Macron ou le triomphe du storytelling

Membre du collectif des économistes atterrés, qui conteste l’orthodoxie libérale, Frédéric Farah a publié en 2016, avec Thomas Porcher, une « Introduction inquiète à la Macron-Economie ». Dans cet entretien que nous publions en deux parties, il explique comment le programme de Macron n’est jamais que le vieux libéralisme économique et idéologique, passé à la moulinette 2.0 et servi par un storytelling particulièrement efficace.

Qu’appelez-vous la Macron-économie, puisque c’est le titre de votre livre ?

Frédéric Farah : La Macron-économie [jeu de mots sur macroéconomie (1)], c’est un ensemble de principes et de représentations du monde assez simples : une confiance totale dans le marché et sa capacité à produire de la richesse ou à régler des déséquilibres comme le chômage. Derrière, il y a cette confiance inébranlable dans la concurrence pure et non faussée, l’idée que plus on ouvre le marché à la concurrence, mieux on se porte. Avec, pour corolaire, la déréglementation des professions réglementées (taxis, notaires, pharmaciens, avocats). Derrière ces principes, on retrouve cette idée éminemment libérale que la société n’existe pas, qu’elle n’est qu’une addition d’individus et qu’il faut donner à ces individus des moyens divers pour pouvoir profiter au mieux de la compétition économique. Au cœur de cette représentation du monde, il y a donc la concurrence de tous avec tous. Une concurrence qui oppose des individus possédant un capital humain qu’il faut faire croître.

C’est effectivement une conception libérale de la société qui n’est pas nouvelle. Que lui apporte Macron de neuf ?

Macron lui-même et son art du storytelling. Car la réussite de celui qui porte cette idéologie -celle de Monsieur Macron et son accession à la présidence de la république-, sont présentés comme la réussite d’un homme audacieux, qui a réussi son pari. Alors qu’en fait cette réussite est collective. Elle est liée à la mobilisation d’une partie des médias, de l’industrie, de la haute administration et de la finance. C’est une mise en marche -c’est le cas de le dire- d’un ensemble d’acteurs qui se sont mobilisés pour que cet individu réussisse et pour que cette réussite apparaisse comme la fiction d’un individu venu de nulle part, qui serait hors système. Tout ça c’est le vieux corpus de l’idéologie libérale, qui retrouve une actualité 2.0, avec Internet et les réseaux sociaux en plus.

Votre livre est conçu à partir d’un certain nombre de phrases prononcées par Emmanuel Macron, qui semblent relever du bon sens, mais dont vous montrez qu’elles ne reposent sur rien. Avec au premier rang cette « passion française de l’égalité » qui minerait notre économie. Qu’en pensez-vous en tant qu’économiste ?

Il y a effectivement cette idée que si la France va mal, c’est parce qu’elle serait hantée par l’idée de l’égalité et que cela minerait notre dynamisme et notre compétitivité. Ce sont des discours très chics qui font bien dans les dîners en ville. En fait, la perversion de ce discours libéral -et Monsieur Macron est très habile pour le conduire-, c’est qu’il fait bon marché d’une société qui est aujourd’hui totalement inégalitaire. La devise française liberté-égalité-fraternité est un idéal qui peine à exister. Car ce qui mine la société française, ce sont trois décennies d’accroissement des inégalités de revenu, de patrimoine, d’accès aux services publics, à la santé, à l’éducation, etc. Aujourd’hui, 10% des ménages concentrent à eux seuls 48% de la richesse nationale. Je ne suis donc pas certain qu’on puisse penser que c’est l’égalité qui nous tue. Derrière cette volonté affichée de réformer le système pour le rendre plus égalitaire, il y a, en fait, l’objectif de le dénaturer, puis de le liquider.

Le point central du discours de Macron, c’est la flexibilisation du marché du travail et les derniers verrous qu’il faudrait faire sauter. Pourquoi cette insistance sur la flexibilité ?

Aujourd’hui, en France, on est obsédé par la réduction du coût du travail et par l’idée qu’il faut rendre les licenciements plus faciles pour accroître notre compétitivité. Avant, on essayait de récupérer en compétitivité grâce à la politique monétaire. On avait une monnaie, le franc, qu’on pouvait dévaluer. C’est ce qu’on appelait une dévaluation compétitive et celles-ci permettaient de récupérer un peu d’air frais. Prenons un exemple historique très classique. Comment l’Etat français démine-t-il le mai 1968 ouvrier ? Suite aux manifestations monstre des ouvriers en 1968, l’Etat gaulliste négocie les accords de Grenelle, transforme le Smig en Smic (2) et accorde des augmentations de salaire aux grévistes. L’année d’après, le franc est dévalué de 15%. Comme nous ne pouvons plus nous permettre cela, puisque la monnaie ne nous appartient plus, la flexibilité n’existe plus du côté monétaire. Il faut la récupérer sur le marché du travail. L’idée c’est que si on intervient moins sur le marché du travail et qu’on laisse les mécanismes de concurrence jouer entre les salariés et des entreprises, que celles-ci peuvent licencier et s’organiser comme elles veulent, ça fera du bien à tout le monde. C’est cela la Macron économie. C’est croire que plus on laisse le marché fonctionner comme dans une espèce de modèle théorique et plus cela profite à chacun.

Vous laissez entendre que la baisse des coûts de production, qu’on ne peut plus obtenir par la dévaluation de la monnaie, on l’obtiendrait dorénavant par la baisse des salaires ?

Par la baisse des salaires ou la modération salariale. Et quoi de mieux pour modérer les salaires qu’un chômage élevé, la multiplication des CDD et toutes les réformes qu’a connues le marché du travail ces dernières années ? Les salaires sont regardés essentiellement comme un coût qu’il faut réduire. Et non comme un revenu qui va permettre à des gens d’acheter des choses, donc de faire fonctionner la machine économique. Et qui pousse à aller plus loin encore dans la flexibilité ? L’Union européenne. Il suffit, par exemple, de prendre les recommandations du semestre européen pour février de cette année et de les mettre en lien avec le programme de Monsieur Macron.

De quoi parlez-vous ?

Ce document qui s’inscrit dans un cycle de coordination des politiques économiques et budgétaires au sein de l'UE, explique aux membres de la zone euro ce qu’il serait bon de faire pour donner un coup de fouet à leur économie. C’est la feuille de route. Dans ce document, qui ressemble à un bulletin scolaire distribuant les bons et mauvais points aux Etats européens, vous trouverez tout un tas de mesures à prendre qui vont dans le sens de la flexibilité : réduire l’indemnisation du chômage, décentraliser la négociation sociale au sein de l’entreprise, la loi El Khomri, la loi Macron, et tout son programme, tout est là.

Que penser de ce cette idée récurrente selon laquelle le Code du travail serait un frein à l’embauche, parce qu’il est trop épais ?

Si le Code du travail est devenu si épais, c’est d’abord le résultat de la déréglementation et des dérogations aux règles. On a multiplié les lois sur le travail de façon totalement inconséquente. Avant, par exemple, on avait une règle générale qui était que le dimanche on ne travaille pas. Cela correspondait à un unique article du Code du travail. A partir du moment où vous commencez à y introduire telle dérogation, à tel moment de l’année, en fonction de ci ou cela, cela crée de la confusion et le Code du travail devient illisible. Comme le travail législatif, de législature en législature, est de plus en plus de mauvaise qualité -ce qu’on ne dit pas-, et comme on additionne des lois entre elles sans véritable logique, vous avez à la fin un embrouillamini illisible. Cela donne du boulot aux tribunaux et aux avocats en droit social. En fait, à force de dérogations et d’ajouts divers, vous minez le Code du travail pour mieux conclure que si ça ne marche pas, c’est parce que il y a des rigidités. Ce qui est un excellent moyen de détruire le droit du travail.

Pour Macron et ses partisans, le statut de la fonction publique serait également un frein à l’activité économique. Or, vous insistez sur son importance, ce qui va à rebours là encore des idées reçues…

A peine arrivé à l’Elysée, Macron veut introduire un « spoil system » à l’américaine. Aux Etats-Unis, quand une nouvelle administration républicaine ou démocrate arrive au pouvoir, il y a des milliers de postes -des postes stratégiques et importants ayant fait l’objet d’une nomination par l’ancienne administration-, qui sont remplacés à l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe. Monsieur Trump, par exemple, a dû renouveler 4000 postes. Les directeurs de tout un tas d’administrations dont on ne connaît pas forcément les noms à la télé doivent plier bagages. Macron veut lui aussi renouveler les directeurs à la tête des différentes administrations et faire en sorte qu’ils dégagent après son arrivée au pouvoir. En France, ce n’est pas notre tradition. Il y a certes des postes qui sont éminemment politiques, mais il y a aussi tout un tas de gens qui sont nommés pour plusieurs années et qui ne devraient pas partir. Quand Hollande est arrivé au pouvoir, il a eu l’impression de trouver une administration qui ne lui était pas toujours favorable, parce qu’il y avait, à pas mal de postes, des gens nommés par Nicolas Sarkozy. Hollande a fait avec et les a laissés en poste. Macron lui veut dégager ces gens-là, pour s’assurer des collaborateurs qui lui soient fidèles et qui acceptent tout ce qu’il demande, comme les députés qu’il veut faire élire à l’assemblée.

Pourquoi faudrait-il défendre ce statut de la fonction publique ? Est-ce si important ?

Le statut de fonctionnaire doit normalement vous protéger des ingérences du politique et vous permettre de ne pas être à la merci de votre employeur, alors que vous assurez une mission qui n’est pas la même que de vendre un bien sur un marché. Les fonctionnaires assument des missions de service public. Il faut absolument garantir ce statut de la fonction publique, pour qu’ils ne soient pas à la merci de leur employeur, que ceux-ci n’aient pas de prise sur eux dans une logique politique et éviter qu’on ait une fonction publique aux ordres. C’est un mode de gouvernement à la française -le mot gouvernance ne veut rien dire-  qui s’appuie sur une fonction publique dont on attend à la fois de la loyauté, mais aussi une forme de fidélité et d’intégrité. Avec un modèle français qui s’appuie sur un ensemble de services publics, dans lequel l’Etat joue un rôle à la fois d’entrepreneur mais aussi d’administrateur. Ce modèle qui s’est formé au lendemain de la guerre avec le statut de la fonction publique est en train d’être dégagé. Le dynamitage a déjà commencé. Macron vient amplifier le mouvement. Il s’inscrit dans une dynamique déjà en marche.

Est-ce que le programme de Macron concernant l’Education nationale n’est pas l’exemple même de ce dynamitage de la fonction public, avec des établissements qui seront demain autonomes dans leur recrutement ?

C’est ce qu’on a fait à l’université, même si ça a généré une pagaille sans fin : prendre le modèle du privé, de l’entreprise, comme une espèce de modèle de référence et faire d’une école une petite PME. Avec son boss, qui va recruter comme il veut. On n’aura plus le classqiue rapport de fonctionnaire à administration. Les enseignants seront recrutés comme on recrute des salariés de droit privé. Or, ce statut de fonctionnaire des enseignants protège la liberté pédagogique. Parce que le proviseur étant le représentant de la hiérarchie dans un lycée ou un collège, s’il y a conflit, l’enseignant peut toujours faire appel à l’inspecteur ou au rectorat. Si demain vous recrutez Tartempion qui vient de Pôle emploi, c’est un tout autre rapport qui s’instaure. Et puis le proviseur a peut-être une compétence administrative, mais que sait-il de l’enseignement de la matière en question ? Ou de la maîtrise de la pédagogie ? Comment évalue-t-on les performances scolaires ? Est-ce qu’on ne va pas entrer dans une espèce de folie du calcul avec des indicateurs de performance et autres ? Cette logique vise là encore à mettre en concurrence les établissements. Par exemple, je vais recruter une super équipe d’enseignants performants, alors que toi à côté tu n’auras que des tocards ; nous serons les meilleurs et au final, tu devras faire comme moi.

Une fois qu’on recrute les meilleurs dans les bons établissements, la situation est mûre pour fixer les salaires. C’est cela qui est en ligne de mire ?

L’organisation de l’enseignement tel qu’il est aujourd’hui, avec les temps de service que l’on connaît, tout cela est dans le viseur. Je pense qu’à terme on va demander à ce que le temps de présence des enseignants s’allonge, avec de vagues compensations salariales. Alors que le corps professoral du secondaire a déjà perdu, depuis 1980, un pouvoir d’achat considérable. Ce qui explique pourquoi, dans certaines disciplines, le recrutement se fait de plus en plus difficilement. C’est un métier qui, pour reprendre un terme à la mode, a connu un profond déclassement.

Toujours au chapitre des idées reçues du « macronisme », il y a cette « préférence pour le chômage ». Le rôle de Macron n’est-il pas de préparer une transition vers un autre modèle de société, dans lequel la France sortirait du chômage de masse, mais avec énormément de mini-jobs, de contrats « zéro hour » (3) et d’entrepreneurs pauvres ?

La version à l’allemande ou à la britannique de ce modèle, c’est ce que j’appelle « la société du plein emploi indigne ». Il ne suffit pas d’avoir un emploi, il faut aussi regarder la qualité de celui-ci. D’où la carotte et le bâton. Qui consiste à proposer deux emplois et, si tu refuses, on te sanctionne et on te prive de tes allocations chômage. On va donc continuer à nourrir la machine à fabriquer des travailleurs pauvres. Au lieu que le travail vous protège de la pauvreté, il vous y conduit. Je rappelle qu’il y a tout de même 2 millions de travailleurs pauvres dans ce pays. Dans une société qui était structurée par le travail, c’est un véritable scandale. N’oublions pas que la première question qu’on pose à un individu qu’on ne connait pas, c’est « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » C’est cette société du plein emploi indigne que Emmanuel Macron entend privilégier. Ce modèle qu’on retrouve en Italie, où, aujourd’hui, 15% des stagiaires ont plus de 44 ans. On va donc libéraliser le travail précaire, avec la flexibilité pour le salarié et la sécurité pour l’employeur. On aura en apparence de jolis chiffres du chômage, mais qui derrière cacheront ce qu’on appelle le halo du chômage, c’est-à-dire un sous-emploi durable, avec des gens qui vont devoir bricoler avec un peu de boulot déclaré et non-déclaré, en additionnant des heures ci et là. Cette machine profondément inégalitaire -parce que ces sociétés où il y a peu de chômage sont profondément inégalitaires- est particulièrement délétère pour les gens vulnérables, que sont les 18-25 ans, les plus de 49 ans, où les ouvriers dans certaines régions minées par la désindustrialisation. Et, comme à l’époque de Schröder ou à celle de Tony Blair, on pourra dire : « regardez c’est génial, on n’a pas de chômage ».

Et Macron dans tout ça ?

Macron c’est la dernière victoire de François Hollande qui, à défaut d’être un bon président sait ce qu’est la manœuvre politique, parce que il a eu un très bon prof, Mitterrand. Quand François Hollande a annoncé qu’il ne se représentait pas, il fallait être bien naïf pour penser qu’il allait rester chez lui à cultiver des courgettes et des carottes. François Hollande ne s’est pas absenté de la campagne. Il a été -c’est mon hypothèse- réélu par délégation. Macron est son héritier, celui qui achève la droitisation économique du PS. Quand Macron dit qu’il veut faire un super CICE, quand il explique qu’il veut faire une loi El Khomri plus avancée, il poursuit l’œuvre de Hollande. Et le PS, qui en grande majorité s’est droitisé, demande à suivre son mouvement « En marche ».

Mais Macron est-il seulement de gauche ?

Dans le fonds, c’est la gauche qui est à la manœuvre. Elle a abandonné le discours de classe, les ouvriers, les employés. Aujourd’hui, son corps électoral, ce sont surtout les classes intermédiaires et supérieures. Si vous remplacez le Paris d’aujourd’hui par sa composition sociologique des années 1950, avec des artisans, des employés et des ouvriers, vous n’auriez sûrement pas un maire PS. Sous les coups de butoir de cette transformation économique qu’on a appelé la mondialisation et avec l’union européenne telle qu’elle fonctionne, les classes moyennes, qui étaient au cœur du projet économique et social de cette France d’après la seconde guerre mondiale, sont en train de s’effriter. La clientèle électorale du PS, elle se barre. Comme une partie des ouvriers et des employés sont allés soit au FN, soit chez Mélenchon, ça donne Hamon à 6%. La gauche a abandonné tout le vieux discours sur l’égalité et les classes pour un discours soft et gentil sur l’exclusion. Cette logique de ceux qui sont dedans et de ceux qui sont dehors, nie les inégalités. La gauche va finalement jusqu’au bout de cet abandon de l’égalité avec Macron, son héritier. La première phrase que dit son premier ministre, c’est « je suis de droite ». Ce qui n’a rien de choquant, puisqu’il est dans un gouvernement de droite. Il n’y a aucune schizophrénie dans cette assertion.

N’assistons-nous pas au triomphe de l’idéologie libérale, avec cette idée de la responsabilité individuelle qui rend les gens seuls responsables de leur réussite ou de leur échec ?

C’est effectivement la force de cette idéologie et la grande force de Macron. Il va jouer avec deux leviers du libéralisme. D’un côté le vieux libéralisme de la responsabilité individuelle. Mais, pour rendre la chose supportable -parce que si c’est trop dur le corps social risque de se raidir et ne pas l’accepter-, il va laisser libre cours à une autre forme de libéralisme, le libéralisme sur les questions sociétales. Il va s’adresser aux minorités comme l’ont fait les démocrates américains. Sauf qu’à la fin, les Américains ont élu Trump. Le message qu’il envoie c’est « n’attendez rien de nous en matière de redistribution ». On va donc épouser la logique du jeune entrepreneur, du jeune startupper, etc. Evidemment, cela va créer des inégalités mais pour que ce soit supportable, d’un point de vue culturel, on va se montrer cool, ouvert, accueillant à la différence.

Pourquoi cette idéologie marche-t-elle si bien ?

Parce que depuis les années 1960/1970, nos sociétés ont connu une poussée d’individualisme. Comme disait le sociologue allemand Norbert Elias, dans une société, il y a toujours un rapport conflictuel entre le « je » et le « nous ». Aujourd’hui, autant les éléments du nous, du collectif, se retirent, autant la dimension du « je » a le vent en poupe. Or, paradoxalement, ce qui a contribué à cette affirmation de l’individualisme, c’est l’Etat providence. L’Etat providence est un producteur d’individualisme. Quand vous êtes malade, vous êtes protégé, quand vous êtes âgé, vous percevez une pension de retraite, quand vous attendez un enfant, vous ne perdez pas votre travail, etc. Une fois que les individus sont à l’abri de la nécessité, ils peuvent affirmer ce qui est une valeur cardinale de notre époque : l’épanouissement individuel. Au lieu de se rappeler qu’on a pu être un individu grâce au support du collectif et tout ce que la collectivité a mis en place, le primat de l’individu se retourne contre lui. Voyez la mauvaise humeur fiscale. L’individu, qui veut se sentir délié de toutes ces contraintes, a gagné une liberté de masse. Alors quand ce vieux libéralisme revient, ça lui parle plus que le collectif.

Selon les travaux des Pinçon-Charlot sur les riches, l’individualisme pur et dur est un truc de pauvres et de classes moyennes. Les riches sont finalement très solidaires entre eux, non ?

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (4) montrent très bien que les élites produisent ce discours de l’individu « risquophile » pour les autres, alors qu’eux fonctionnent de manière collective. C’est cela la victoire de Macron. C’est faire croire que l’individu seul est un génie qui réussit, alors que derrière lui, c’est tout un collectif armé et structuré qui lui permet d’être là.

Dans un des derniers chapitres de votre livre, vous montrez que Google ou Tesla motors sont nés grâce à l’investissement public. La Silicon Valley serait-elle un mythe ?

Ce mythe de la Silicon Valley c’est de la foutaise. On nous raconte que toutes ces inventions nées aux Etats-Unis sont le fait de gens qui ont travaillé tous seuls dans leurs garages, qu’ils ont eu des idées de génie qui les ont rendus riches. Mais, derrière ces innovations et ces industries d’avenir, l’Etat américain a joué un rôle important de stratège et de financeur. La force de tous ces propos que Macron tient, c’est qu’ils constituent un récit. Un récit, qui a été suffisamment véhiculé, pour qu’on puisse nous le présenter comme une vérité incontestable. Or, tant qu’on aura pas bâti un contre-récit aussi efficace que celui-là, on ne pourra pas inverser ce mouvement de contre-réforme.

La force de Macron serait celle du storytelling ?

La force du libéralisme 2.0 et du numérique, c’est effectivement d’avoir su fabriquer un récit simple, accessible, rapide, qui donne l’impression qu’il peut marcher pour tout le monde, à rebours de sa critique. Le « si tu veux tu peux », « il faut laisser les gens libres ». Toutes ces phrases que Macron prononce lors de son discours d’investiture, ont été acceptées comme une évidence, alors qu’elles ne veulent rien dire. Il dit qu’il faut libérer le travail. Ah, bon, il y a une prise d’otages quelque part ? Le travail n’est pas libre ? Tout un chacun prend cela comme si c’était une vérité. C’est la perversion de ce discours. Comme disait Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ». Je pense qu’il ne faut pas se contenter de dire que Macron abuse du storytelling. Il faut créer un contre-récit, qui un jour puisse contrecarrer le récit dominant. C’est essentiel, parce que je crois fondamentalement, que nous sommes structurellement, hommes et femmes, des êtres de récit. Nous passons notre temps à raconter des histoires.

Le leitmotiv depuis de nombreuses années, c’est la réforme et sa nécessité, un terme qui rentre dans le storytelling dont vous parlez. Comment l’expliquer ?

Ce terme est devenu un moyen de ne jamais désigner la chose, puisqu’on ne dit jamais ce qu’il recouvre.

On est censé déjà comprendre rien qu'en entendant ce terme, alors ?

Oui et là aussi la notion de réforme fait partie d’un storytelling très efficace. Vous expliquez devant des caméras complaisantes que vous êtes un type courageux, qui va entreprendre une réforme forcément impopulaire, que vous allez lutter -ce sont les éléments de langage qu’on retrouve toujours- contre des corporatismes qui refusent la modernité et l’adaptation à un monde qui change. Le mot réforme est un euphémisme habile pour ne pas dire qu’on veut remettre en cause deux éléments clé, c’est-à-dire le CDI et la protection sociale. Ce programme est impopulaire, ce qui est un gage de votre sérieux. Plus vous mettrez des gens dans la rue et plus vous aurez des médias qui vous expliqueront que vous êtes courageux mais incompris.

Mais ce mot de réforme, il a une valeur historiquement positive ?

Il faut comprendre comment le terme de réforme s’est transformé et cela remonte à loin. Historiquement, il avait un contrepoint qui était celui de révolution. Dans l’histoire des idées socialistes, il y a eu, dès le 19e siècle, un débat entre ceux qui voulaient faire la révolution et d’autres qui étaient pour la réforme, c’est-à-dire une forme d’aménagement du capitalisme. A partir du moment où l’idée révolutionnaire -telles que l’ont entendue les courants socialistes, communistes et autres- a disparu, le mot réforme s’est trouvé vidé son sens. Il y a des réformes de droite, celles qui visent à plus de marché. Et des réformes de gauche, qui pensent qu’au contraire il faut encadrer ces forces, parce qu’elles ont des conséquences dévastatrices, et qu’il est possible de mettre au cœur de ces réformes de gauche, le souci d’une fiscalité redistributive et progressive, la question de l’environnement, la définanciarisation de l’économie ou encore qu’il faut contenir ce qu’on a appelé la mondialisation. Parce ce que ce terme recouvre en fait le déchaînement des forces de marché.

Une politologue, Virginie Martin, explique que le phénomène Macron relève d’une contre-révolution des élites –« Révolution » était le titre de son livre programme- qui ne veulent plus se contenter de faire du lobbying, mais qui veulent elles-mêmes faire les lois…

C’est ce que disait avec beaucoup de justesse Gaël Brustier (5) : « En marche », c’est le Nuit Debout des traders. Ce qui est à mettre en lien avec le traité transatlantique (le TAFTA). Parce que ce que veulent les multinationales à travers ce traité et la logique des normes, ce n’est pas simplement qu’on leur crée un cadre favorable : elles veulent maintenant écrire directement les normes.

Il y a aussi un aspect du programme de Macron auquel on ne prêt peut-être pas suffisamment d’attention, c’est qu’il veut réduire considérablement le pouvoir des syndicats. N’est-ce pas dangereux ?

C’est justement là, ce côté frelaté du discours de Macron. Décentraliser la négociation. Il est en train de miner les corps intermédiaires, les syndicats, notamment. On retrouve cette représentation de la société dont je parlais au début pour expliquer la Macron économie. C’est-à-dire une société faite d’une galaxie d’individus atomisés. Il faut réfléchir au sens de ce qui s’est passé après-guerre, qui est en train de se défaire et qui va s’accélérer avec Emmanuel Macron. Sans nourrir la moindre nostalgie sur les 30 glorieuses, dont je vois les limites et les contradictions, il faut remonter à l’élaboration du programme du conseil national de la résistance et au préambule de la constitution de 1946, qui énonce des droits sociaux comme le travail et le logement. C’est ce que moi et d’autres appelons « l’arraisonnement du capitalisme par la démocratie ». Mais, depuis 30 ans, le capitalisme prend sa revanche sur la démocratie. Or, la démocratie trouvait aussi son expression au sein de l’entreprise, avec le comité d’entreprise et les délégués syndicaux. N’oublions pas qu’il faut attendre 1968 pour que les délégués syndicaux et du personnel entrent dans l’entreprise.

Ce serait la fin de la démocratie sociale ?

Il ne faut jamais oublier que le premier pas de la démocratie, ce n’est pas simplement les parlements. A l’heure industrielle, même si on change d’époque, la démocratie commence dans l’usine, dans la fabrique. Je suis régulièrement les travaux d’une ONG de Hong-Kong qui s’appelle China labour bulletin. Cette ONG de Hong Kong suit de très près -et personne n’en parle dans la presse française-, les luttes sociales en Chine. Pour eux, l’essentiel de la démocratie dans ce pays, avant même que le gouvernement communiste fasse ceci ou cela, c’est dans les usines que ça se passe. Ils ont bien compris que l’expression de la démocratie se fait au milieu des travailleurs. En dynamitant les syndicats, c’est la démocratie qu’on est en train de démanteler. En fait, la protection sociale qu’on a créée, l’Etat social, la Sécurité sociale, tout cela a été arraché à l’accumulation capitaliste. Ce qui fait que des éléments essentiels de la vie des hommes et des femmes échappent aux assureurs, aux mutuelles, qui veulent les récupérer. Nous assistons à une revanche du capital qui ne dit pas son nom. Macron en est un symptôme évident.

Véronique Valentino

(1) Contrairement à la microéconomie qui modélise le comportement économique des individus, la macroéconomie analyse les faits économiques au niveau global.

(2)    En 1968, le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) basé sur l’inflation, laisse la place au SMIC : salaire minimum interprofessionnel de croissance.

(3) La caractéristique principale du contrat « zero hour » est que l'employeur ne mentionne dans le contrat aucune indication d'horaires ou de durée minimum de travail.

(4) Monique Pinçon-Charlot et son mari Michel Pinçon sont des sociologues français qui ont développé une analyse du comportement des riches et des classes supérieures.

« Introduction inquiète à la Macron-Economie » de Thomas Porcher et Frédéric Farah, 2016, 105 p., Edition Les petits matins.