Manifestation de soutien aux migrants à Menton : est-ce que les morts reviennent nous tirer par les pieds ?
Samedi 16 décembre, des centaines de personnes -françaises et migrantes- ont marché de la gare de Menton-Garavan à la frontière franco-italienne. Venus de toute la France, ils ont réclamé le respect de la dignité humaine pour tous les exilés et l'arrêt des poursuites envers ceux qui les soutiennent. L'ombre des personnes décédées lors du passage de la frontière a plané sur cette manifestation, qui a symboliquement déposé une stèle en mémoire de toutes ces morts anonymes.
- Et puis, j'ai peur...
- Peur ? Mais de quoi ?
- Quand les gens sont morts, ils reviennent la nuit et nous tirent très fort par les pieds.
- Quelle idiotie ! Qui t'a raconté cela ?
- C'est Bertrand, mon frère.
- L'imbécile ! Il ne faut pas le croire ! Il disait cela pour se moquer de toi !
- Non ! Il avait l'air sérieux ! Dites, c'est vrai qu'ils reviennent nous tirer par les pieds ?
Félix Lévy, extrait de Chants et désenchants, librairie Eyrolles, 2008.
On le pressentait. Cette manifestation à la frontière franco-italienne serait un rendez-vous important. Combien étions-nous samedi 16 décembre à Menton ? 500 personnes selon France 3, 1040 selon le comptage effectué par les organisateurs. Ce nombre peut paraître peu élevé, mais réunir plusieurs centaines de personnes, venues de toute la France, devant la petite gare de Menton Garavan, à l'extrémité du pays, est un exploit qui va bien au-delà des chiffes cités. "Il y a seulement trois mois", déclarait Olivier du NPA, faisant le bilan au retour, "l'organisation d'un rassemblement à la frontière franco-italienne aurait semblé totalement utopique". Car si des manifestations à la frontière ont déjà eu lieu en Grèce, par exemple, comme à Idomeni, à la frontière macédonienne, c'était une première pour la France.
L'autre point à retenir c'est que, parmi le millier de personnes rassemblées ce samedi 16 décembre à Menton, une bonne partie étaient des migrant.e.s ou des sans-papiers. La coordination des sans-papiers de Paris (CSP 75) était d'ailleurs bien représentée, et aussi par des femmes, comme Fatim ou Yasmina, avec l'objectif de dépasser les clivages liés au statut administratif -sans-papier, demandeur d'asile- au profit d'une solidarité de tous les immigrés pour réclamer une autre politique migratoire, fondée sur le respect de la dignité humaine des personnes et le respect des valeurs dont se parent les frontons de nos mairies.
Parti de la place de la République à 21h, le car parisien de 49 places était totalement bondé. Parmi les passagers, de nombreux militants investis dans l'aide aux exilés, membres de collectifs parisiens, mais aussi des militants de la CSP 75, dont leur leader que tout le monde appelle simplement Diallo. Depuis l'occupation de l'église Saint-Bernard en 1996, il fut de tous les combats et continue d'organiser des rassemblement hebdomadaires à Paris. Egalement présents, de nombreux demandeurs d'asile, des jeunes pour la plupart, qui entendent ne plus être seulement les objets des politiques que la France leur impose, mais des sujets revendiquant les droits qu'on leur refuse.
Pendant ce voyage de nuit pour parcourir les 1200 kilomètres qui séparent la capitale de Menton, les discussions vont bon train. L'espace confiné du bus, plongé dans la pénombre, crée une proximité humaine sensible. A bord de ce vaisseau qui glisse dans la nuit, les passagers échangent leurs histoires, celle de leurs combats, des convictions qu'ils se sont forgées, de leurs interrogations qu'ils partagent sur cette France qui ressemble de plus en plus à une vaste école des fans.
A l'arrivée à Menton, vers 10h du matin, le car se gare sur le parking du supermarché U Express, à quelques mètres du terrain de foot près du port de Garavan. Depuis le terrain, nous apercevons l'autoroute avec le viaduc de Sainte-Agnès où plusieurs migrants sont décédés, certains n'ayant pas hésité à se jeter dans le vide pour éviter des contrôles de police. Plus loin encore, on aperçoit le tunnel qui passe sous la montagne, où d'autres ont été percutés par un train ou une voiture.
Sur ce camping de supermarché, on invente un autre monde, fraternel et solidaire, mais pas dépourvu de drôlerie et d'imagination. Nous improvisons une partie de foot mixte, où Yasmina, quadra venue de Paris, révèle des talents insoupçonnés et un sacré pied droit. On devise, assis par terre ou allongés sur des cartons au soleil, en attendant le repas du midi : un savoureux mélange de légumes accompagné de riz safrané préparé par Kesha Niya. René de Roya Solidaire nous rejoint à bord du camion sono qui ouvrira le chemin à la manifestation. Pour financer l'organisation du rassemblement, nous sommes invités, pour un euro, à poser à côté d'une silhouette grandeur nature en quadri du préfet de la région, collée sur la porte du camion.
Il a fière allure le préfet, nommé en novembre 2016, dans son costume de la préfectorale, mais il ne fait rire personne, lorsqu'il déclare le 4 décembre dernier, sur les ondes de France Bleu Azur, que "le dispositif à la frontière est efficace, coopératif et humain (...) Les forces de l'ordre respectent scrupuleusement la loi et les interpellations se font avec un soin particulier". Un mensonge, selon les associations locales, qui rappellent que les mineurs sont reconduits en Italie, au mépris du droit de l'enfance. Celles-ci rappellent qu'il a déjà été condamné à plusieurs reprises pour atteinte au droit d'asile et épinglé pour avoir créé des lieux de rétention illégale.
L'un de ces lieux de rétention illégal était précisément le premier étage de la gare de Menton-Garavan, d'où partira la manifestation. Le même Georges-François Leclerc promet 50 000 arrestations de migrants d'ici la fin de l'année. Sans doute doué de prescience, il explique que ceux-ci "sont des personnes qui viennent de toute l'Afrique et qui cherchent à vivre en Occident", alors que leur demande d'asile n'est même pas examinée. "Nous les remettons en Italie", ajoute Georges-François Leclerc, qui se vante aussi d'avoir interpellé 350 passeurs, "soit quasiment un par jour".
Alors que nous parlons de cette interview avec des gens de Roya citoyenne, arrivent d'autres cars : de Montpellier, de Lyon, de la Drôme et de l'Ardèche. Certains ont aussi fait le déplacement depuis la Normandie ou la Bretagne. Record absolu, un militant est venu de Saint-Malo, qui se trouve à 1300 km de Menton. On aura vérifié que les questions liées aux exilés rassemblent très largement au-delà des clivages politiques, associatifs et syndicaux. Martine du Havre aura retrouvé une amie de Valence, Olivier de Paris, un copain de la Roya.
Au départ du car parisien, vendredi soir, place de la République, on avait revu Moussa, un salarié en grève de H. Reinier-Onet (voir nos articles de vendredi et hier sur la grève du nettoyage qu'ils ont menée pendant sept semaines), venu accompagner des amis. Et vérifié aussi que dans le soutien aux migrants s'organise des formes de solidarité neuves, comme ce collectif inter-européen, nommé Kisha Niya, qui sert chaque jour deux à trois cents repas par jour aux réfugiés de Vintimille et qui assurera la popotte le samedi midi pour les manifestants venus en car de Paris, Montpellier, Lyon, Valence et l'Ardèche.
A 14h, on rejoint le lieu de rendez-vous, devant la gare de Menton-Garavan. "De l'air, à bas les frontières", "A bas l'Etat, les flics et les frontières", "régularisation pour tous" ou encore "pierre par pierre, mur par mur, nous détruirons les centres de rétention", ainsi qu'un malicieux "tout le monde déteste les frontières", sont quelques uns des mots d'ordre repris en chœur par ce cortège bigarré qui réunissait de nombreux partis, collectifs et associations. Depuis la plage hérissée de rochers, jusqu'à la gare, nous sommes cernés par les policiers municipaux et les CRS, appelés à la rescousse en nombre par le maire les Républicains de la ville, Jean-Claude Guibal.
Plus tard, en redescendant vers la route qui longe la mer, on évitera tout juste un incident avec des militants d'extrême droite qui cherchent la confrontation. La frontière, qui barre la route et défigure l'horizon, se trouve à moins d'un kilomètre. Derrière les grilles anti-émeutes, des CRS harnachés de leur gilets pare-balles, armes en main, soit plusieurs kilos de matériel. A trois kilomètres de là, à peine, derrière le cordon de CRS, il y a le hameau de Mortola Inferiore, qui fait partie de Vintimille. Devant la frontière, les manifestants s'allongent à même le sol.
Les drapeaux du NPA sont largement présents, comme ceux, rouge et noir, des jeunes anarcho-syndicalistes de la région, ceux du mouvement Ensemble, mouvement membre du Front de gauche, et même un drapeau arc-en-ciel LGBT, qui flotte fièrement sur le défilé. Les militants de l'Union juive française pour la paix, ceux de Attac et même quelques-uns de la France insoumise sont là. François, de la Fasti (fédération des associations de solidarité avec tous les immigrés), retrouve des militants locaux. Dans un discours émouvant, un cheminot de la région explique que lui et ses collègues défendent une attitude de désobéissance civile, face à une SNCF qui leur demande de signaler les migrants et de les réacheminer en Italie. Philippe Poutou sera le seul responsable national à prendre la parole.
On retiendra aussi les prises de parole de migrants grâce à l'intervention du collectif La Chapelle debout ! qui assure la traduction. Hamid Mouhammad, un jeune soudanais, qui a quitté son pays du fait de problèmes crées par des milices armées. Il expliquera qu'il a mis trois ans pour rejoindre l'Europe, après avoir vécu l'inimaginable. En traversant la montagne, il explique avoir été frappé par la police qui lui a cassé le nez et le bras.Le collectif enjoindra la foule à reprendre des slogans en arabe, bambara et pachtoune. Ce collectif turbulent défend l'égalité réelle, ici et maintenant, entre Français et immigrés, et veut faire de ces derniers "des sujets à part entière et non de simples objets des politiques qui les visent". "Nous voulons brouiller les clivages entre migrants et nationaux", explique Houssam, parce que "l'égalité ça se prouve dans la réalité de l'action tous les jours". Il confie par exemple refuser de participer à des réunions concernant les migrants où ces derniers ne sont pas présents.
Voir la vidéo : https://www.facebook.com/1983581038544143/videos/2034777480091165/
Le collectif demande aussi que les langues soient prises en compte et respectées. D'autant que "lorsque les migrants racontent leur histoire dans leur langue, ils ne racontent pas la même histoire". "C'est de cette façon que nous avons mis à jour l'utilisation de matraques électriques pour forcer les réfugiés à accepter la prise de leurs empreintes en Italie, par exemple" ajoute Chrystèle. Ce qu'a confirmé Amnesty, en 2016. Le collectif dénonce "l'acharnement contre les migrant.e.s et les discours racistes et sécuritaires qui gangrènent toute notre société". Comme tous ceux qui ont participé à ce rassemblement, ils réfutent la distinction entre migrants économiques et demandeurs d'asile. Face à l'urgence qui voit des milliers de personnes, dont des enfants, pourchassées, enfermées, ou réduites à vivre à la rue, ces militants, revendiquent des mesures fortes, comme l'ouverture de squats et les mobilisations contre les "rafles". Houssam, Paul, Chrystèle et Mohamed, qui n'ont pas froid aux yeux, revendiquent une approche politique, au-delà du juridique, car "les corps des migrants sont saturés d'un droit hostile".
Lors de ce moment d'histoire, on aura croisé Youssouf, qui a trouvé la manifestation "wonderful", Jule Allen de Guinée, Issa du Maroc, qui a passé plusieurs années dans la rue à la Chapelle. Au retour, Hassan Zacharia du Soudan, nous a raconté son histoire : un père tué au Soudan, une mère qui le conduit en Libye et qui y sera assassinée, la traversée de la Méditerranéenne puis un camp de migrants près de Naples où les autorités italiennes l'ont renvoyé avant qu'il ne réussisse à passer en France. On accepte avec joie l'invitation de Ismaëla, qui nous invite à un concert, lui qui travaille à une chanson pour la CSP 75. Tous ont participé avec ferveur à cette manifestation qui réclamait l'ouverture des frontières, la liberté de circulation et d'installation et revendiquait le soutien entier aux exilés, quel que soit leur situation administrative. Beaucoup sont des "Dublinés", du nom du règlement de Dublin, qui organise leur renvoi dans le pays où leurs empreintes ont été enregistrées, indépendamment de leur situation individuelle, de la langue qu'ils parlent ou de l'endroit où se trouvent leurs familles. Une répression qu'entend intensifier le gouvernement, qui a annoncé un projet de loi pour janvier.
On aura aussi échangé avec Martine Landry, une retraitée de 73 ans, engagée auprès d'Amnesty international France depuis 2002 et membre de l'Anafé (association nationale pour l'assistance aux frontières pour les étrangers). La Responsable niçoise d'Amnesty comparaîtra le 8 janvier 2018 pour avoir "facilité l'entrée sur le territoire de deux mineurs étrangers en situation irrégulière". En charge d'une mission d'observation à la frontière franco-italienne, elle risque cinq ans de prison et 30 000 euros d'amende. Le 28 juillet dernier, elle avait récupéré deux adolescents guinéens âgés de 15 ans que la police italienne a reconduit en France à pied. La responsable d'Amnesty les avait alors pris en charge au poste frontière de Menton/Vintimille, côté français, et acheminés dans son véhicule jusqu'au poste de la police de l'air et des frontières. Elle était pourtant munie des documents attestant de leur prise en charge par l'aide sociale à l'enfance. Les deux jeunes migrants ont d'ailleurs été, par la suite, accueillis par l'ASE.
Ecoeurée par l'hypocrisie de la politique migratoire et les atteintes au droits de ces jeunes mineurs non accompagnés, elle raconte le jeu du chat et de la souris absurde auxquels se livrent les policiers français et italiens. Arrêtés côté italien, les jeunes sont renvoyés en France, qui elle-même les renvoie en Italie. "Certains ont franchi la frontière quatre ou cinq fois, raconte la responsable d'Amnesty, qui décrit un jeu de ping pong entre les policiers des deux pays". Il y a aussi ces infirmières du Centre d'accueil, de soins et d'orientation (Caso) de Nice, qui assurent des consultations dans les locaux de la Caritas à Vintimille. Le centre de la Croix Rouge italienne situé dans la ville frontalière italienne accueille près de 500 personnes, mais 200 à 300 migrants dorment sous les ponts, racontent-elles. Trois fois par semaine, elles assurent aussi des maraudes dans la ville italienne.
Toutes les générations sont représentés et l'on se dit qu'il reste à écrire cette histoire de la lutte des immigrés en France, sans-papiers ou demandeurs d'asile, et de ceux qui leur ont apporté leur l'aide. Odile, 76 ans, a fait le déplacement depuis Valence. Ancienne du mouvement des ASTI (associations de solidarité avec tous les immigrés) elle raconte la révolte d'ouvriers tunisiens, qui avaient obtenu des papiers, après 11 jours de grève de la faim dans les locaux de la cure de l'Eglise Notre-Dame de Valence. Une histoire méconnue qui remonte à décembre 1972.
On aura aussi rencontré Loïc, 27 ans, qui vit à Nice et se dit "sensibilisé à la question des migrants depuis tout petit". Il a connu le campement installé après la fermeture de la frontière en juin 2015, puis démantelé en octobre de la même année. "Les migrants se tenaient sur les rochers qui bordent le littoral, au niveau de la frontière, prêts à sauter dans la mer", explique le jeune homme, qui fait remonter à ce moment-là son engagement. "Nous étions peu à nous mobiliser à l'époque", raconte Loïc, qui se souvient avoir porté des colis alimentaires à Vintimille. Virginie de la Drôme interpelle le jeune homme, qu'elle a reconnu, alors que la manifestation se disperse : "j'ai participé à des maraudes cet été à la frontière, tu te souviens de moi ?" Le temps d'échanger son numéro de téléphone et chacun repart de son côté.
"Le procès de Cédric Herrou nous a fait passer d'une action humanitaire à une prise de conscience politique", explique Loïc, "et les collectifs se sont multipliés". Il se souvient aussi des actions organisées avec les militants italiens, qui ont pris fin quand ces derniers ont été sévèrement réprimés par les autorités de leur pays. Loïc fait partie du Collectif Roya Solidaire (CRS) qui réalise des vidéos sur la situation dans la vallée de la Roya. C'est ce collectif qui avait filmé une vidéo en caméra cachée le 30 juin 2017 à la gare de Menton-Garavan, On y voit les policiers interpeller des jeunes mineurs et les garder dans les locaux de la gare le temps de les remettre dans un train, direction l'Italie, au mépris du droit. Un couple dont la femme est enceinte subira le même sort.
Tous ici ont une histoire à raconter. Comme Gibi, de Roya solidaire, qui explique que les interpellations et condamnations ont durci le climat. Les actions se poursuivent, mais dans la discrétion. Gibi fait partie des quatre retraités qui ont vu leur peine confirmée en appel pour avoir transporté des migrants dans leur voiture. Ces migrants, auparavant logés chez Cédric Herrou, avaient repris la route et se trouvaient bloqués à 1000 mètres d'altitude, sur une voie dangereuse. Cédric Herrou est cerné par les policiers. "Il y a trois check points avec des tentes à 200 mètres de sa maison". Le terrain où il habite est aussi cerné par un mur, construit par l'un de ses voisins. Comme les autres, Gibi ira en cassation, "pour le principe".
Car le délit de solidarité (1) n'a pas été abrogé, comme le demandaient les associations. Malgré les promesses, Valls n'a fait qu'élargir les exceptions. Si héberger, nourrir ou soigner des migrants n'expose plus à une condamnation, les transporter vous envoie directement au tribunal. La loi prévoit pourtant que si l'acte n'a donné lieu à aucune contrepartie, la personne ne peut être poursuivie. Sauf que, pour condamner les militants de la région, les juges ont dû triturer le droit. Ils ont considéré que Cédric Herrou et les autres militants condamnés retirent un bénéfice moral de leur action et peuvent donc être considérés comme des passeurs. Une interprétation perverse du droit, de plus en plus bafoué et instrumentalisé non seulement à l'encontre des personnes qui apportent leur aide aux migrants, mais aussi à l'encontre de ces derniers, qui n'hésitent plus à passer par Briançon, en plein hiver.
Tous ceux-là savent que les frontières tuent. Qu'on n'empêchera jamais des personnes prêtes à braver tous les dangers -la traversée du désert, l'enfer libyen, le passage de la Méditerranée à bord de canots surchargés, le franchissement des cols alpins en plein hiver- pour quitter des pays ravagés par la guerre, la corruption et une économie néocoloniale prédatrice, pour venir chez nous. Ils savent que lorsqu'on est prêt à tolérer l'inhumanité chez soi, lorsqu'on fabrique un sous-droit pour ceux que l'on ne désigne plus que comme des flux, c'est son propre enfer que l'on bâtit. Ils savent qu'à force de faire mentir nos valeurs, de généraliser les contrôles, les mesures de détention et les violences, c'est notre propre liberté que nous détruisons. Ils savent que lorsqu'on emprunte cette pente dangereuse qui nie l'humanité de l'autre, l'histoire se termine toujours mal. Et que les morts que nos frontières fabriquent par milliers reviendront nous hanter, pour ceux d'entre nous qui ne faisons pas ou faisons trop peu ou trop tard.
Les mots de la stèle déposée symboliquement sur le goudron de la route, à deux pas du poste frontière, nous reviennent : "En mémoire de tous les migrant.e.s tué.e.s par cette frontière à la recherche d'un refuge sur le chemin de l'exil, Menton le 16/12/2017". Cette frontière-là et les autres, maritimes ou terrestres. Lorsque le soleil descend sur la mer, alors que le rassemblement se disperse, on pense à ce moment où ont convergé de toute la France des hommes et des femmes qui ont compris que la liberté de circulation et d'installation est le prochain droit de l'homme à conquérir. On se souvient encore d'avoir croisée Laura Genz, il y a un an, et ses dessins de réfugiés. L'une de ses remarques nous avait marquée. Elle expliquait que les frontières figent les situations des gens, et les compliquent. Niant la fluidité de la vie et des parcours humains, elles se transforment en "pièges à migrants".
Pourtant, à l'heure où circulent librement capitaux et marchandises, il est absurde que les Etats européens en soient réduits à jouer cette sinistre comédie à leurs opinions publiques, puisqu'ils savent très bien qu'ils ne pourront expulser toutes ces personnes venues demander l'asile ou tenter leur chance chez nous, et que, même expulsées, elles reviendront. Ce mensonge généralisé sur lequel reposent nos politiques migratoires produit du sous-humain, du non-droit et de la cruauté -quel autre mot quand les policiers sont incités à lacérer les tentes ou voler les chaussures des exilés ?- . Croit-on vraiment les dissuader de la sorte ? En revanche, qu'advient-il de sociétés qui acceptent durablement que des hommes, des femmes et des enfants vivent à la rue, soient pourchassés et enfermés ? L'enfer que nous construisons pour les personnes exilées sera immanquablement aussi le nôtre. Les gouvernements justifient leurs politiques inhumaines par le rejet de leurs opinions publiques. Des opinions publiques dont ils flattent les pires instincts, au risque d'être eux-mêmes emportés par la vague brune qui déferle sur toute l'Europe. Peut-être se souviendront-ils alors qu'on ne condamne pas impunément son semblable à la mort, fût-ce indirectement, sous le couvert d'une gestion des flux migratoires déshumanisée et d'un droit international dévoyé. Car c'est une certitude : ces morts reviendront un jour nous tirer par les pieds.
Véronique Valentino
(1) L'article L622-1 du Code pénal criminalise toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France.
La frontière de tous les dangers
Liste des morts officiellement recensées de personnes ayant tenté de passer la frontière -franco-italienne :
06/09/2016 : un jeune homme d'origine africaine chute depuis le Viaduc de Sainte-agnès en tentant d'échapper aux forces de l'ordre.
07/10/2016 : Milet, 17 ans et érythréenne, est percutée par un camion sur l'autoroute.
21/10/2016 : un jeune homme est percuté par une voiture sur l'autoroute A8.
22/11/2016 : Alimou Kingsley, Nigérain de 23 ans, se noie, emporté par la Roya.
23/12/2016 : un jeune algérien d'environ 25 ans est percuté par un train à Latte.
04/01/2017 : Mohammad Hani, Libyen de 26 ans est percuté par un scooter à Vintimille.
05/02/2017 : un jeune homme nord-africain, entre 20 et 25 ans, est percuté opar un train dans le tunnel de Dogana.
17/02/2017 : un homme est électrocuté sur le toit du ytrain venant de Vintimille. Il est retrouvé au centre de maintenance de Cannes La Bocca.
19/03/2016 : un homme africain, hébergé au camp géré par la Croix-Rouge italienne, tombe du Pas de la Mort. Son corps est retrouvé le 21 mars.
19/05/2017 : un homme malien de 30 ans est retrouvé électricuté dans le compartiment technique du train venant de Vintimille.
23/05/2017 : un homme sénégalais est retrouvé électrocuté dans le compartiment technique du train venant de Vintimille.
13/06/2017 : un jeune soudanais âgé de 16 ans meurt noyé à Vintimille, dans la ler, à l'embouchure de la Roya.
12/07/2017 : un jeune Gambien de 23 ans, heurté par un camion sur la via Aurelia entre la frontière et Vintimille. Selon des témoins, il était seul et la police a indiqué qu'il avait été reconduit en Italie par la police française il y a quelques jours.
16/08/2017 : un homme irakien de 36 ans, heurté par un train dans le tunnel de Peglia.
26/08/2017 : un homme de 25 ans est retrouvé électrocuté dans le compartiment technique du train venant de Vintimille.
De nombreux autres migrants ont été blessés, parfois très gravement lors du passage de la frontière, et ont été accueillis dans des hôpitaux français et italiens.
"Nous devons être plus déterminés à intercéder auprès des puissants, dont tu es une autre victime, afin qu'ils se prréoccupent de la vie humaine, des personnes pauvres, de la paix et de la justice globale et pas seulement des intérêts économiques et du bien-être d'un petit nombre" Omélie du Père Don Rito lors des obsèques de Milet.
Source : extrait d'un document de l'ADN (association pour la démocratie à Nice et dans les Alpes maritimes)