutine, et que, « à son niveau », Poutine avait compris que cet âne-là était un signe de la Vierge Marie…

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Parce que, finalement, je ne ris pas. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais, la rencontre avec l’âne, elle est décisive pour Mychkine, dans « L’Idiot ». « L’âne est un homme utile et bon », dit-il… Et oui, par derrière cette scène grotesque, il y a ça : nous avons, en Russie, le nouveau Mychkine, le nouveau Christ.

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Le film de Soloviov a été diffusé, comme je l’ai dit, en 2015. Le fait est qu’en 2016, à l’occasion du millénaire de la présence des moines russes sur le mont Athos, Vladimir Poutine y revenu, en compagnie du patriarche de toutes les Russies (l’argent russe y coule à flots aujourd’hui). Au cours d’une cérémonie, on l’a fait asseoir sur le trône des empereurs de Byzance. J’en parle, parce que ce n’est pas anecdotique du tout. L’Empire russe s’est toujours proclamé comme la « Troisième Rome ». Nous sommes revenus au temps de cet empire.

Ça mène à tout, les ânes.

André Markowicz, le 29 janvier 2018
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.