Sous ton toit un toit (Noël 2017), par Marie Cosnay
Chaque fois ces arrachements, jusqu’à quand les larmes, nos corps enlacés, ici j’avais trouvé une famille, des passages d’affection, relais. De famille provisoire en famille provisoire. En chemin, de famille en famille, semant ce qui échappe et échappera aux politiques, contrôles, gestions et circulaires.
L’enfant n’est pas mineur, pas majeur, a dit la Préfecture, papiers authentiques, ni faux ni valables, non conformes à ce qu’on attend de papiers conformes au code civil en France, conformes pourtant à ce qu’on en attend en Guinée, on lit et relit le code civil de Guinée, il ne semble pas qu’il faille attendre dix jours comme en France entre le jugement et l’inscription au registre, dix jours comme en France en délai de non appel, en Guinée c’est sur le champ, on le lit à l’article 179 du code civil, les actes seront inscrits sur les registres, sur-le-champ, sans aucun blanc à raison d’un acte par folio.
Ce 19 décembre, au matin, la juge des enfants estimera-t-elle que l’enfant né en 2000, dont les papiers sont authentiques s’ils ne sont pas conformes, ce 19 décembre la juge des enfants estimera-elle que l’enfant né en 2000 à Mamou a besoin, malgré la non conformité de son jugement supplétif, d’être logé et protégé ? Ou le renverra-t-elle à la rue de décembre ?
Quand l’enfant apprend que les papiers sont vrais mais pas conformes, la tête lui tourne, la voix se perd quelque part au fond de sa gorge. On explique, il comprend, le lendemain ne comprend plus. Me les rendra-t-on, mes papiers de Mamou ? On les lui rendra, ce ne sont pas des faux, ce sont des vrais qui ont le malheur de ne pas être adaptés. Ils ne peuvent pas servir. Qu’est l’enfant ? Mineur ou majeur ? Mineur pour qui lira les papiers sans souci de conformité avec le droit français ? Majeur pour l’aide sociale à l’enfance ? Majeur / mineur pour les soins ?
Quand l’enfant apprend que les papiers sont vrais mais pas conformes, sa voix se perd, la nôtre aussi, on y voit flou, les oreilles nous bourdonnent.
Midi : la juge décide qu’on le protégera deux mois de plus, le temps de trouver à Mamou, écrite par un homme de loi, signée, jugée valable, une attestation expliquant ce qu’on attend, en Guinée, des jugements supplétifs.
Parce qu’ici, quand il s’agit de ne pas reconnaître les documents qui authentifient la minorité des enfants guinéens, le bureau des fraudes croit savoir lire. Même si le bureau des fraudes n’est compétent qu’en pièces d’identités et en documents de voyage.
Il n’existe pas, quand il s’agit de jugements supplétifs, ce délai de non appel en Guinée. De plus, écrit l’avocate, le droit d'appel appartient en Guinée au Ministère Public. C’est lui qui transmet le dispositif de la décision au centre d'état civil pour transcription. Le Ministère Public transmettant sur le champ les informations pour la transcription, on peut considérer qu'il ne souhaite pas faire appel.
Nous avons deux mois pour trouver un homme de loi, officier d’état civil guinéen, avocat, qui nous l’écrive clairement, signe son attestation et nous l’envoie. La juge attend ce document qui viendra prouver au bureau des fraudes que le jugement supplétif de l’enfant est conforme au droit guinéen et que c’est une drôle d’idée de le vouloir conforme au droit français.
Décembre 2017. Les montagnards vont chercher les personnes empêchées de passer les frontières où on les passe normalement et qui, pieds nus ou presque, les franchissent par les Alpes. En ville, les policiers continuent à jeter et déchirer les affaires, vêtements, matelas et sacs de couchage, de ceux qui n’ont que ça et dorment dehors. Parfois les réveillent à l’eau froide. Ailleurs des policiers frappent ceux qui refusent de donner leurs empreintes dans un pays de passage. Plus tard, valse organisée de centre à centre, de CAO à PRAHDA, de PRAHDA à CRA, de CRA en Italie, valse forcée. L’Italie dit qu’elle ne peut pas. Ne peut pas mais veut bien, contre quoi ou combien, je ne sais pas. Chaque fois ces arrachements, jusqu’à quand les larmes, nos corps enlacés, ici j’avais trouvé une famille, des passages d’affection, relais. De famille provisoire en famille provisoire. En chemin, de famille en famille, semant ce qui échappe et échappera aux politiques, contrôles, gestions et circulaires.
Au jardin, B raconte qu’à Paris, pendant l’hiver où il est resté dehors, les seuls repas qu’il avait, encore fallait-il attendre des heures avant de recevoir une assiette, étaient les repas servis, dans la rue, par des bénévoles.
Décembre 2017. La politique d’immigration la plus dure, la plus bête qui soit. Les villages, les grandes villes, les associations, les militants, les catholiques et protestants, les médecins, les montagnards et les marins, les ami.e.s et les voisin.e.s le disent, le promettent : ils ne feront pas de tri, ne dénonceront pas, ne joueront pas, ils ne jouent plus, fini. Des élu.e.s, quand ils sont sollicités, des députés, maires, présidents de conseils départementaux, des sénateurs disent s’offusquer, ils vont ouvrir leurs portes, ils écrivent aux préfets.
Pas mal de gamins plus ou moins gamins vivent dans nos maisons. Sous les toits de nos enfants avec nos enfants, ça fait des familles horizontales et des questions auxquelles on ne sait pas répondre.
Pourquoi ?
Pourquoi lui, pas lui ?
Parce qu’il a croisé ma route ?
Une rencontre de hasard.
A un carrefour, à l’embranchement des routes, comme dans les contes.
Pourquoi ?
Pas de réponse morale. Ou alors, comme pour se débarrasser de la question : devoir d’hospitalité, valeurs communes retrouvées. Devoir de mouvement, changer le monde, la foi qu’on en a.
Mais encore ?
Avec l’autre qui débarque, le monde, le lointain et l’épopée débarquent. Nos capacités épiques se pointent, qu’on avait oubliées. L’épopée pourrait avoir un cheval blanc, une cavale, c’est de l’enfance qui foule mon jardin, pénètre sous mon toit, de l’enfance prête à tout. Prête à souffrir. C’est un souvenir intime. Ma propre enfance ? Ah ? Le plus loin qui débarque, ce dont je me souviens le mieux ? Du très connu ?
Du très intime, en tout cas.
Ce que me fait l’enfant qui partage le toit de mes enfants.
Il me fait traverser, à défaut de frontières et d’épreuves, le miroir.
Je ne lui demande pas ce qui nous l’a amené là.
Il ne saurait pas le dire, moi non plus.
Pourtant, tous les deux, nous savons un peu.
C’est cet élan.
Comme si on avait le choix.
Quand la personne (avec son petit balluchon plutôt qu’avec son coursier blanc) débarque, quand elle trouve sous ton toit un toit et chez tes enfants des frères, tu sais, tu crois savoir, t’as rien formulé, tu te garderas bien de formuler, tu veux pas formuler, mais tu sais, tu crois savoir : tu la lâcheras pas. Tu lâcheras pas la personne qui a posé sous ton toit, un instant, son balluchon, sa détermination et son impatience - impatience que les épreuves mettent à mal tant qu’elle s’inverse pour de bon en patience exemplaire, courageuse à voix basse. Tu lâcheras pas l’enfant. Tu ficheras en l’air les circulaires, contrôles, tu ficheras en l’air la politique d’immigration, elle n’a jamais été ton problème, elle le sera moins que jamais. Les circulaires les politiques gestion des flux contrôles ont perdu. Tu sais que tu lâcheras pas la personne.
Tout en cherchant quelque chose comme la bonne distance, on peut dire l’amitié, avec toutes les variantes de l’amitié, selon les âges, les politesses, etc. Tu es là en provisoire, on passe, tu fais passer - et comme ça te fait penser.
B, au jardin, disait : quand j’ai quitté la petite ville de Massy sur Seine, où des bénévoles nous donnaient des cours de français et plus que ça, j’ai pas quitté des amis, j’ai quitté ma famille, pour la deuxième fois.
Marie Cosnay, le 23 décembre 2017