Macron-économie (partie 2) : Macron comme point d’orgue de la revanche du patronat
Après avoir montré comment la spécificité de Macron réside dans un art consommé du storytelling (cf. partie 1), Frédéric Farah remonte le fil de l’histoire économique française qui conduit à l’actuel président de la République, en passant par les trahisons historiques de la gauche socialiste.
Le programme de Macron appelle des comparaisons, notamment avec celui de Gerhard Schröder. Quand le leader du parti social-démocrate a mis en œuvre les réformes Hartz, on comptait 4 millions de chômeurs en Allemagne. Peut-on poursuivre le parallèle ?
Effectivement, pour comprendre, il faut remonter à l’arrivée au pouvoir de Schröder en 1998. Le nouveau chancelier doit faire face à la réunification allemande qui coûte très cher. La France, à l’époque, est le premier exportateur en Europe. De 1986 à 2004, nos excédents commerciaux font rêver la terre entière ! Nous sommes la locomotive en Europe, avec le meilleur taux de croissance, tandis que l’Allemagne est présentée comme l’homme malade de l’Europe pendant toute la décennie 1990. Et Gerhard Schröder se dit : « on va faire quelque chose de génial pour gratter notre voisin ». Tout cela de manière très organisée. Et comme on va être les seuls à mettre en œuvre cette politique, on va gagner la partie.
Comment s’organise cette politique allemande à l’époque ?
Tout d’abord, on recrée le mark dans l’Euro, mais sans les inconvénients du mark. Deuxième point, on effectue des coupes sombres dans l’Etat social et on réforme le marché du travail. On favorise la modération salariale, on réduit les coûts de production, en s’appuyant sur la qualité allemande et une industrie positionnée sur le haut de gamme. Et pour que cela coûte encore moins cher, on délocalise des pans entiers de la production en Allemagne de l’Est, qui est le parent pauvre de l’Allemagne réunifiée, mais aussi dans les pays d’Europe centrale et orientale, débarrassés de la présence soviétique. Comme l’Allemagne est la seule à mettre en œuvre ce cocktail choc, cela se fait au détriment de la France, puisque à l’époque, nous sommes le premier partenaire commercial de l’Allemagne.
Mais quel rôle a joué l’Euro dans tout cela ?
A l’époque du mark, quand il y avait une forte demande de biens libellés dans cette devise, le mark grimpait. Il devenait trop cher pour les Allemands, alors qu’avec l’Euro, on n’a pas à craindre ce phénomène. Cette « stratégie du passager clandestin » (1) au détriment des autres a tellement bien marché, qu’à partir de 2004, la France commence à rentrer dans l’ère des déficits.
Vous expliquez que la France, avec l’aval de l’Union européenne, a donné la priorité à l’austérité plutôt qu’à l’emploi ?
C’est évident. Il faut comprendre quelque chose d’absolument essentiel. Dans cette histoire, il n’y a aucune rationalité économique. Quand vous lisez la littérature économique et des prix Nobel comme Stiglitz ou Krugman, des gens de ce calibre-là, ils vous expliquent que toutes ces règles européennes -l’interdiction de dépasser 3% de déficit ou les 60% d’endettement public (2),- sont des règles complètement fantasques qui ne correspondent à aucune réalité. Parce qu’en économie, il n’y a jamais eu de consensus parmi les économistes pour montrer que si la dette dépasse tant de % c’est une catastrophe.
Pourquoi alors cet acharnement à coller à ces indicateurs ?
En fait, tout le monde fait de la « créativité comptable » et trafique les chiffres. Sauf que quand vous êtes l’Allemagne, en 2003/2004, on vous modifie le pacte de stabilité en introduisant la notion de « circonstances exceptionnelles ». Alors que quand vous êtes les Grecs, on vous tabasse. Mais les Grecs, c’est 2% du PIB européen, alors que l’Allemagne en représente 28%. Le PIB de la Grèce, en 2009, est celui des Hauts-de-Seine. Vous avez encore plus petit : les Croates, avec 0,23% du PIB européen. Alors pourquoi s’acharner à respecter ces indicateurs, que personne ne respecte en fait ? J’y vois ce qu’on appelle « l’effet de réputation » (3). C’est-à-dire qu’il faut faire aussi bien ou mieux que son voisin, même si cela vous coûte très cher. L’étalon de valeur là-dedans, c’est l’Allemagne. En gros, il faut travailler sa réputation, dire qu’on est sérieux, alors qu’on sait très bien que ces réformes ne marchent pas. Et même qu’elles sont délirantes et conduisent à l’échec.
Comment ça, on le sait très bien ?
Personne n’est dupe. Quand vous n’avez que des indicateurs au rouge, c’est évident. En 1992, l’OCDE publie un texte expliquant que plus on fera de la flexibilité, mieux ce sera économiquement, en termes d’emploi. En 2004, la même OCDE publie un rapport disant qu’après vérification, il n’y a pas de lien positif entre flexibilité et créations d’emploi. Si on était un peu intelligents, on arrêterait. Mais on s’en fiche. Comme ce sont les plus vulnérables, ceux qui ont le moins voix au chapitre, qui supportent ces politiques, on continue. Quand vous lisez le rapport du parlement européen de février 2014, qui explique que ce que la troïka (4) est en train de faire est une catastrophe, que l’Eurogroupe n’est pas légitime pour faire ce qu’il fait, si on était dans une démocratie qui fonctionne, on arrêterait tout séance tenante. Ce qui fait qu’aujourd’hui, l’Union européenne est l’homme malade de la mondialisation, qu’elle a fait le choix de privilégier l’austérité et fait porter sur les plus vulnérables - les jeunes, les moins qualifiés-, le poids de sa politique. Donc, le chômage a explosé. Aujourd’hui, on nous dit : « regardez la croissance revient, on crée des emplois ». Mais la croissance, actuellement, c’est 1,4%. L’arnaque, c’est qu’en fait, on n’a jamais retrouvé les niveaux d’activité, de croissance et de création d’emplois qui étaient ceux d’avant la crise.
De quand datez-vous la crise ? Parce qu’une crise qui dure depuis plus de 30 ans, est-ce que ça ne finit pas par devenir un modèle économique en soi ?
Contrairement aux autres crises du passé, par exemple la crise des années 1970, on ne nous a jamais indiqué quand la crise actuelle est censée s’être terminée. Dans les années 30, la production s’était effondrée partout, alors que dans les années 1970, la croissance a continué, mais plus lentement. On a parlé de stagflation (5). Cette stagflation a permis une revanche du patronat absolument extraordinaire. C’est le grand moment de la revanche.
La crise a donc une utilité pour certains ?
Entre 1969 et 1982, on a été dans une situation que certains politistes ont appelée « l’ingouvernabilité des sociétés occidentales » et particulièrement européennes. Partout où vous regardez en Europe, à ce moment-là, on observe une contestation parfois violente de l’ordre économique et politique : les Brigades rouges en Italie, Action directe en France, la bande à Baader en Allemagne. Avec des mouvements sociaux extrêmement répétés, des grèves, une contestation du taylorisme, etc. Dans le même temps, on observe une montée de l’inflation, avec ce qu’on a appelé la spirale salaires-prix, les salaires étant indexés sur les prix. Il y a eu alors une espèce d’inquiétude dans le haut patronat.
Comment se traduit cette inquiétude dans les faits ?
En France, quand la relance de 1981/1982 échoue, on voit apparaître, dans le discours économique et politique, le thème de la contrainte extérieure. On va alors prétendre que cette inflation folle ne peut plus durer, qu’elle est en train de tuer notre économie et qu’il faut mettre en œuvre une politique de « désinflation compétitive » (6). C’est le début de l’austérité, avec modération salariale et franc fort. C’est à ce moment-là qu’on se convertit monétairement à l’Allemagne. On décide de modérer la dépense publique. Vous observez alors qu’entre 1982 et 1992, cette période que j’appelle la revanche du patronat, la part des salaires dans la valeur ajoutée recule de dix points.
Comment cette politique d’austérité est-elle devenue un impératif prioritaire ?
La crise et la contrainte extérieure vont servir d’éléments de modération salariale. On explique que, compte tenu du contexte mondial, il est désormais impossible d’accorder des augmentations de salaire. Le deuxième instrument de discipline, beaucoup plus puissant pour y parvenir, c’est l’Union européenne. Elle va devenir l’instrument de discipline des revendications salariales. C’est pour cela que l’euro, quand on arrive vers la fin de la décennie 1980, n’est pas une monnaie mais, avant toute chose, une méthode de gouvernement.
L’euro serait une méthode de gouvernement ? Mais comment et pourquoi ?
Ce qui est extrêmement intéressant, c’est que nous ratifions du bout des lèvres Maastricht en septembre 1992. Dans le package de Maastricht, il y a l’obligation de réduire la dette à moins de 60% du PIB et de faire passer le déficit sous la barre des 3%. C’est à ce moment-là qu’on nous explique qu’il faut contenir ce qui est le cœur de notre dépense publique, c’est-à-dire les dépenses sociales. C’est pourquoi, à l’été 1993, un an après avoir ratifié Maastricht, vous avez la réforme des retraites Balladur. Le cœur du réacteur il est là. Dans la même fournée, vous avez en 1997 la loi Treu en Italie, qui flexibilise le marché du travail, renforcée en 2003 par la loi Biaggi. La réforme Schröder s’inscrit dans la même dynamique. Le calendrier de Schröder en 2002, c’est de mettre l’Allemagne à cette heure européenne.
L’Europe serait directement responsable de cette remise en cause de l’Etat providence ?
Depuis le marché unique, l’Union européenne a laissé les capitaux circuler librement. Dès 1990. Alors que les institutions de la protection sociale sont, elles, rivées à un territoire. La bataille devient donc déséquilibrée. Parce que le capital, les marchés financiers et les grandes entreprises disent : « si tu ne me fais pas un régime fiscal favorable, j’irai chez les Irlandais qui proposent un impôt sur les sociétés à 12% et demain chez les Lettons qui proposent encore moins ». Donc, l’ajustement se fait sur l’élément qui bouge le moins vite, c’est-à-dire la protection sociale et les salariés. C’est à ce moment-là que va naître dans le discours public, une logique que j’appelle le « compétitivisme ». On va mettre l’accent sur la compétitivité des entreprises en expliquant que c’est indispensable avec la mondialisation. Comme si la mondialisation venait dans votre salon vous expliquer son programme. A ce moment-là, on insiste sur le fait qu’il faut alléger la protection sociale parce que sinon la compétition n’est pas possible. On prétend qu’on ne peut plus jouer sur le levier des cotisations comme on le faisait dans les années 1970/1980, parce que cela va tuer le coût du travail. La conséquence pour les retraites, c’est qu’on va vous faire travailler plus longtemps, avec des retraites moins généreuses.
Comment expliquer le rôle joué dans toutes ces réformes par la gauche depuis 1983 ?
Au bal des salauds, la gauche écrase tout le monde. Refaisons le chemin ensemble et partons de l’échec relatif de la relance en 1983. Il y a alors une bagarre entre deux groupes. La deuxième gauche, autour du tandem Rocard/Delors et des cathos de gauche, qui veulent, selon leurs termes, « faire l’Europe et rentrer dans la modernité ». Face à ce bloc, vous avez la gauche du CERES de Jean-Pierre Chevènement et une partie des communistes. Pour ces derniers, il faut sortir du système monétaire européen, car si on maintient le franc fort, on va sacrifier notre industrie. Pour Rocard et ses amis, l’industrie c’est fini : on rentre dans l’ère des services. C’est un autre monde, l’Europe c’est l’avenir, etc. Et le clan Chevènement qui défendait une industrie forte, perd la bataille. Comme Mitterrand connaissait l’économie à peu près comme je connais la physique nucléaire, la gauche abandonne le discours économique traditionnel qui était le sien.
Mais l’Europe est-elle seule responsable ? La classe politique française a elle aussi joué un rôle dans ce tournant libéral, non ?
Précisément, il y a un tournant qu’il ne faut jamais oublier, c’est le discours de politique générale de Fabius en 1984. Ce discours de Fabius, plus jeune premier ministre à l’époque, c’est Macron avant Macron. Il substitue l’idée de modernisation à cette vieille lune de gauche qu’était le progrès. Il est le premier à dire qu’il faut réconcilier les Français avec l’entreprise. La gauche va alors progressivement se droitiser économiquement, elle va accompagner et amplifier la libre circulation des capitaux, avec la grande loi du crédit de 1984, les accords pour faire de Paris une grande place financière et ainsi de suite.
Et le rôle joué par Mitterrand, dont on sait qu’il ne s’intéressait guère à l’économie ?
Mitterrand va trouver deux idéologies de substitution : l’Europe avec la célèbre adresse aux jeunes Français : « tu as une patrie la France, un avenir l’Europe ». Le deuxième élément de substitution, c’est la promotion élyséenne de « Touche pas à mon pote », avec Harlem Désir, qui est l’œuvre de Julien Dray et de Jean-Christophe Cambadélis. On a à la fois l’affairisme le plus épouvantable avec Tapie ministre de la ville et l’idéologie multiculturelle bien sympathique avec Harlem Désir. Et de l’autre côté, l’Europe. Non seulement on capitule devant le capitalisme et la logique de classe, mais on embellit ce renoncement avec des idéaux de substitution.
Mais l’irruption du fait multiculturel n’est pas nécessairement une catastrophe en soi ?
Cela aurait pu être génial. Sauf que comme les socialistes n’ont pas arrêté de jouer avec le FN d’une manière très ambiguë -et Mitterrand au premier chef-, qui, en 1986, pour éviter une défaite cinglante face à la droite met en place la proportionnelle qui ramène 36 députés FN, pour s’assurer que le RPR n’ait pas de majorité solide. Et celui qui va devoir solder ces deux idéaux de substitution mitterrandiens qu’on a pas su rendre efficaces et réels, c’est Hollande. L’avenir européen paraît de plus en plus problématique, puisque l’Union européenne crée la concurrence de tous contre tous. Ce qui fait qu’il y a toute une partie du territoire français de vieille industrie qui est en train de crever et qui se jette dans les bras du FN. Quant au multiculturalisme, on n’a pas su le traduire dans une vraie politique de la ville, ni des politiques d’intégration satisfaisantes. On se retrouve avec une fragmentation de la société, des formes de communautarisme, des tensions, de l’islamophobie, ce genre de choses. Cet espèce de rêve multiculturel de « Touche pas à mon pote », est devenu « ôtes-toi de là que je m’y mette ».
Hollande soldant le projet mitterrandien ?
Ces deux matrices mitterrandiennes devaient masquer le fait qu’on se rendait pieds et poings liés au capitalisme, alors que pendant 30 ans on a tu le fait que c’était cela qui tenait lieu d’idéologie de substitution. Dans une société française complètement tétanisée par ces attentats terroristes, beaucoup de gens sont devenus extrêmement frileux sur ces sujets, parce qu’ils ne comprennent pas que ces gens qui sont nés chez nous nous tirent dessus. On croyait qu’on avait créé une société qui intègre mais ça ne marche pas. Une Europe qui devait nous protéger et qui ne nous protège pas. Et les deux machins de Mitterrand, dont Hollande était l’héritier, puisqu’il a été secrétaire général du PS auprès de Mitterrand, se cassent la gueule.
L’Etat lui-même semble avoir été privatisé…
Nous vivons à l’heure d’une vaste dépossession démocratique. Pour saisir ce qui se passe, il est absolument essentiel d’en prendre conscience. On a non seulement des élites qui veulent écrire la loi, mais on assiste aussi, à travers la victoire de Macron, à un gouvernement par les minorités. Pas au sens culturel, évidemment, mais les mots ont été pervertis. Je m’explique. Prenez l’arithmétique électorale. Macron fait 66% contre Madame Le Pen, mais cela ne représente que 46% des inscrits. Vous prenez ces 46%, vous en enlevez un paquet qui ont voté pour faire barrage au FN, il reste à peu près son score du premier tour, c’est-à-dire 23 à 25%. Cela forme une minorité. On y retrouve la France qui travaille dans les grandes métropoles, qui s’inscrit dans les échanges mondiaux, et qui s’en tire plutôt bien. Une France qui a entre 25 et 34 ans, ou plus, qui appartient le plus souvent à la catégorie des cadres ou des professions intermédiaires, mais surtout des cadres. Or les cadres ne représentent que 15% de la population active, ce sont donc des gens que j’appelle des minorités. Ils vivent dans les grandes métropoles régionales, Lille, Nantes, Rennes, Lyon, Paris, et, parce qu’ils savent se mobiliser et se structurer, arrivent à porter au pouvoir leur candidat. Si vous additionnez les vois de Mélenchon, Le Pen, et les autres -des votes qui ne s’additionnent pas bien entendu et je mets de côté Fillon-, on retrouve la France du non de 2005 qui est majoritaire.
Comment des gens qui, sociologiquement sont minoritaires, arrivent-ils au pouvoir ?
Il faut revenir à Bourdieu. Ces groupes sociaux représentés par Macron disposent d’un capital symbolique et donc d’une capacité à produire une vision du monde -économique, politique et culturelle-, à la faire partager et même à la rendre majoritaire. La seule classe qui reste, au sens où l’entendait Marx, c’est-à-dire une classe consciente d’elle-même, c’est toute une fraction de la haute bourgeoisie. Monsieur Macron, et les autres, ont des relais que la classe ouvrière n’a pas. La sociologie nous l’a dit mille fois et de toutes les façons : la classe ouvrière est nombreuse mais invisible. Sur les 577 députés présents à l’assemblée avant les législatives de juin 2017, il n’y en a qu’un qui était ouvrier dans le bâtiment. Or ces groupes les plus nombreux sont soit dispersés, soit se retrouvent au Front national, même s’il y a aussi la France insoumise. Alors que les groupes dominés, qui autrefois avaient un parti, le PCF, qui relayait leurs intérêts, avec une CGT forte et toute une constellation d’associations, tout cela a complètement éclaté. Donc on a d’un côté les plus nombreux qui sont extrêmement dispersés et de l’autre les minorités plus organisées, avec la France des métropoles et les cadres. Pourquoi à Paris, Macron fait-il des scores de dingues ? Tout simplement parce que les cadres ne représentent que 15% de la population active, mais que 43% d’entre eux habitent à Paris ou en région parisienne.
On pense à cette citation du milliardaire américain Warren Buffet : « la guerre de classe existe et c’est ma classe, celle des riches, qui est en train de la gagner »…
En des termes très simples, c’est excellemment résumé. Pour une raison simple : l’Union européenne, les politiques économiques telles qu’elles sont organisées, c’est une déclaration de guerre du capital à l’égard du travail.
L’économie n’est donc pas une science, comme on aimerait nous le faire croire ?
Bien sûr que l’économie est politique. C’est de la politique qui « continue par d’autres moyens ». Ce qui me conforte dans ma thèse, c’est la mésaventure de Varoufakis à l’Eurogroupe. Quoi qu’on pense du personnage, son témoignage c’est de l’or en barre. Varoufakis est un universitaire bon teint, un économiste avec des thèses, des prix et tout ce qu’on veut. Donc, Varoufakis, croyait naïvement que quand il arriverait devant les autres dirigeants européens, il allait faire une démonstration économique. Et que ses petits camarades européens allaient l’écouter et se ranger à ses opinions. Parce qu’il allait leur expliquer par le menu que la politique économique, telle qu’on la voulait pour la Grèce, était un contresens économique. Mais Varoufakis explique avec stupeur que personne ne l’a écouté. C’est extrêmement significatif. Comme on est dans l’ordre du politique et qu’il y avait trop d’intérêts et de conflits en jeu, il aurait pu expliquer avec tous les graphiques économiques de la terre que tout cela n’avait pas de sens, cela n’aurait servi à rien. Parce que la question était d’ordre politique et que peu importait la démonstration. Pour moi, on est dans l’ordre de l’intérêt, de la classe, de l’affrontement idéologique. Croire que l’économie est une science autour de laquelle les uns et les autres vont s’entendre en concluant que l’austérité conduit dans le mur, ça n’arrivera jamais.
L’économiste Jacques Généreux, qui a produit le programme économique de Jean-Luc Mélenchon, parle de la « déconomie ». Il explique qu’il y a un biais cognitif qui fait que ce sont les théories économiques les plus fumeuses qui triomphent. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Généreux a raison. Je suis d’accord avec lui que l’économie standard telle qu’on la propose est profondément déconnante. Mais en même temps, combien de rapports ont été produits depuis des années démontrant que ces politiques accroissent les inégalités et en plus ne fonctionnent pas ?
Vous pensez à ce rapport du Fmi qui reconnaît qu’il est plus rationnel, pour booster la croissance, d’augmenter le revenu des pauvres et des classes moyennes plutôt que celui des riches, par exemple ?
Est-ce que cela entraîne une inflexion de cette politique ? Non. L’OCDE explique qu’il n’y a aucun lien entre la flexibilité du marché du travail et la création d’emplois. Est-ce que ça change quelque chose ? On explique que la pauvreté en Allemagne n’a jamais autant augmenté. Là encore ça ne change rien. Parce qu’en fait ces espèces de croyances un peu folles, qui voudraient que la raison triomphe, et que tout le monde se mette autour de la table en disant « excuse-moi, je me suis trompé, j’ai cru à des choses fausses, maintenant passons à autre chose », ça n’arrivera jamais. Parce qu’on est dans l’ordre de l’intérêt. Observez la crise économique de 2008. Il y a une France qui a vu son revenu diminuer, surtout les classes intermédiaires et les plus pauvres, alors que d’autres ont vu leurs revenus croître. Depuis la crise des subprimes, la richesse américaine s’est encore davantage concentrée dans les mains de quelques-uns au détriment des pauvres. On voit bien que des groupes sociaux organisés récupèrent la richesse créée et font en sorte que ce soit les autres qui supportent les ajustements.
Est-ce que ce n’est pas pire qu’en 1929, parce qu’à l’époque, on pouvait toujours croire qu’au moins un ou deux patrons se jetteraient par la fenêtre parce qu’ils étaient ruinés ? Alors qu’en 2008/2009, ce sont les peuples qui mettent la main à la poche pour sauver les banques ?
On retrouve ce que disait Marx au 19e siècle : la devise du capitaliste c’est « après moi le déluge ». Qu’est-ce qui fait que la crise d’aujourd’hui n’atteint pas les proportions des années 30, même s’il y a un chômage élevé ? Si nos économies n’ont pas plongé dans la déflation, c’est parce que l’Etat social a joué un rôle d’amortisseur depuis toutes ces années. Pour rendre les choses parfois plus supportables. Mais aujourd’hui, ce qui est évident, c’est que cette crise -c’est la force des récits et des discours qui sont répandus dans les médias-, a été présentée non pas comme une crise classique du capitalisme, qui provoque des bulles spéculatives, mais comme le fruit d’un Etat social trop généreux, trop dépensier. Avec une solution toute indiquée, l’austérité. Et Macron n’a évidemment pas pour programme de renverser la vapeur. Au contraire, son programme est d’avancer encore plus dans cette voie.
Véronique Valentino, le 5 juin 2017
(1) En sciences économiques et en sociologie, le terme « free-rider » (parfois traduit en français par « stratégie du passager clandestin »), désigne le comportement d'une personne ou d'un organisme qui obtient et profite d'un avantage sans y avoir investi autant d'efforts (argent ou temps) que les membres de ce groupe ou sans acquitter leur juste quote-part ou le droit d'usage prévu.
(2) Les pays membres de la zone euro ont accepté de limiter leur souveraineté et se sont engagés mutuellement à contraindre leur politique budgétaire et en particulier leurs déficits par un ensemble d'actes juridiques intitulés pacte de stabilité et de croissance (PSC).
(3) Le risque de réputation, ou risque d'image, correspond à l'impact que peut avoir une erreur de gestion sur l'image d'une organisation, la réputation étant un actif stratégique.
(4) La troïka désigne les experts de la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international, chargés d'auditer la situation économique grecque.
(5) La stagflation désigne une situation économique qui s’accompagne d’une croissance économique faible ou nulle et d'une forte inflation, comme cela s’est produit à la fin des années 1970.
(6) « La déconomie » est le titre d’un livre de Jacques Généreux publié début 2017. Il y explique que l’empire de la bêtise surpasse celui de l’argent.
Retrouvez la première partie de cette interview parue le vendredi 2 juin dans l’Autre Quotidien, « Macron ou le triomphe du storytelling » :http://lautrequotidien.fr/aujourdhui/2017/6/1/introduction-inquite-la-macron-economie-partie1-macron-ou-le-triomphe-du-storytelling
« Introduction inquiète à la Macron-Economie » de Thomas Porcher et Frédéric Farah, 2016, 105 p., Edition Les petits matins.