À propos de « La gauche du 21e siècle », de Christophe Aguiton
Militant et chercheur, Christophe Aguiton a participé à la fondation de Sud PTT, d'Attac et du mouvement de chômeurs AC ! Dans "La gauche du XXIe siècle, enquête sur une refondation", il montre comment, alors que la social-démocratie européenne s'est effondrée, une gauche de combat a pu se réinventer.
Figure du mouvement altermondialiste, Christophe Aguiton a derrière lui un passé militant riche d’engagements politiques (la LCR) aussi bien que syndicaux (SUD) et associatifs (AC !, ATTAC). À l’évidence, ces expériences ont nourri la réflexion qu’il déploie dans La gauche du 21e siècle, publié en cette rentrée par les éditions La Découverte. Mais sa rigueur intellectuelle et son souci de pédagogie font également la force et la singularité de cette enquête sur les recompositions en cours à la gauche de la social-démocratie.
L’essai est en effet remarquable à plus d’un titre. Sa démarche, tout d’abord, apparaît salutaire, dans la mesure où Aguiton offre une échappatoire aux analyses franco-centrées et sans mémoire. Grâce à une véritable culture historique et comparée, il n’hésite pas à faire voyager le lecteur dans le temps (jusqu’à la « première mondialisation » des années 1860) et dans l’espace (sur quasiment tous les continents). Ajoutons que sa conception de la gauche dépasse la stricte sphère partisane pour accorder toute leur importance aux mouvements sociaux et même aux évolutions de la pensée critique. Embrasser un spectre aussi large contraint l’auteur à des choix, des omissions et des ellipses, mais le tableau général est bien là, et il donne à penser (1).
L’annonce d’un nouvel âge de la gauche alternative
Son propos, ensuite, ne peut que passionner ceux qui s’intéressent à la vie politique contemporaine. Quoique raisonnablement prudent dès qu’il s’agit de l’avenir, Aguiton défend la thèse forte selon laquelle un nouvel âge de la gauche de transformation sociale s’est amorcé, après la fin – délayée, mais définitive – d’un cycle historique lié au mouvement ouvrier. S’il ne le théorise pas de la même façon qu’un chercheur en science politique, il accumule les indices et les informations qui pointent vers l’émergence enfin palpable d’une nouvelle « famille » politique au sens fort du terme. Autrement dit, un ensemble de partis dont le projet, la sociologie et l’organisation présentent des ressemblances fortes, parce qu’elles reposent sur l’expression d’un conflit devenu majeur dans les formations sociales qui les abritent. En l’occurrence, ce conflit a trait aux contradictions de la mondialité, que cette gauche espère à la fois démocratique, juste et écologique, quand sa direction générale va plutôt à l’opposé (2).
Le ton de l’ouvrage, enfin, reposera les lecteurs éprouvant une certaine fatigue face aux échanges souvent acrimonieux à gauche dès qu’il est question de stratégie ou de dirigeants particuliers. Aguiton fait preuve d’humilité à l’égard des expériences, certes imparfaites, qui ont néanmoins su mobiliser massivement des militants et des électeurs. Il exerce cependant à leur égard un regard critique, qui n’escamote aucune des difficultés rencontrées dans cet espace politique. Il se dégage de l’essai une sorte de lucidité tranquille et curieuse des développements à venir, sans que les facteurs d’inquiétude ne conduisent à des pronostics apocalyptiques dans lesquels les auteurs critiques aiment parfois se complaire.
Trois parties structurent La gauche du 21e siècle. La première, intitulée « Diagnostics », revient sur le déclin des forces d’émancipation dans les décennies 1980/90, et leur renaissance à la veille des années 2000. Syndicats, ONG humanitaires et environnementales, ainsi que des mouvements d’une nouvelle génération retrouvant une partie du legs endormi de 1968, coagulent dans la dynamique altermondialiste. Celle-ci fait fond sur le retour des crises financières, qui dément les promesses de l’économie de la connaissance, et sur la défaite du multilatéralisme, symbolisée par la décision unilatérale des États-Unis d’intervenir militairement en Irak. Après un essoufflement, une nouvelle vague de mobilisations répond à la crise économique globale des années 2010 et à ses dimensions démocratique et écologique, dont l’entremêlement apparaît de plus en plus évident. Pendant ce temps, un certain nombre de vieilles forces de la gauche de classe ont accompli leur mutation depuis leur origine communiste ou d’extrême-gauche, tandis que d’autres plus neuves ont surgi.
Un « retour sur expérience » pédagogique
La deuxième partie, intitulée « Stratégies », prend acte de l’obsolescence des doctrines et schémas organisationnels forgés au 20e siècle par les mouvements socialistes et communistes. Le modèle du parti de masse, au sommet hiérarchique d’un réseau syndical et associatif, appartient au passé, de même que la référence exclusive à un groupe social sur lequel pèserait la charge du changement de société. La planification centralisée ne peut plus faire office d’alternative crédible au marché, des formes hybrides lui étant préférables, avec le défi supplémentaire qu’elles permettent la préservation d’un écosystème compatible avec la vie humaine. Sur le plan démocratique aussi, aucun modèle alternatif à la démocratie libérale-représentative ne saurait se substituer totalement à elle, la clé résidant plutôt dans son enrichissement et sa coexistence avec des formes plus directes et autogestionnaires. Aguiton revient sur ces deux derniers points en conclusion, à travers une défense plus engagée des « communs » et d’une « démocratie radicale ».
La troisième partie est consacrée aux « Expériences » que l’auteur a souhaité privilégier pour leur caractère exemplaire. Tour à tour, sont évoqués le marasme de la gauche italienne à la suite des brefs espoirs placés en « Refondation communiste », les réussites et les déboires des gauches latino-américaines, et enfin les trajectoires-éclair de Syriza et Podemos en Grèce et en Espagne. Aguiton prend soin de restituer le contexte et les spécificités de chaque situation nationale, tout en soulignant des défis récurrents : absorption des énergies par les appareils d’État et les jeux d’alliances, vulnérabilité face aux pouvoirs économiques et supranationaux n’ayant aucun compte à rendre aux citoyens, éloignement des mouvements sociaux dont les liens internationaux se sont relâchés depuis les années 2000…
D’autres points saillants émergent du récit et des expériences détaillées par l’auteur. Il est ainsi frappant de voir à quel point les mobilisations altermondialistes ont été une école et des occasions de sociabilité majeures pour les dirigeants des forces de gauche actuellement les plus dynamiques en Europe. D’ailleurs, Aguiton montre bien comment la plupart des innovations doctrinales et stratégiques de ces dernières années proviennent d’Amérique latine (le « bien-vivre » et les droits de la nature, la fameuse question du « populisme », la perspective d’une « déglobalisation », la revendication de refondations constitutionnelles, etc.). Toutes les réussites, remarque-t-il enfin, ont associé une revendication claire du pouvoir par des voies légales (au contraire de la candidature de témoignage) et une opposition nette aux partis de gouvernement traditionnels.
Sans doute un portrait-robot de la « gauche du 21e siècle » est-il impossible à dresser à l’échelle mondiale embrassée par l’auteur, même s’il était nécessaire d’identifier la circulation des idées et des militants à ce niveau. Mais selon les aires régionales considérées, la nature de ses défis, de ses mots d’ordre et de ses bases sociales potentielles apparaîtra plus claire au lecteur à la fin de cet ouvrage. Les connaisseurs de ces débats apprendront peu de faits nouveaux, mais y trouveront matière à avancer leur réflexion théorique et stratégique.
(1) Pour un panorama européen focalisé sur les partis, voir aussi Pascal Delwit, Les gauches radicales en Europe, Editions de l'Université de Bruxelles, 2016.
(2) Sur l'émergence d'un clivage «altermondialisme/néolibéralisme», voir la réflexion avancée par Pierre Martin à l'occasion d'une analyse pour The Conversation, en attendant la parution de son prochain ouvrage. Voir aussi une note un peu ancienne de Mathieu Vieira et moi-même pour la Fondation Jean Jaurès.
Fabien Escalona